1 novembre 2000

 

Ramallah, le mercredi 1er novembre 2000.

          Enfin on tourne la page de ce mois d'octobre. Trop long, plus long qu'un autre mois, et on me dit que ce mois qui commence sera long aussi. Va-t-on continuer à additionner les victimes ? Ceux qui tombent les premiers, ils ont un nom, mais on ne les connait pas forcément. On apprend à les connaître par leur photo en poster sur tous les murs, sur les voitures, sur la place d'al-manarah qui est devenue un monument aux morts. Cinq lions représentant les grandes familles de Ramallah qui existaient avant sur cette place et ont été refaits cet été se voient décorés de couronnes mortuaires pour les martyrs de la région de Naplouse vers le nord, de Bethléhem et Gaza vers le sud ... Cet hommage aux martyrs reprend sa place dans notre vie quotidienne. Jour de deuil, on ferme les magasins toute la journée. Mais les jours de deuil succédant aux jours de deuil, on annonce qu'on travaillera les matins et qu'on fermera l'après midi. Il faut protéger l'économie. Et puis comme il y a des funérailles tous les jours, maintenant on ferme pendant deux heures, le temps de porter en terre, en héros , celui qui a sacrifié sa vie. Jusqu'au jour où; comme vendredi dernier, je rentre dans notre quartier et apprends que celui qui vient de tomber, c'est Ghassan, notre plus proche voisin, qui me disait bonjour chaque matin en ouvrant le magasin de son père quand je quittais la maison. Je l'ai connu gamin, je suis étonnée quand on me dit qu'il avait 27 ans. 15 ans qu'on habite ce quartier. Maintenant c'est sa photo qui est sur la porte du magasin, sur tous les magasins du quartier, et en montant en ville, je regarde avec plus d'attention les posters qui se succèdent, déchiffre leur nom, leur donne un âge, une famille, une mère qui pleure parce qu'il ne rentrera pas ce soir. Les rideaux de fer sont en train de se fermer devant moi. Je regarde l'heure : 11 heures. Y a-t-il de nouvelles directives ? Non, ce sont les funérailles d'un jeune du camp de réfugiés de Jalazon .... bientôt sa photo s'ajoutera à celles des autres. Je suis montée en ville parce que j'ai rendez-vous chez le coiffeur. La vie continue. Les rideaux sont baissés mais on entre par la petite porte. Comme pendant l'intifada. Un temps qu'on croyait révolu. A l'intérieur, avec les rideaux baissés, la radio locale diffuse l'éloge funèbre, ce que Na'ël supporte mal. Il demande de baisser. "Pourquoi, lui dit son collègue, c'est bien, ce qu'il dit". "Oui, je suis d'accord, mais pas dans un salon de coiffure". Une femme intervient. Elle ne veut pas entendre cela, parce qu'elle a un fils de 13 ans pour lequel elle tremble constamment, ne sachant que faire pour qu'il n'aille pas aux manifestations. On met la radio en sourdine mais aucune musique ne viendra détendre l'ambiance. En sortant je vois l'annonce d'une réunion, à l'initiative d'intellectuels, pour organiser la vie quotidienne dans la résistance. La première est avec le docteur Mustapha Bargouthi, président du Medical Relief, aujourd'hui à 13H. Demain à 17h le théâtre Al-Qasaba invite à un spectacle gratuit où tous les artistes qui le souhaitent improvisent des mimes, des monologues, des poésies, pour faire revivre avec une autre dimension ce que nous vivons au quotidien. Youssef y était jeudi dernier et a trouvé cela formidable. A d'autres moments le théâtre propose des spectacles pour les enfants, à prix réduits, pour qu'ils viennent se détendre, oublier les bruits des armes, des sirènes, des avions, des menaces quotidiennes. Comment protéger les enfants, cela revient sans arrêt. Les magasins étant fermés, il n'y a rien à faire en ville, je redescends chez moi par la rue de la Poste, profitant au passage des jardins où se mêlent les dernières fleurs de l'été et les premières fleurs odorantes des askédényas qui seront les premiers fruits du printemps. Cela pourrait être une belle journée d'automne comme je les aime à Ramallah, après qu'une première pluie ait lavé la poussière de l'été. Je pense à la question qu'on me posait hier : "ne penses-tu pas rentrer en France ?". Non, pas maintenant ! Impossible de partir quand la Palestine vit et souffre à ce rythme et me permet de partager ses espoirs, ses craintes, ses doutes, ses émotions, même si parfois elles sont trop fortes et trop lourdes à porter. Et quand rentrée à la maison je lis un illustre Bernard-Henri Levy - entre autres - "se demander aussi d'où venaient ces enfants, qui les avait mis en première ligne, dans le cadre de quelle lugubre stratégie du martyr" (dans le Point du 13 octobre "halte à la diabolisation d'Israël") je le ressens comme une immense injustice, un grand mépris et une totale ignorance. Et je me décide à écrire. Comme Shulamit Aloni le dit pour Barak : "il n'a rien compris aux sentiments des Palestiniens". Cela m'amène à penser que c'est peut-être parce que ces messieurs pensent que les Palestiniens n'ont pas de sentiments qu'on en est arrivé là où nous sommes et qu'ils ne comprennent pas ce qui arrive.

 

 

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