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IRAK : l’impensable devient banal
mercredi 17 novembre 2004

par John Pilger



Les grands médias parlent comme si Fallujah n’était peuplé que "d’insurgés" étrangers. En réalité, des femmes et des enfants sont massacrés en notre nom.

L’essai d’Edward S Herman, "The Banality of Evil" (la banalité du mal), n’a jamais été plus à propos. "La "banalisation" permet de faire de terribles choses d’une manière organisée et systématique" écrivit Herman. "Il y a habituellement une division du travail dans l’exécution et la rationalisation de l’impensable, les brutalités et les assassinats directs sont effectués par un groupe de personnes... tandis que d’autres améliorent la technologie (un gaz crématoire plus efficace, un napalm qui brûle plus longtemps et adhère mieux, des fragments de bombes qui pénètrent la chair selon des chemins complexes et difficiles à suivre). Le travail des experts, et des grands médias, est de banaliser l’impensable pour le grand public".

Le 6 novembre, à l’émission "Radio 4 Today", un journaliste de la BBC à Bagdad a qualifié l’attaque imminente contre Fallujah de "dangereuse" et "très dangereuse" pour les Américains. Lorsqu’on lui posa des questions sur les civils, il répondit, d’une voix rassurante, que les marines étaient "en train circuler avec des hauts parleurs" en enjoignant les gens de partir. Il oublia de préciser que des dizaines de milliers de personnes seraient encore présents dans la ville. Il mentionna au passage "le bombardement très intense" de la ville sans considération de ce que cela pouvait signifier pour tous ceux sous les bombes.

Quant aux défenseurs, ces Irakiens qui résistent dans une ville qui avait héroïquement défié Saddam Hussein ; ils n’étaient que "des insurgés retranchés dans la ville", comme s’ils étaient un corps étranger, une forme de vie inférieure sur laquelle on s’apprêtait à "tirer la chasse" (The Guardian) : un travail pour les "dé-ratiseurs", autre terme que le journaliste de la BBC nous a appris et qui était employé par les soldats. Selon un officier supérieur Britannique, les Américains considèrent les Irakiens comme des Untermenschen, un terme employé par Hitler dans Mein Kampf pour décrire les Juifs, les Gitans, les Slaves comme des sous-hommes.C’est ainsi que l’armée Nazi lançait les sièges contre les villes Russes, en massacrant sans distinction les combattants et les civils.

Pour banaliser les crimes coloniaux, comme l’attaque contre Fallujah, un tel racisme est indispensable pour assimiler "l’autre" dans notre imaginaire.L’idée principale dans les médias est que les "insurgés" sont dirigés par de sinistres étrangers qui décapitent les gens : par exemple, par Musab al-Zarqawi, un Jordanien que l’on dit être "l’agent principal" d’Al Qaeda en Irak. C’est ce que racontent les Américains, et c’est aussi le dernier mensonge de Blair devant le parlement. Comptez le nombre de fois où on vous le répète devant une caméra. Aucune ironie ne s’exprime devant le fait que les étrangers de loin les plus nombreux en Irak sont les Américains eux-mêmes et, selon toutes les sources, ils y sont détestés. Ces indications proviennent d’instituts de sondage apparemment crédibles, dont un institut qui estime que sur les 2.700 attaques lancées chaque mois par la résistance, six peuvent être attribuées au fameux al-Zarqawi.

Dans une lettre envoyée le 14 octobre à Kofi Annan le conseil de la Shura de Fallujah, qui administre la ville, dit : "A Fallujah, [les américains] ont créé une nouvelle cible vague : AL-ZARKAOUIAL-ZARKAOUI. C’est un nouveau prétexte pour justifier leurs crimes, le meurtre et le bombardement quotidien de civils. Presque une année s’est écoulée depuis qu’ils ont créé ce prétexte, et, à chaque fois qu’ils détruisent des maisons, des mosquées, des restaurants, et qu’ils tuent des enfants et des femmes, ils déclarent : "Nous avons lancé une opération décisive contre Al-Zarkaoui"... Le peuple de Fallujah vous assure que cette personne, si jamais elle existe, n’est pas à Fallujah et n’est probablement nulle part en Irak.... Nous n’avons de liens avec aucun groupe commettant des actes aussi inhumains... Nous faisons appel à vous pour presser les instances des Nations-Unies en Irak à prendre un rôle actif en protégeant les civils et en empêchant le nouveau massacre planifié pour bientôt, par les Américains et le gouvernement fantoche, à Fallujah comme dans de nombreuses parties de notre pays."

Pas un mot de tout cela dans les grands médias Britanniques ou Américains.

"Que faut-il pour les faire sortir de leur silence assourdissant ?" demanda l’écrivain Ronan Bennet au mois d’avril, après que les marines, dans un acte de vengeance collective après la mort de quatre mercenaires Américains,tuèrent plus de 600 personnes à Fallujah, un chiffre qui n’a jamais été nié.A l’époque, comme aujourd’hui, ils eurent recours à la puissance de feu redoutable des AC-130, des F-16 et des bombes de 500 livres contres des bidonvilles. Ils brûlent les enfants, leurs snipers se vantent de tuer n’importe qui, comme les snipers le faisaient à Sarajevo.

Bennett faisait allusion à la cohorte d’élus silencieux du Labor, à quelques exceptions notables, et aux ministres lobotomisés (vous souvenez-vous de Chris Mullin ?). Il aurait pu ajouter tous ces journalistes qui font tous ce qu’ils peuvent pour protéger "notre" camp, qui banalisent l’impensable sans même une allusion à l’évidente immoralité et criminalité.Bien sûr, être choqués par ce que "nous" faisons est dangereux, parce que cela pourrait nous amener à comprendre pourquoi "nous" sommes là-bas pour commencer, et la douleur que "nous" apportons, non seulement à l’Irak, mais à de nombreux autres peuples du globe : comparé à notre propre terrorisme,celui d’Al Qaeda est ridicule.

Il n’y a rien de clandestin dans cette manipulation : elle se déroule en plein jour. L’exemple récent le plus frappant se déroula après l’annonce, le 29 octobre, par un journal scientifique prestigieux, The Lancet, d’une étude qui estimait à 100.000 le nombre d’Irakiens qui sont morts à la suite de l’invasion Anglo-américaine. 84 % sont morts par des actions Américaines et Britanniques, et 95 % d’entre eux furent tués par des attaques aériennes ou des tirs d’artillerie, la plupart des femmes et des enfants.

Les rédacteurs de l’excellent MediaLens observèrent le mouvement - non, la ruée - pour taire cette information choquante sous le "scepticisme" et le silence. Ils racontent que le 2 Novembre, le rapport de The Lancet avait été ignoré par les journaux The Observer, the Telegraph, the Sunday Telegraph, the Financial Times, the Star, the Sun et beaucoup d’autres. La BBC diffusa l’information assortie de "doutes" officielles et Channel 4 produisit une version tronquée basée sur un communiqué des services du Premier Ministre. A une seule exception, aucun des scientifiques à l’origine de l’étude rigoureuse ne fut interviewé sur son travail jusqu’à ce que, dix jours plus tard, The Observer, favorable à la guerre, publia une interview du rédacteur en chef de The Lancet, tellement biaisé qu’il semblait "répondre aux critiques". David Edwards, le rédacteur en chef de MediaLens,demanda aux chercheurs de répondre aux critiques des médias ; leur démonstration méticuleuse peut être consultée sur Internet. Rien de tout cela ne fut publié dans les grands médias. Ainsi, l’impensable massacre dont "nous" sommes responsables a été occulté - banalisé. Cela fait penser à l’occultation de la mort de plus d’un million d’Irakiens, dont 500.000 enfants de moins de cinq ans, des suites de l’embargo dirigé par les Anglo-américains.

Par contraste, il n’y a aucune mise en cause de la méthodologie employée par la Tribune Spéciale Irakienne qui annonça la découverte de fosses communes contenant 300.000 victimes de Saddam Hussein. La Tribune Spéciale,un pur produit du régime à Bagdad, est dirigé par des Américains ; les scientifiques respectables ne veulent pas en entendre parler. Il n’y a pas de questions sur ce que la BBC a qualifié de "premières élections démocratiques en Irak". Il n’y a aucune information sur comment les Américains ont assuré le contrôle du processus électoral avec deux décrets publiés en Juin qui autorisent "une commission électorale" à éliminer de fait les partis politiques qui ne plaisent pas à Washington. Le magazine Time indique que la CIA achète ses candidats préférés, ce qui est la manière habituelle de l’agence pour arranger les élections dans le monde. Lorsque les élections auront lieu, si elles ont lieu, ils nous abreuveront de clichés sur la noblesse du vote, tandis que des marionnettes américains seront choisis "démocratiquement".

Le modèle de tout ceci est la "couverture médiatique" des élections présidentielles américaines, un rouleau compresseur de platitudes à banaliser l’impensable : ce qui s’est passé le 2 novembre n’était pas la démocratie en action. A une exception prés, personne dans le troupeau de larbins envoyés de Londres n’ont décrit le cirque entre Bush et Kerry comme un jeu concernant moins de 1 % de la population, les ultra-riches et puissants qui contrôlent et gèrent une guerre économique permanente. Il était impensable de dire que les perdants n’étaient pas seulement les Démocrates, mais aussi la vaste majorité des Américains, et ce quel que soit leur vote.

Personne n’a dit que John Kerry, en opposant la "guerre contre le terrorisme" à l’attaque désastreuse de Bush contre l’Irak, ne faisait qu’exploiter l’état de l’opinion publique sur l’invasion pour gagner un soutien à une domination Américaine à travers le monde. "Je ne parle pas de quitter l’Irak" a dit Kerry. "Je parle de gagner !". Ainsi, Kerry et Bush ont déplacé le débat encore plus vers la droite, pour convaincre des millions de Démocrates anti-guerre que les Etats-Unis avaient "la responsabilité de terminer le travail" pour éviter le "chaos". L’enjeu de l’élection présidentielle n’était ni Bush, ni Kerry, mais une économie de guerre visant à une conquête à l’extérieur et à instaurer la division à l’intérieur. Le silence sur cette question était compréhensible, à la fois aux Etats-Unis et ici.

Bush gagna en faisant appel, avec plus de doigté que Kerry, à la peur d’une menace imprécise. Comment réussit-il à banaliser cette paranoïa ? Examinons le passé récent. Selon les codes de la guerre froide, l’élite américaine -Républicaine et Démocrate - éprouvait de grosses difficultés pour convaincre l’opinion publique que les milliards de dollars dépensés dans la guerre économique ne pouvaient être consacrés à une "dividende de la paix". Une majorité d’américains refusaient de croire à une menace aussi sérieuse que la menace rouge. Ce qui n’a pas empêché Bill Clinton de présenter au Congrès le plus gros budget de "défense" de l’histoire en soutien à la stratégie du Pentagone appelée "domination tous azimuts". Le 11 septembre 2001, la menace reçut un nom : l’Islam.

Récemment, dans un aéroport à Philadelphie, j’ai aperçu le rapport Kean sur le 11 Septembre de la Commission sur les attentats, en vente dans les rayons. "Combien en vendez-vous ?" j’ai demandé. "Un ou deux" fut la réponse. "Il sera bientôt retiré de la vente". Et pourtant, ce modeste livre bleu est une mine de révélations. Comme le rapport Butler en Grande-Bretagne, qui détaille tous les éléments à charge contre Blair pour avoir édulcoré les rapports des services de renseignement avant l’invasion de l’Irak, puis tira les conclusions en déclarant que personne n’était responsable, le rapport Kean démontre avec une clarté aveuglante ce qui s’est réellement passé, puis évite de tirer les conclusions qui sont pourtant évidentes. Il s’agit là d’un grand acte de banalisation de l’impensable. Ce qui n’est pas surprenant, puisque les conclusions sont explosives.

La majeure partie des éléments présentés à la Commission sur le 11/9 sont venus du Général Ralph Eberhart, commandant de la NORAD (Défense Aérienne Nord-Américaine). "Les avions de combat auraient pu intercepter les avions piratés qui se dirigeaient vers le World Trade Center et le Pentagone,"dit-il, "si les contrôleurs aériens avaient demandé de l’aide 13 minutes plus tôt... Nous aurions pu abattre les trois... les quatre avions."

Et pourquoi ne l’ont-ils pas fait ?

Le rapport Kean stipule clairement que "la défense aérienne des Etats-Unis le 11 septembre n’a pas été conduite selon les simulations et protocoles existants... Si le piratage était confirmé, les procédures précisent que le coordinateur des piratages de service doit contacter le Centre de Commande Militaire Nationale du Pentagone (NMCC)... Le NMCC demande alors l’approbation du bureau du Secrétaire à la Défense pour fournir une assistance militaire..."

Etrangement, cela n’a pas été le cas. L’administrateur adjoint de l’Autorité de l’Aviation Fédérale déclara à la commission qu’il n’y avait aucune raison pour que la procédure n’ait pas été déclenchée ce matin-là. "Selon mes 30 années d’expérience..." a dit Monte Belger, "le NMCC était connecté au réseau et écoutait tout en temps réel... Je peux vous dire que j’ai connu des dizaines de piratages... et ils étaient toujours en train d’écouter avec tous les autres."

Mais cette fois-ci, ils n’étaient pas en train d’écouter. Le rapport Kean dit que le NMCC n’avait pas été informé. Pourquoi ? Encore une fois,étrangement, tous les moyens de communication vers le haut commandement militaire échouèrent, affirma-t-on devant la commission. Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense, était introuvable ; et lorsqu’il parla avec Bush une heure et demie plus tard, il s’agissait, selon le rapport Kean, "d’un appel bref au cours duquel l’autorisation d’abattre les avions n’a pas été abordé". Le résultat fut que les commandants de NORAD étaient "abandonnés dans le noir et sans isntructions".

Le rapport révèle que la seule partie du système de commande supposé infaillible qui fonctionna ce jour-là fût à la Maison Blanche où le Vice-président Cheney étaient aux commandes, et en contact étroit avec le NMCC. Pourquoi n’a-t-il rien fait pour les deux premiers avions piratés ? Pourquoi le NMCC, un lien vital, était-il silencieux pour la première fois de son existence ? Kean refuse avec ostentation d’aborder cette question.Bien sûr, cela pourrait être le résultat d’une concours extraordinaire de circonstances. Ou peut-être pas.

En juillet 2001, un rapport confidentiel préparé à l’attention de Bush indiquait : "Nous [la CIA et le FBI] croyons que OBL [Oussama Ben Laden] va lancer des attaques terroristes d’envergure contre les intérêts US et/ou Israeliens dans les semaines à venir. L’attaque sera spectaculaire et prévu pour provoquer d’énormes dégâts contre des sites ou intérêts US. Les préparatifs sont terminés. L’attaque sera déclenchée avec peu ou sans préavis."

L’après-midi du 11 septembre, Donald Rumsfeld, qui n’avait pas agi contre ceux qui venaient d’attaquer les Etats-Unis, demanda à ses collaborateurs de préparer un plan pour attaquer l’Irak - sans aucune preuve. 18 mois plus tard, l’invasion de l’Irak, non provoquée et basée sur des mensonges désormais établis, fut déclenchée. Cet crime épique est le plus grand scandale politique de notre époque, le dernier chapitre d’une longue histoire du 20eme siècle de conquêtes par l’occident des terres et des ressources d’autrui. Si nous devions le laisser se banaliser, si nous refusons de mettre en cause et d’examiner les objectifs cachés et les structures secrets du pouvoir, qui n’ont de comptes à rendre à personne,cachés au sein des gouvernements démocratiques", et si nous laissons le peuple de Fallujah se faire écraser en notre nom, alors nous nous laissons confisquer à la fois notre démocratie et notre humanité.

Lien originel de la traduction : http://marseille.naros.info/article.php3?id_article=0653

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REMARQUE :

Réalisateur de documentaire, correspondant de guerre, journaliste de renommée mondiale, John Pilger a écrit pour les quotidiens comme le Daily Mirror, The Guardian, The independent, New Statesman, The New York Times, The Los Angeles Times, The Nation et d'autres périodiques à travers le monde. Ses témoignages et analyses (récemment sur l'Afghanistan et l'Irak) sont publiés régulièrement sur ZNet www.zmag.org. Il est aussi l'auteur des livres Heroes (2001) Hidden Agendas (1998) Distant Voices (1994) et Tell Me no Lies (2004)


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