6 mai 2001

 

Bonjour,

  Voilà le texte que je t'ai promis. Plus quelques compléments par rapport à mon courrier d'hier.

- pour ce qui est du sens de "prolétaire", je préfère me référer à l'origine latine de "proles" qui représente la plus basse des classes ("classis") fiscales, celle des familles qui n'ont rien si ce n'est leur propre progéniture comme ressource. Le marxisme et l'idée que les prolétaires n'ont que leurs chaines à perdre découle de là. Ce sera repris plus tard par Bordiga puis toute une partie de l'ultra-gauche qui définiront le prolétariat comme classe des "sans réserves". Si on veut maintenir le fil historique du mouvement révolutionnaire il faut à mon avis s'en tenir à cette définition...même si c'est pour constater qu'il y a problème, au moins dans les pays dominants dans lesquels justement il n' y a plus que très peu de "sans réserves" (statistiquement, par exemple, plus de 50% d'ouvriers sont propriétaires de leur habitation et les systèmes de sécurité sociale constituent justement des fonds de réserve). Cela ne veut dire pas dire qu'il n'ya plus ni exploitation, ni domination, ni aliénation, ni inégalités, ni luttes, mais cela veut dire que la révolte ne peut plus avoir strictement une base de classe. Où alors il faut lier uniquement la perspective révolutionnaire à une grande crise économique finale du capitalisme qui remettrait à nouveau tous les individus au stade de sans réserve. C'est d'ailleurs sans doute pour cela qu'en lisant des textes de l'ultra-gauche ou des anars, on a souvent l'impression qu'ils souhaitent que les choses empirent...tout en dénonçant le fait qu'elles empirent. Là est aussi un des facteurs qui explique que ce courant soit si anti-démocrate et peu pédagogique : ils ne peuvent convaincre qui que ce soit puisqu'ils appellent de leurs voeux ce qu'ils dénoncent.

- je ne sais exactement si nous employons souvent le terme de "société capitaliste". Pour ma part j'emploie plutot le terme de "système capitaliste" et maintenant "système de reproduction capitaliste". Société pouvant plutôt s'employer au sens de société de classes, société bourgeoise, donc finalement dans une perspective où capital, Etat et "société civile" ne sont pas confondus, mais où bien évidemment les anciennes communautés ont été dissoutes ou sont en dissolution. La société pouvant alors être définie comme la forme que prennent les rapports sociaux quand l'individu, qui est un être social est séparé de son être collectif. Le contrat, le marché et l'échange sont des éléments fondamentaux de cette "société", dans laquelle les particularisations des individus vont prendre la forme d'une subsomption (soumission) des individus à leur classe.

  Dans ce monde de la séparation et de l'isolement des individus ("l'individu libre" disait Marx), la généralité sociale doit être représentée par des abstractions : l'Etat et la Nation. L'Etat est une abstraction de l'unité qui apparaît extérieure aux individus (lorsqu'ils parlent de l'Etat les individus disent toujours "ils"), mais qui est en même temps une médiation concrète chargée de reproduire les rapports sociaux.Par contre, la nation est une représentation qui a souvent été ramenée à une idéologie (le nationalisme). C'est la révolution française qui a produit l'unité des deux termes comme forme politique de la société républicaine-bourgeoise, car si l'Etat pré-existe largement au capitalisme, la nation est le cadre de développement de la bourgeoisie. La nation va devenir ce qui est commun aux classes et ce qui va englober progressivement les antagonismes de classes dans une nouvelle communauté, la communauté des classes autour du travail productif et du patriotisme (la guerre de 1914 sera exemplaire de cet englobement qui intègre l'ancienne classe dangereuse dans une guerre pour la "civilisation, ce qui culminera ensuite avec la Résistance dans la seconde guerre mondiale). On peut lire a contrario les "guerres ethniques" d'aujourd'hui comme des guerres dans des régions qui n'ont pu développer de bourgeoisies nationales et où donc ce qui devrait être des conflits de classes se trouvent être des conflits inter-ethniques. Cette articulation typique de l'Etat et de la nation est liée au caractère double de la révolution française bourgeoise dans ses projets, révolutionnaire dans ses méthodes et minoritairement dans ses aspirations (on retrouve ce caractère double dans la révolution russe ce qui amènera l'idéologie de "la patrie du socialisme").

  Mais aujourd'hui l'universalisme de la valeur qui ne connait pas de frontière relègue le cadre national et la classe qui le portait au rang de nostalgie et"d'exception française" (les"souverainistes"). La crise des médiations et principalement celle des classes et de ses agents (syndicats, partis) amènent les individus à se rattacher directement soit à l'Etat qui n'est plus rapporté à la nation mais au droit (droits de l'homme et les droits particuliers pour l'individu branché ), ou à la nation qui n'est plus raccrochée à l'Etat pour les individus déclassés et marginalisés (le Front national et la communauté nationale comme mythe). Toutes les réformes récentes peuvent être lues comme une tentative de faire encore tenir cette figure de l'Etat-nation et en même temps d'aller vers ce que nous appelons faute de mieux, l'Etat-réseau qui est la forme que prend progressivement l'Etat à l'époque de la "société capitalisée". Ce terme a été employé pour la première fois par J. Guigou et il vaudrait mieux lui demander directement des explications précises sur la notion. Ce que je peux dire, c'est que nous l'avons reprise, dans Temps Critiques, au sens d'une tendance vers une nouvelle unité du système capitaliste autour du capital, tendance à dissoudre les formes politiques dans la figure d'un Etat gestionnaire réalisant, mais de façon contre-révolutionnaire, la prédiction de Marx de la fin de la politique et du début d'une simple "administration des choses". Mais nous disons aussi que ce n'est qu'une tendance puisque les luttes (que ce soient celles de 95 ou par ex. de l'année dernière sur l'école) montrent du doigt des contradictions, si ce n'est encore des alternatives.

  Je vais arrêter là bien conscient que cela reste insuffisant car il manque tout un développement sur les transformations du capital, ce qui a été décrit par Marx comme passage de la domination formelle du capital (grosso modo cela correspond à la période de la société bourgeoise et de la lutte des classes) à la domination réelle du capital (sytème capitaliste et société capitalisée avec englobement des classes et de leur caractère antagoniste). Ce passage ne s'est fait que progressivement. On peut dater son début comme je l'ai dit de 1914, mais son achèvement ne date que des années 70. A ce sujet nous évaluons Mai 68 et les mouvements de cette époque dans d'autres pays comme le dernier grand assaut prolétarien, mais aussi le début d'autre chose (toujours le double caractère qui me paraît constitutif de tous les grands événements) qui malheureusement reste pour le moment inachevé et a été bien souvent "retourné" par la dynamique du capitalisme.

  Il manque aussi tous nos développements sur la valeur sans le travail, indissociables de notre analyse des classes et de l'Etat.

 
                                                                            J. W.  

 


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