23 janvier 2002

 

Votre franc est-il tombé pour l’euro ?

Au 1er janvier 2002, l’euro deviendra la monnaie officielle pour douze pays européens. Finis les francs, les marks, les pesetas, les lires, ...

" Chouette ", vous dites-vous ! " Je n’aurai plus à changer mon argent quand j’irai en France, en Espagne, en Italie ". Mais est-ce bien pour cela que l’euro a été créé ?

En réalité, la monnaie unique vient compléter les dispositions prises pour le grand marché intégré. Un peu d’histoire.

En 1983, à l’instigation des patrons de Philips, de Volvo et de Fiat, est fondée la Table ronde des industriels européens. A l’époque, 17 présidents de grandes entreprises européennes (1) se réunissent pour pousser le projet d’une économie européenne à leur service, alors que la construction de l’Union même est en panne. Lors de l’inauguration, assistent deux commissaires européens, Etienne Davignon, alors vice-président de la Commission et chargé des affaires industrielles, et François-Xavoir Ortoli, alors chargé des Finances, mais président de la Commission de 1973 à 1977.

Le patron de Philips, Wisse Dekker, impulse un autre projet : celui du grand marché intégré. En 1985, il glisse cette idée dans l’oreille du tout nouveau président de la Commission, Jacques Delors. Celui-ci la reprend telle quelle, changeant uniquement la date de mise en oeuvre du marché unique : 1992, au lieu de 1990 dans le projet de Wisse Dekker (2).

Deux ans plus tard, la Table ronde crée un nouvel organe : l’Association pour l’union monétaire européenne (AUME). Son premier président est, comme par hasard, Wisse Dekker. Son but : créer une seule monnaie dans l’espace européenne. En 1991, la Table ronde écrit : " Le Japon a une seule monnaie. Les USA ont une seule monnaie. Comment la Communauté européenne peut-elle vivre avec douze ? " (3). Il est décidé une répartition des tâches : la Table ronde continue de s’occuper des grandes orientations du projet européen et l’AUME se spécialise dans la promotion de l’euro.

Les décisions majeures sont prises au sommet européen de Madrid en décembre 1995. En fait, celui-ci a été préparé par un livre vert élaboré par un comité de 12 experts dans lequel on trouvait 3 membres de l’AUME. C’est là que le calendrier a été fixé : en 1999, création officielle de l’euro ; en 2002, passage obligatoire pour les pays adhérents à l’euro comme monnaie unique.

En 1998, Jacques Santer, président de la Commission, souligne que " les membres de l’Association ont constitué une force d’impulsion majeure derrière le projet de l’union monétaire " (4). Les rapports avec la Commission ne pouvaient être qu’excellents, puisque le nouveau président de l’AUME est Etienne Davignon, passé président de la Société Générale de Belgique et, de ce fait, membre également de la Table ronde. De même, le vice-président est Ortoli, devenu président de Total et aussi membre de la Table ronde (5).

L’euro est donc clairement une création patronale. Mais pour quoi faire ?

D’abord, sur le plan économique, la monnaie unique pousse à l’uniformisation des conditions de concurrence sur l’espace européen. Avec l’euro, l’Europe est un seul marché sur lequel les multinationales peuvent investir où bon leur semble. Ce qui a au moins deux conséquences : d’abord, l’uniformisation vers le bas des salaires ; parce qu’une firme peut directement comparer et voir où les coûts sont les plus bas ; ensuite, une rationalisation permanente de l’outil de production (par exemple dans le nouvel ensemble Arbed-Usinor) ; parce qu’une firme ne doit plus avoir une usine en France, une en Allemagne, une en Italie, etc. ; il lui en faut un nombre minimum pour approvisionner l’ensemble de la zone euro ; ce qui, à son tour, suscite la compétition entre usines pour offrir les meilleures conditions d’exploitation.

Ensuite, sur le plan politique, l’euro accélère l’unification politique. Il oblige tous les pays adhérents a adopté la même politique économique : même inflation, même taux d’intérêt, même politique des prix, même politique salariale, ... Car s’il y a des différences, les multinationales et les détenteurs de capitaux vont se ruer sur les situations les plus avantageuses et forcer les autres à suivre celles-ci. Si les taux d’intérêts s’élèvent à 8% en Allemagne, par exemple, contre 6% ailleurs, les capitaux vont se précipiter outre Rhin. Si les autres pays veulent récolter des fonds, ils devront suivre et uniformiser leur politique.

Ainsi, l’euro montre ce qu’est la construction européenne actuelle : une élaboration impulsée par et pour les organisations patronales. Même si les conséquences pour les populations, ce sont des salaires moins élevés, une flexibilité accrue, un stress au travail et dans la vie courante décuplé, des emplois moins assurés.

Henri Houben

(1) Aujourd’hui, ils sont 48. (2) Observatoire de l’Europe industrielle, Europe Inc. Agone éditeur, Marseille, 2000, p.40-41. (3) Observatoire de l’Europe industrielle, op. cit., p.80. (5) Depuis lors, Ortoli a été remplacé chez Total et à la Table ronde par Thierry Desmaret. Mais pas à l’AUME.

 

Un géant européen dans le laminage... d’emplois

Usinor et Arbed, les numéros trois et quatre de la sidérurgie dans le monde, fusionnent. Quelle fierté pour l’Europe ! Le vieux continent va avoir le numéro un de l’acier, avec une part de marché presque double aux poursuivants, le japonais Nippon Steel et le sud-coréen Posco.

Voilà où les responsables politiques et les dirigeants d’entreprise veulent mener l’Europe : constituer des géants, capables de rivaliser avec leurs concurrents à l’échelle mondiale.

La sidérurgie en est un bon exemple. Il n’y a pas dix ans, chaque pays avait encore sa production nationale, détenue par des firmes locales. Seule Arbed, la société luxembourgeoise, possédait des activités importantes à l’étranger, notamment avec Sidmar à Gand.

Le coup d’accélérateur des regroupements a été lancé par les entreprises allemandes. D’abord Krupp et Hoesch ont fusionné. Ensuite, le nouvel ensemble s’allie à Thyssen pour former le leader européen en 1998. En 1997, l’Etat espagnol unifie toutes les sociétés nationales sous le nom d’Aceralia et privatise celle-ci. Arbed acquiert 35% dans la nouvelle firme. Usinor, elle-même issue des restructurations françaises des années 80, rachète d’abord la Fabrique de Fer à Charleroi, puis Cockerill Sambre en 1999. En 2000, British Steel et Hoogovens, installée à Ijmuiden aux Pays-Bas, fusionnent pour devenir Corus. Résultat : cinq firmes dominent le marché européen Arbed, Usinor, Corus, Thyssen-Krupp et Riva, qui a racheté la sidérurgie italienne privatisée.

Aujourd’hui, il n’y en a plus que quatre et tout laisse à penser que cela ne va pas en rester là.

Francis Mer, président d’Usinor et futur coprésident de la nouvelle société, explique la fusion par les impératifs posés par les marchés financiers : " Les marchés financiers et le monde économique ne s’intéressent plus à nous. (...) La première contrainte est que tous les groupes sidérurgiques sont condamnés à évoluer en ne comptant que sur leurs propres moyens. Personne ne nous aidera. L’échec qu’a essuyé Thyssen-Krupp durant l’été 2000, en ne réussissant pas à introduire son activité acier en Bourse, a été un signal fort pour tout le secteur. Nous savons tous, désormais, que nous ne pouvons pas faire appel au marché " (1).

Francis Mer ajoute : " Il faut redonner des performances à ce métier " (2). Autrement dit, accroître la rentabilité, atteindre les 15 ou 20% de taux de profit d’autres secteurs, les seuls qui intéressent les sociétés financières de la Bourse. De cette manière, la sidérurgie pourra regagner la confiance de celles-ci. Voilà l’argumentation du président d’Usinor. On peut difficilement être plus clair sur les acteurs qui dominent le monde.

Et les emplois ? Eh bien, ils passeront à la trappe. Comme d’habitude, serait-on tenter de dire. La phase fonte (3), c’est-à-dire les hauts fourneaux et l’aciérie, de Charleroi devrait disparaître, menaçant près de 2.000 postes de travail. La Région wallonne, inquiète des remous que cela pourrait susciter, a déjà sorti de sa manche son lapin traditionnel, Duferco. Mais celui-ci va mettre en balance le rachat de la phase fonte de Charleroi avec ses installations de Clabecq. Autrement dit, ce sera ou Charleroi ou Clabecq.

La liquidation d’un site lorrain, en particulier celui de Florange, est également en discussion (4). De toute façon, Francis Mer ne cache pas ses intentions : " Ces économies seront rendues possibles grâce à la rationalisation des achats, les réorganisations industrielles et les échanges des meilleures pratiques. Cela passera aussi par la fermeture d’usines ou de morceaux d’usines " (5).

La sidérurgie est un secteur qui a connu une des plus grandes destructions d’emplois. De 1974 à 1998, l’emploi dans l’acier européen a été réduit de plus de 70% : d’un million en 1974 à 290.000 en 1998. En France, il a été abaissé de 156.000 en 1974 à 38.000 en 1998. En Belgique et au Luxembourg, il est passé de 87.000 en 1974 à 25.000 en 1998 (6).

A Charleroi, il y avait 10.000 sidérurgistes en 1980 au moment de la fusion avec Cockerill. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 2.500. Et combien demain ? Les travailleurs ont bien raison de lutter pour empêcher cette nouvelle liquidation dans une région déjà durement touchée par le chômage. Chez Corus, 6.000 salariés britanniques devraient aussi perdre leur emploi, suite aux restructurations consécutives à la fusion avec Hoogovens.

La construction européenne actuelle ne peut pas mieux présenter ses contradictions. D’un côté, elle favorise des géants qui ne jurent que par la rentabilité et les lois fixées par les marchés financiers. Cela, c’est pour une poignée de spéculateurs et de dirigeants d’entreprise. De l’autre, cela a pour conséquence pertes d’emploi, chômage et son cortège de misère. C’est pour la majorité de la population.

Henri Houben

(1) Le Monde, 19 février 2001. (2) Le Monde, 19 février 2001. (3) L’acier est habituellement produit à partir de minerais de fer qui sont agglomérés et de charbon transformé en coke. Ces deux ingrédients sont versés dans les hauts fourneaux pour constituer la fonte. Ensuite, celle-ci est mise dans le convertisseur pour former l’acier qui en sort sous forme de coulée continue. Par la suite, celle-ci est laminée pour avoir la bonne épaisseur. La première partie de ces opérations est appelée phase fonte. Elle s’oppose à une nouvelle technique élaborée à partir du recyclage des déchets ferreux qui sont chauffés et transformés en acier dans une aciérie électrique. (4) L’Usine nouvelle, 22 février 2001, p.31. (5) Le Monde, 19 février 2001. (6) OCDE, Perspectives de l’acier de l’OCDE 1999/2000, 1999, p.63.


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