« Suite au vote positif, résume Le Figaro économie
du lendemain, Edouard de Rothschild
qui s’est engagé à investir 20 millions d’euros dans le développement
du quotidien, détiendra 37% du capital. La SCPL passera de 36,4% à 19%
mais elle conservera sa minorité de blocage en droits de vote (33,34%)
inscrite dans un pacte d’actionnaires et dans les statuts de Libération. Pathé passera de 21,77% à 17,3%, le
fonds d’investissement britannique 3i de 20,77% à 10,8% et Communication
et Participation (actionnaires historiques) de 13,06% à 10,4%. »
Comment le quotidien Libération
en est-il arrivé là ?
Un peu d’histoire : Libération en quête d’investisseurs
Le quotidien Libération est
édité par la société SAIP (société anonyme Investissements Presse),
dont le PDG est Serge July. Son chiffre d’affaire était de 72,5 millions
d’euros en 2003 [6].
A la fin de l’année 2004, son capital était partagé entre la SCPL,
“Société civile des personnels de Libération”
[36,4 %], Soparic Participations (Pathé) [21,77 %], le fond
d’investissement britannique 3i (Investors in industry) [20,77 %]
et Communication et Participation [13,06 %], la société
des amis du journal.
A quoi il faut ajouter Suez Net Invest [3%], El Mundo [2%], La
Libre Belgique [2%] et... Le Nouvel Observateur [1%] [7].
L’entrée d’actionnaires extérieurs (Antoine Riboud, Gilbert Trigano
et Jérôme Seydoux) date de mai 1993. En 1995, à l’occasion d’un plan
de recapitalisation, accompagné d’une réduction d’effectifs, le groupe
Pathé, dirigé par Jérôme Seydoux, a tout d’abord pris le contrôle de
Libération en portant sa part d’actions dans le
capital du quotidien de 12 % à 66 % [8]. Depuis
le groupe s’est désengagé, redescendant à 28,6 % en 2003.
Ce désengagement a été compensé partiellement dans un premier temps
par la société de capital-risque 3i, entrée début 2001 à hauteur de
20,8 % [9]. « Il
y eut d’abord Jérôme Seydoux qui décida de jeter l’éponge en 2000. Remplacé
en partie grâce à l’euphorie de la bulle internet par le fonds d’investissement
3i qui avait injecté 10 millions d’euros dans le quotidien. Un bide.
Depuis, le fonds, scotché à « Libé », veut prendre le large.
“Bien sûr, nous voulons partir. Mais bon, on ne fait pas de chantage
à la sortie”, tempère-t-on néanmoins chez 3i. Car encore faut-il
trouver un remplaçant... » [10].
A l’image de l’ensemble de la presse, Libération connaît une chute de ses recettes publicitaires
et une baisse de ses ventes. Sa « diffusion France payée »
(2003-2004) est de 149.218 exemplaires contre 160.622 en 2000 (AFP,
18.01.2005, 16h43).
Le quotidien de Serge July est parvenu à « limiter ses pertes
à 550 000 euros en 2003 contre 2,1 millions d’euros un an plus tôt »,
explique le Figaro économie (05.11.2004). Mais, tempère le quotidien,
« la situation financière du quotidien Libération est toujours fragile ».
Le Point (n°1682, 09.12.2004), de son côté, confirme cette fragilité,
en présentant le diagnostic suivant pour 2004 : « La situation
du journal, à l’instar des autres quotidiens, s’est dégradée au second
semestre [...] 2004 sera une année de pertes (3,7 millions d’euros). »
Depuis deux ans, précise Le Figaro économie (05.11.2004), Libération recherche activement un « partenaire
industriel ou financier capable d’accompagner sur le long terme le quotidien
dans ses développements. »
Car le quotidien est fortement endetté : « Le solde exigible
de cette dette s’élève à 10,4 millions d’euros. Par ailleurs, à cet
endettement il faut rajouter l’emprunt obligataire d’un montant de 5,8
millions d’euros que Libération a contracté auprès de ses actionnaires.
Le taux d’endettement empêche aujourd’hui le journal de souscrire à
de nouveaux emprunts tant auprès d’établissements bancaires qu’auprès
des actionnaires. » (Le Figaro économie, 15.01.2004).
« Libération, poursuit le Point,
est empoisonné par une échéance bancaire immédiate (de 3 à 4 millions
d’euros, sur une dette totale de 8 à 10 millions d’euros) [...]
Les échanges entre les banques (Natexis, OBC, ING...) et la direction
du journal sont vifs depuis l’été dernier. Prisonnier d’un jeu de rôle,
chacun agite le chiffon rouge : d’un côté, Libé menace de
déposer le bilan au 30 juin ; de l’autre, les banques affirment
ne pouvoir consentir un délai supplémentaire sans être accusées de “soutien
abusif” ».
La situation semble se débloquer un peu à l’automne 2004.
Quand enfin Edouard parut...
Dans un premier temps, au mois de novembre, c’est le nom du financier
Vincent Bolloré qui apparaît dans la presse, avant que le financier
ne confirme « officiellement » son intérêt pour le quotidien
de Serge July [11].
A la fin du mois, c’est au tour d’un autre financier, Edouard de Rothschild, de rendre publique une offre d’investissement
dans le capital de Libération. Dès le lendemain, Vincent Bolloré décide
de « suspendre » son offre tandis que « le conseil
d’administration restreint de Libération » décide « d’ouvrir des négociations
exclusives avec Edouard de Rothschild » (Le Figaro, 02.12.2004) [12].
Pour qui voudrait en savoir plus sur le personnage, voir en annexe,
un rapide portait.
Dans une interview au Figaro économie (29.11.2004), Edouard
de Rothschild explique qu’il envisage d’investir dans
l’entreprise de presse de Serge July, évoquant parmi les points retenant
son intérêt, son « influence sur la société ».
Ce que semble confirmer Le Point (09.12.2004) : « “On
est tous un peu étonnés par sa démarche, confie un banquier qui le
connaît bien. Vingt millions d’euros, c’est beaucoup d’argent, même
pour un Rothschild.” “Et en même temps, poursuit ce banquier,
ce n’est pas beaucoup pour mettre la main sur une affaire connue.”
De celles qui vous projettent en pleine lumière. Libé, c’est
une institution du “microcosme”, un journal qui a plus d’influence que
son tirage. »
Mais Edouard de Rothschild affirme
au Figaro économie vouloir « respecter l’identité du
journal » : « Je m’engage fermement et personnellement
sur trois points : préserver l’indépendance de la rédaction,
[...] Et, à ce titre, sachez que je considère les droits de la SCPL
comme inaliénables et qu’ils seront garantis. »
Un peu plus loin, le journaliste du Figaro insiste : « Libération
sera-t-il à l’abri des pressions économiques et politiques ? »
et Edouard de Rothschild confirme :
« Oui, sans équivoque. Je crois avoir été assez clair sur la
question de l’indépendance du journal. »
Rapidement, c’est Serge July lui-même qui expose sur une pleine page
de son propre journal (Libération,
03.12.004), tout le bien qu’il pense des propositions du financier :
« Il a accepté de limiter, quoi qu’il advienne, ses droits de
vote à 40 %. [...] Le pacte d’actionnaires [...] donne
à la SCPL des droits de veto sur l’ensemble des grandes décisions relatives
à l’entreprise. [...] J’ajoute que la société des personnels
dispose d’un droit de veto en ce qui concerne le président et le directeur
général et que la société des rédacteurs possède le même droit en ce
qui concerne la nomination du directeur de la rédaction. [...] Edouard
de Rothschild entend donner à Libération
du temps et des moyens de développement en respectant son indépendance,
d’une certaine manière en la sanctuarisant. C’est une chance
pour l’ensemble des équipes de Libération
et pour nos publications » (C’est nous qui soulignons,
comme pour les autres passages en gras ici-même).
Une chance d’autant plus grande que l’offre du financier inclut - « à
la demande d’Edouard de Rothschild »,
précise Serge July - l’assurance pour lui « de poursuivre à
la tête de Libération, en cumulant
les fonctions de président et de directeur général, jusqu’en 2012 »...
Serge July « profite de l’opération pour se bombarder président
à vie (ou presque) », ironise le Point(09.12.2004).
« Le financier, rapporte de son côté Le Monde (04.12.2004),
pourrait entrer à hauteur de 37 % dans le capital de la société
éditrice du journal. Cet investissement, d’un montant de 20 millions
d’euros, diluerait évidemment la part des autres actionnaires. La Société
civile des personnels de Libération
(SCPL) passerait ainsi de 36,4 % à 19 %, Pathé de 21,77 %
à 17,3 %, le fonds d’investissement 3i de 20,77 % à 10,8 %,
et Communication et Participation (la société des amis du journal) de
13,06 % à 10,4 % ».
En outre, précise le quotidien vespéral, « M. de
Rothschild a assorti son entrée dans
le capital du journal d’exigences de rentabilité . [...]
M. de Rothschild souhaite que
la rentabilité s’améliore nettement dès 2007. [...] en
cas de faibles bénéfices, le financier verrait sa part monter dans le
capital, éventuellement jusqu’à 49 %, afin de ne pas voir son investissement
perdre en valeur ».
Le risque d’une prise de contrôle est d’autant plus grand que non seulement
l’investissement initial ne réglera pas les problèmes d’endettement
de Libération [13], mais
surtout, au risque d’une prise de contrôle à 49%, s’ajoute celui-ci
que relevait Le Figaro économie (20.01.2005) : « l’incertitude
qui pèse sur les actions de 3i, qui dispose de 20,8% du capital et donc
sur le contrôle du journal. [...]. »
En effet, citant le conseil de surveillance de Libération,
Le Figaro économie rappelle que « “Edouard de Rothschild
s’est engagé oralement à ne pas racheter les actions de 3i avant janvier
2007” [...] » et en conclut ceci : « Autrement
dit, dans deux ans, 3i est assuré de trouver un investisseur prêt à
racheter sa participation qui fort de l’augmentation de capital doit
être diluée et passer de 20,8 à 15%. Ainsi, si 3i ne s’est pas désengagé
de Libération d’ici à 2007, Edouard de Rothschild pourra voir sa part atteindre les 52% du
capital. En revanche, ses droits de vote devraient être cantonnés à
40%. »
Un projet industriel
Edouard de Rothschild a donc des « exigences
de rentabilité ». Une analyse que partage Le Point (09.12.2004) :
« Rothschild est tout sauf un dilettante. Toujours concentré,
le banquier ne laisse rien au hasard. S’il prend le risque de prélever
20 millions d’euros sur sa fortune personnelle, ce n’est pas pour les
jeter par la fenêtre ». Alors pourquoi ?
Sur Europe 1 (le 06.12.2004 vers 8h20), Edouard de Rothschild répond aux questions de Jean-Pierre Elkabbach
sur sa conception de la presse, et confirme en effet ses « exigences ».
« Pourquoi un financier investit-il dans la presse écrite qui
est partout en difficulté ? Est-ce que c’est un investissement
sans retour comme une sorte de cadeau ? », s’enquiert
Elkabbach.
Réponse de Rothschild : « Ecoutez, j’aimerais beaucoup
avoir les moyens d’être un mécène, dans ce contexte. Non. Je crois que
ça résulte d’une analyse assez détaillée du secteur de la presse
[...], donc il ne s’agit pas d’un cadeau, il s’agit d’un projet industriel
qui s’inscrit dans le temps. »
« Lorsqu’il y a des difficultés dans un secteur ça ouvre aussi
des opportunités » analyse le financier, tout en précisant
« le secteur des médias, et le secteur de la presse est un secteur
très passionnant... et dans lequel il y a des opportunités et beaucoup
de choses sont à faire aujourd’hui. »
L’héritier de la famille Rothschild
ne cache pas ses ambitions. « C’est la première étape d’un projet
industriel dans le secteur de la presse, et les secteurs autour
[...] nous avons regardé - avec l’équipe avec laquelle je travaille
- un certain nombre d’autres projets, à l’étranger et en France, et
bien évidemment, je ne crois pas que nous allons nous limiter simplement
à Libération », précise Edouard de Rothschild, qui envisage déjà « des partenariats
avec d’autres supports - télé, internet, par exemple ».
« C’est le rôle d’un actionnaire - d’un actionnaire qui est
devenu l’actionnaire de référence - de mettre en place une méthode pour
qu’il y ait une discipline et des objectifs - et des objectifs qui eux
sont quantitatifs » poursuit le financier qui évoque déjà une
volonté de « développement de la marque », et par exemple
la « création de suppléments nouveaux » (qui ont le
gros avantage d’être toujours riches en espaces publicitaires...).
L’homme d’affaires confirme à nouveau qu’il entend respecter l’indépendance
éditoriale de la rédaction du journal, et qu’il s’interdira d’écrire
lui-même dans le journal sur d’éventuels sujets de controverse. Mais
certaines de ses formules sont déjà plus ambiguës : « C’est
pas tellement dans ma nature de voir les choses de loin [...] Donc
en ce qui concerne Libération, un : ce n’est ni dans ma nature,
ni dans mon tempérament de me désintéresser de ce genre de situation ;
et puis vous savez 20 millions d’euros c’est considérable pour moi. »
Jean-Pierre Elkabbach résume : « Vous ne vous contenterez
donc pas Edouard de Rothschild, du
rôle de donateur. L’ex-banquier d’affaires veut aussi l’influence aujourd’hui,
et un rôle d’acteur, si je comprends bien ? » - résumé
que son interlocuteur approuve : « je crois que c’est dans
mon tempérament d’être très présent et d’être... d’être un acteur, oui. »
« Vous leur demandez de changer de méthode, de ligne, de format,
d’état d’esprit... ? » insiste Elkabbach. Et Rothschild de répondre (en toute clarté...) :
« Je crois qu’on doit toujours garder l’esprit ouvert. Il
ne s’agit pas de changer, il s’agit de compléter, d’optimiser, d’améliorer
dans le cadre d’une nouvelle étape, à l’intérieur d’une reconfiguration
et d’un secteur en pleine évolution . »
On pourrait dès lors se demander quelle pourra être l’indépendance
de Libération une fois intégré
à un grand groupe médiatique. La question ne sera pas posée....
Une affaire d’indépendance
Quelques questions seront malgré tout soulevées deux jours plus tard,
lors de l’émission Travaux publics (France Culture, 08.12.2004,
18h30).
Matthieu Garrigou-Lagrange [14] :
« [Edouard de Rothschild] possède
trois chevaux - qui s’appellent Sasquash, Glenfiddich et Clarence II
- dont il s’occupe quand il ne constitue pas de groupe de presse. Qu’est-ce
que ça veut dire de ce qu’il va advenir de la rubrique hippique dans
Libération ? On sait qu’il y a une tradition
importante à Libération de la
chronique hippique. Mais il risque d’y avoir un vrai conflit entre le
rédactionnel et le financier à un moment donné. Imaginez par exemple
que Serge July veuille lancer une enquête dans ce qu’on appelle dans
le milieu du cheval, la pratique de “l’avoine enchantée” (qui correspond
à peu près à l’usage de l’EPO sur le tour de France) [...] Si
au cours de cette enquête Serge July découvrait, à force de traîner
dans les paddocks, et bien, que... je ne sais pas moi, quelque ami de
Sasquash, Glennfiddich ou Clarence II était chargé comme Rocky IV à
ce mélange dopant qu’on appelle en anglais l’elephant juice,
ça pourrait ne pas plaire. »
Autre question soulevée par Matthieu Garrigou-Lagrange, évoquant le
souvenir d’un ancien titre de Libération
assez irrespectueux pour les milieux hippiques : « Alors,
est-ce qu’Edouard de Rothschild permettrait
qu’il y ait de nouveau un titre comme ça, lui qui aime tellement le
cheval ? Et bien sans doute non (...) »
Le problème évoqué par le journaliste [15] est éclairant.
Et l’on n’est guère rassuré, quand, interrogé au sujet d’un possible
conflit d’intérêt entre une éventuelle position d’actionnaire d’entreprise
de presse et son statut de président de France-Galop, Edouard de Rothschild déclare que « les deux responsabilités
sont compatibles » et précise... : « Mon investissement
dans Libération n’affectera
en rien l’exercice de mes fonctions de président de France-Galop »
(AFP, 23.12.2004, 11h50). Quant à savoir si ses fonctions de président
de France-Galop pourraient affecter le quotidien... on laissera à chacun
le soin de tirer ses propres conclusions.
Mais on constate cependant une nette préférence pour les débats sur
les conflits d’intérêt, l’emprise politique du propriétaire, la menace
de la liberté d’expression, au détriment des questions sur les moyens
matériels et les conditions de travail.
L’essentiel pourtant est ailleurs.
D’abord qui peut croire que l’indépendance d’un journal est... indépendante
des exigences de rentabilité, voire de profitabilité, fixée par l’actionnaire
principal, quand celles-ci risquent d’affecter les conditions de travail
des journalistes, leur nombre et leur statut ?
Dans les jours qui suivent, tout le monde se veut rassurant. Edouard
Launet, porte-parole de la Société civile des personnels de Libération, déclare au quotidien perm@nent du nouvelobs.com
(nouvelobs.com, 21.01.05, 14h13) : « tant que nos droits
statutaires et que les pactes d’actionnariat sont maintenus, il n’y
a pas de menace sur l’indépendance du journal ».
« Le risque, ce serait une refonte de l’actionnariat et une
révision de ces pactes (...) » admet-t-il avant de balayer
cette hypothèse : « (...) mais, dans le cadre de ceux que
l’on a signés, l’indépendance est assurée. »
Quant aux conflits d’intérêts en cas d’investigation dans les milieux
bancaires ou financiers, Edouard Launet se montre très confiant :
« Edouard de Rothschild lui-même
n’est plus banquier d’affaires, il ne monte donc plus de deal. Il n’y
a donc pas de raisons qu’il y ait un conflit d’intérêt sur ce genre
d’informations. ».
D’ailleurs, assure-t-il, « c’est de l’intérêt de tout le monde
que Libération reste indépendant. C’est sa principale
valeur. Edouard de Rothschild sait
que notre journal a une image qu’il faut préserver. S’il revient là-dessus,
il sabote son investissement. En tant que futur patron de presse, ça
serait une bêtise. »
Un avis que partage John Henley, journaliste du quotidien anglais The
Guardian : « Il y a une chose qu’il faut se rappeler,
c’est que si Rothschild a acheté une
marque - il a acheté la marque Libération -,
s’il veut vraiment créer un groupe de médias autour de Libération, si c’est cela qu’il a fait, il n’a aucun
intérêt à influencer ou à essayer de changer la ligne éditoriale parce
que Libération, sans la ligne
éditoriale marquée à gauche d’aujourd’hui, ne serait plus Libération. Ça va perdre des lecteurs, ça va...
il va se créer des problèmes, s’il essaie d’influencer la ligne éditoriale ! » [16].
Un avis que partage, également, Serge July : « Il a deux
plafonds, l’un capitalistique à 49% et en droits de vote à 40% »,
répète-t-il (AFP, 21.01.05, 19h41). « Sur 3i (qui souhaite se
désengager du capital), nous sommes en discussion sur son avenir au
sein de Libération. M. de Rothschild s’est engagé à ne pas reprendre ces actions. »
Avant 2007... et ensuite ?
Supposons que l’actionnaire n’intervienne pas directement sur l’orientation
éditoriale du quotidien. Admettons qu’il n’intervienne pas directement
auprès des journalistes. Imaginons même que les droits statutaires des
journalistes soient respectés (ce qui fait déjà beaucoup d’hypothèses
et d’hypothèques), il resterait cette question : que feraient les
journalistes de “Libé” si le principal actionnaire extérieur
posait, mais plus tard, des conditions éditoriales ou entrepreneuriales
qu’ils jugeraient inacceptables ? Seraient-ils encore en mesure
de les refuser, au risque de se suicider collectivement ?
Qu’importe à Serge July ! Assuré de conserver son poste jusqu’en
2012, il se veut d’autant plus rassurant qu’il est lui-même rassuré :
« Notre journal, affirme-t-il dans les colonnes de Libération (22.01.2005), n’entre pas dans un
groupe puissant, où nous aurions été contraints, irrésistiblement, de
nous fondre, il s’associe avec un actionnaire qui, s’il sera le premier
de l’entreprise, sera minoritaire, et destiné à le rester, comme il
en a pris l’engagement. Ce nouvel associé souscrit à la charte d’indépendance
et au pacte d’actionnaires qui sont les socles de notre indépendance
entrepreneuriale et journalistique. »
Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des “Libé” possibles.
Et Serge July de conclure par une envolée lyrique : « Trente-deux
ans après sa création, notre journal, votre journal, ne renonce pas
à être ce pour quoi il existe, ce par quoi il vit, ce pour quoi son
coeur bat : assumer la promesse de notre titre, être quotidiennement
Libération, apportant chaque
jour le vent de la liberté d’écrire, de témoigner, de voir et de penser.
Libération reste indépendant, il a désormais les
moyens d’agir et de se projeter. Et Libération sera demain ce que nous en ferons, la
direction, l’équipe, ses actionnaires, et naturellement ses lecteurs,
en inventant notre propre chemin. »
Epilogue ?
Philippe Gavi, qui fit partie de l’équipe initiale qui lança Libération (avant de rejoindre Le Nouvel Observateur
en 1986) [17], soulignait
dès l’annonce d’une possible entrée de Vincent Bolloré dans le capital
de Libération : « Bolloré,
homme de la droite libérale, catholique conservateur, faisant alliance
avec les enfants de Sartre ? Va-t-on vers un “choc des cultures” ?
Erreur. Cela fait plus de dix ans que Pierre vit avec le loup, et “Libé”
avec un “engagement” qui a viré au néoréalisme. » (Le Nouvel
Observateur, 25 novembre 2004).
« Cette fois, Libération va
définitivement passer du col Mao au Rotary Club » [18], plaisantaient
d’avance certains employés du journal, selon Amaury de Rochegonde (dans
sa chronique “médias” du 04.12.2004 sur RFI). Quant à Stéphane Denis,
dans Le Figaro du 7 décembre 2004, il croit opportun d’ironiser
sur « les gauchos du baron ».
« Ce qui, soit dit en passant, énonce deux conneries en un seul
génitif », réplique Pierre Marcelle deux jours plus tard dans
Libération : « ignorer que notre Edouard
n’est pas baron, passe encore, mais que Libération ne soit plus guère gauchiste, c’est faire
preuve d’un bien coupable et candide aveuglement » (Libération, 09.12.2004).
Comme le rappelle PLPL, dans son dossier sur « La presse
à euros », paru dans le n°22
de décembre 2004, « le 22 mai 1973, le premier éditorial
de Libération proclamait : “Notre pauvreté est
la mesure de notre indépendance.” ».
Mais le 18 juin 1996 sur France 3, rappelle également PLPL, Serge
July avait déjà changé d’unité de mesure : « l’indépendance
c’est très simple : il faut gagner de l’argent ».
N’importe comment et à n’importe quelles conditions ?
Arnaud Rindel et Henri Maler
Edouard de Rothschild,
de la banque d’affaires à la presse,
en passant par les champs de courses
Né le 27 décembre 1957 à Neuilly (Hauts-de-Seine), fils du baron Guy
de Rothschid, Edouard de Rotshchild « appartient à l’une des
plus prestigieuses dynasties de la finance et de l’univers des courses »
et « symbole du grand capital » (AFP, 18.01.2005, 18h22).
« Son nom, sa richesse, son héritage le classent irrémédiablement
à droite » confirme le Point (n°1682, 09.12.2004), qui
évoque « son tempérament combatif » mais aussi son
caractère « direct, intransigeant et parfois cassant ».
Il passe une licence en droit puis un MBA (finance) à la New York
University (AFP, 18.01.2005, 18h22). Et, « à 25 ans seulement »,
raconte le Point, « il entame une carrière de banquier
d’affaires chez Wertheim & Co, un petit établissement de Wall Street.
Après un crochet par Londres, il se retrouve à Paris, en compagnie de
Georges Plescoff, un ancien de Suez. Ce parcours initiatique aurait
pu le conduire à jouer sa propre carte. Au lieu de cela, il rejoint,
en 1987, Rothschild & Cie, la banque d’affaires créée deux
ans auparavant par David [le frère d’Edouard de Rothschild] sur les cendres de l’établissement nationalisé
par la gauche en 1982. »
Puis, en 2003, il abandonne le métier après avoir pris une année sabbatique.
Il n’a toutefois pas abandonné tout lien avec la banque familiale, puisqu’« à
défaut d’être opérationnel, il préside le conseil de surveillance »
et demeure « propriétaire de 11 % des parts »
(Le Point, 09.12.2004).
La même année, il a succédé à Jean-Luc Lagardère comme président de
la société des courses France Galop. Passionné d’équitation,
et « éleveur », « il possède en Normandie une
quinzaine de poulinières et une vingtaine de chevaux qui courent avec
toque bleue et casaque jaune ». Il pratique en outre le Jumping
(saut d’obstacle).
Ses héros aujourd’hui ?, lui demande Jean-Pierre Elkabbach (Europe
1 le 06.12.2004 vers 8h20). « D’abord Clinton » (« parce
que malgré tout c’est celui qui a été le plus proche de réaliser la
paix au Proche-Orient »), Sœur Emmanuelle (« qui est
vraiment une femme exceptionnelle »), et Ludger Beerbaum (« champion
en sports équestres, et qui a été quatre fois champion olympique »).
Quant à son épouse Arielle, toujours selon le Point, « ancienne
de Lazard » - le banquier mandaté par Serge July pour trouver
des investisseurs... [19] - elle
« travaille dans une petite coquille de Rothschild & Cie sur les pays émergents à l’Est
et en Méditerranée ».