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Occupy Wall Street - Les Situationnistes et les mouvements des occupations

jeudi 24 novembre 2011

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Les Situationnistes et les mouvements des occupations
(1968/2011)

Source : http://www.bopsecrets.org/French/situationists-occupations.htm

L’une des caractéristiques les plus notables du mouvement “Occupy” est le fait qu’il est exactement ce qu’il prétend: sans chef et antihiérarchique. Certaines personnes y ont bien sûr joué un rôle important en préparant le terrain pour Occupy Wall Street et les autres occupations, et d’autres ont finalement joué un rôle important en s’attelant aux tâches des comités, ou en venant avec des idées suffisamment bonnes pour être adoptées par les assemblées. Mais pour autant que je sache, aucune de ces personnes n’a prétendu que tel apport légèrement disproportionné devait créditer leur parole d’un poids supérieur à celle des autres. Certaines célébrités ont rallié le mouvement et quelques-unes d’entre elles ont été conviées à s’exprimer en assemblée, mais elles étaient en général conscientes du fait que les participants avaient les rênes, et que personne n’allait leur dire ce qu’ils avaient à faire.

Ceci place les médias dans une position étrange, inhabituelle. Ils sont accoutumés à s’entretenir avec les chefs. Comme ils n’ont pas été capables d’en trouver ici, ils sont obligés de regarder un peu plus attentivement, d’enquêter pour leur propre compte afin de tenter de trouver qui ou ce qui pourrait être derrière tout cela. Dans la mesure où le concept initial et la publicité pour Occupy Wall Street trouve son origine dans Adbusters [Casseurs de pub: groupe et revue canadien], le passage suivant d’une interview avec le rédacteur en chef et co-fondateur d'Adbusters, Kalle Lasn (Salon.com, 4 octobre) a été largement noté:

Nous ne sommes pas inspirés seulement par le récent Printemps arabe. Nous avons étudié le mouvement situationniste. Ce sont les gens qui ont fait naître ce que beaucoup considèrent comme la première révolution globale, en 1968, quand le soulèvement de Paris inspira des insurrections dans le monde entier. Soudain les universités et les villes explosaient. C’était dû à un petit groupe de gens, les situationnistes, qui furent comme la colonne vertébrale philosophique du mouvement. Un des personnages clé était Guy Debord qui a écrit La société du spectacle. L’idée était que si vous avez un “mème” assez puissant — autrement dit, une idée assez forte — et que le moment est mûr, ça suffit à déclencher une révolution. C’est de ce mouvement que nous sommes issus.

Cette description de Lasn est une version très simplifiée de ce que furent les situationnistes, mais les Adbusters ont au moins le mérite d’adopter ou d’adapter certaines des méthodes situationnistes à un usage subversif actif (ce qui est bien sûr ce pourquoi ces méthodes avaient été conçues), par contraste avec ceux qui ne se rapportent aux situationnistes qu’en tant que spectateurs passifs.

Un autre exemple de cette recherche d’influences peut être trouvé dans In Zuccotti Park de Michael Greenberg (New York Review of Books, 10 novembre):

Le ton extravagant, dadaïste [des Adbusters] [...] résonne comme s’il avait été concocté dans une section de linguistique d’université plutôt que par de populistes de base traditionnels. Mais, combiné avec l’anarchisme, le phénomène “hacktiviste” de Wikileaks et les absconses théories de Guy Debord et des soi-disant situationnistes durant les manifestations estudiantines de Paris en 1968, une recette potentiellement populaire semble avoir émergé.
Si les théories situationnistes avaient réellement été si “absconses”, il est difficile de concevoir comment elles ont pu inspirer un si vaste mouvememnt populaire. Mais l’article de Greenberg est au moins une tentative décente et objective de comprendre ce qui se passe. On ne saurait en dire autant d’un article plus important, dû à Gary Kamiya: The Original Mad Men: What Can OWS Learn from a Defunct French Avant-Garde Group? (Salon.com, 21 octobre), dans lequel il s’efforce d’expliquer ce qu’il perçoit comme “le bizarre lien entre Occupy Wall Street et les situationistes.”

En fait, il n’y a rien de bizarre dans ce lien. Si M. Kamiya le pense, cela provient du fait qu’il tient sa connaisance limitée et confuse des situationnistes de sources de seconde main, elles-mêmes limitées et confuses:

J’ai entendu parler pour la première fois des situationnistes en 1989, alors que je faisais des recherches pour une critique de l’étrange et merveilleux livre de Greil Marcus Lipstick Traces: une histoire secrète du XXème siècle dans lequel ils jouent un rôle prépondérant. Ils sont aussi apparus comme l’une des sources d’un groupe loufoque et créatif basé à San Francisco appelé la Cacophony Society, aux étranges expéditions urbaines desquels j’ai parfois pris part durant les années 80. Certains fondateurs de cette Cacophony Society ont à leur tour contribué à la création de Burning Man, la saturnale la plus rock depuis Néron. Il y a donc une connexion forte entre les situationnistes et divers carnavals, provocations et éruptions de la contre-culture — ce qui porte simultanément promesse et péril pour tout mouvement politique qui s’en réclame.

Bien que non dénué d’intérêt, le livre de Marcus est très partial, focalisé sur les aventures précoces de l’I.S. avant-garde culturelle, et il ignore presque totalement leurs buts et méthodes révolutionnaires. Et les deux “éruptions” contre-culturelles mentionnées ont avec eux encore moins de connexions, quoi qu’aient pu s’en imaginer leurs participants. Mais, ayant ainsi catalogué les situationnistes comme des “blagueurs culturels”, M. Kamiya tombe sur une contradiction curieuse:
Que l’espièglerie doive être le legs le plus durable des situationnistes est ironique, en ce qu’il est difficile d’imaginer quelque chose de moins espiègle que La Société du spectacle, le livre publié en 1967 par le fondateur situationniste Guy Debord, et la bible du groupe. Sinistre, pédant, pratiquant l’intimidation verbale et, à vrai dire fou à lier, c’est un de ces ouvrages de grande Théorie qui avance en brinqueballant comme un cuirassé idéologique, écrasant tout, notamment la logique et le bon sens, sur son passage.
L’ “ironie” présumée n’existe que dans la tête de M. Kamiya. On peut supposer que, si le livre le plus important du membre le plus influent du groupe était de cette pâte sinistre, pesante et sérieuse, ç’aurait dû amener M. Kamiya à reconsidérer son opinion intiale selon laquelle les situationnistes étaient une bande de blagueurs zinzin. Au lieu de quoi, il se lance dans une diatribe insensée et bizarre à propos de l’insensée bizarrerie du livre de Debord. Il faut convenir que La Société du spectacle est d’une lecture ardue, difficilement compréhensible sans une étude attentive. (Pour celles et ceux d’entre vous qui abordent les situationnistes, je vous conseillerais de plutôt commencer par des articles de la revue Internationale Situationniste dans laquelle vous pourrez constater l’évolution du groupe et la façon dont ils ont mis en oeuvre leur théorie dans des contextes spécifiques et concrets.) Je suppose que cela peut sembler sinistre à quelqu’un cherchant plutôt du léger et du gai, mais il n’y a là rien de pédant ou d’intimidant ni, bien évidemment, d’insensé. C’est une élucidation froidement menée de la nature du système social dans lequel nous nous trouvons nous-mêmes et des avantages et inconvénients des diverses méthodes mises en œuvre pour essayer de le changer. Il y a, c’est vrai, quelque chose d’implacable dans sa critique systématique de toute forme de hiérarchie ou d’aliénation — mais si M. Kamiya a l’impression que cela “écrase tout sur son passage”, c’en dit plus sur son propre état d’esprit (traumatisé et craintif) que sur celui de Debord.
La théorie de Debord est d’une simplicité psychotique: “Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.” Oui, vous avez bien entendu: la réalité elle-même a été subtilisée, vidée par la société capitaliste, qui l’a convertie en “une immense accumulation de spectacles”, pures images devant lesquelles les gens ne peuvent que béer comme des esclaves stupéfaits.
Je suis surpris que M. Kamiya tienne pour “psychotique” une observation si élémentaire. La thèse de Debord est plus fréquemment critiquée pour la raison inverse — pour être si évidente qu’elle en devient vieillotte. Pour n’en donner qu’un exemple, voilà plus de vingt ans, l’organe phare de la presse française notait: “Que la société moderne soit une société de spectacle, c’est une affaire entendue. [...] On ne compte plus les ouvrages décrivant un phénomène qui en vient à caractériser les nations industrielles sans épargner les pays en retard sur leur temps” (Le Monde, 19 septembre 1987). Ainsi que je l’avais noté dans l’introduction à ma traduction des scénarii de Debord, “Des formulations de Debord qui étaient autrefois rejetées comme extravagantes ou incompréhensibles sont maintenant rejetées, avec la même superficialité, comme banales et évidentes; et des gens qui prétendaient auparavant que l’obscurité des idées situationnistes démontrait leur insignifiance prétendent maintenant que leur notoriété démontre leur obsolescence.”

Les situationnistes sont bien sûr connus surtout pour leur rôle d’inspirateurs de la révolte de Mai 68 en France. M. Kamiya reconnaît leur impact sur la “rhétorique” de la révolte, pour aussitôt revenir à son attitude dédaigneuse:

Ils ont eu un impact démesuré sur la rhétorique (par voie d’affiches, de publications et plus notablement de graffitis) du mouvement social de 68 qui faillit renverser la Vème République du Général de Gaulle. “Ne travaillez jamais”, “L’ennui est contrerévolutionnaire”, “Sous les pavés, la plage”, ceux-là et des douzaines d’autres expressions d’une poésie provocatrice furent rédigés ou inspirés par les situationnistes. Mais leur prétention à avoir été la force motrice derrière la révolte étudiante était exagérée [...] et le situationnisme lui-même en tant que mouvement n’a pas survécu longtemps à ces jours délirants de Mai.
Les situationnistes n’ont jamais rien prétendu de ce type, en premier lieu parce qu’ils méprisaient le milieu étudiant en général (se référer à la notoire brochure de Strasbourg De la misère en milieu étudiant) et en second parce que, ainsi qu’ils l’écrivirent eux-mêmes, “Le mouvement de mai ne fut pas un mouvement d’étudiants” (bien qu’initié par un petit groupe d’inspiration situationniste dans les universités parisiennes, il fut d’abord propagé par des milliers de jeunes qui n’étaient pas étudiants, et des millions de travailleurs). L’I.S. s’est en fait autodissoute en 1972, soit quatre ans après la révolte de Mai, mais elle agit avant tout ainsi parce qu’elle était devenue trop populaire et souhaitait forcer ses milliers d’admirateurs et d’aspirants suivistes à agir de leur propre chef, de sorte qu’ils aient à former eux-mêmes leur propres groupes et mener leurs propres actions plutôt que d’attendre anxieusement de voir ce que l’I.S. allait faire.
A l’aune de toute mesure réelle et à l’exception d’apport de grain à moudre aux thèses d’innombrables futurs doctorants, les situationnistes connurent un échec complet. [...] Par leur refus d’importer leurs idées dans le monde réel — et il est dificile de se représenter comment ils l’auraient pu, vu qu’ils tenaient le “monde réel” pour une illusion vide — les situationnistes se sont assurés que leur influence demeurerait purement intellectuelle et non tangible. [...] Parce qu’ils se sont tenus avec arrogance au-dessus de la mêlée, les situationistes ont fini en enjoliveurs culturels, un autre ornement tape-à-l’oeil de cette “société du spectacle” qu’ils s’étaient donnés tant de peine à brocarder.
Voyons cela. À la fin des années cinquante et au début des soixante, un tout petit groupe élabore tranquillement les outils pour un nouveau type de contestation radicale de la société moderne. Bien que d’abord presque totalement ignorées, les nouvelles tactiques et perspectives du groupe ont commencé à résonner chez un nombre croissant de personnes, particulièrement après que le scandale de Strasbourg, en 1966, ait fait la Une dans toute l’Europe. Au début de 1968, un petit groupe qu’ils inspiraient directement (les Enragés) a commencé l’agitation dans les universités parisiennes, ce qui a mené à des manifestations, des expulsions et quelques jours d’émeute (auxquelles tous les situationnistes sur place prirent part). La brutalité policière et les centaines d’arrestations attirèrent sur eux la sympathie de tout le pays, forçant le gouvernement à faire marche arrière et rappeler sa police. Les étudiants et d’autres jeunes occupèrent la Sorbonne, invitant qui le voulait à se joindre à eux au sein d’une assemblée générale démocratique traitant des muiltiples problèmes qu’ils avaient à affronter, afin de voir à quelles solutions ils parviendraient. (Est-ce que beaucoup de ces choses ne sonnent pas familièrement à vos oreilles?) Les situationnistes prirent part à la première période de l’assemblée générale de la Sorbonne, et y préconisèrent deux points: le maintien de la démocratie directe dans l’assemblée, et l’appel aux ouvriers de tout le pays à occuper leurs usines et y constituer des conseils ouvriers — soit la démocratie directe d’assemblées de travailleurs court-circuitant la bureaucratie syndicale. En deux semaines (de l’un des rares mouvements dans l’histoire qui s’étendit plus vite même que l’actuel mouvement Occupy Wall Streeet), presque toutes les usines françaises étaient occupées par dix millions de travailleurs. Les situationnistes, les Enragés et d’autres encore organisés en un Conseil pour le Maintien des Occupations (CMDO) entreprirent un effort massif pour exhorter les travailleurs à passer outre les bureaucraties syndicales et proroger les occupations de façon à réaliser les possibilités de changement radical que leur action spontanée avait déjà rendues possibles, en remarquant que, s’ils s’en tenaient à cette ligne, ils seraient bientôt confrontés à la tâche de redémarrer les fonctions sociales nécessaires à ce moment, mais sous leur propre contrôle. Sur ce point, finalement, les désirs des situationnistes ne furent pas satisfaits: les ouvriers, c’est compréhensible, un peu incertains de ce qu’il fallait faire en telle situation inouïe, autorisèrent les bureaucrates (qui s’étaient opposés depuis le début aux occupations) à s’immiscer dans le mouvement pour le désamorcer et le mettre en pièces. (Pour une revue détaillée des évènements de Mai 68, se reporter à Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations de René Viénet et à l’article de Debord, Le commencement d’une époque.)

Bref, un tout petit groupe s’arrange pour déclencher un mouvement de masse sans précédent — la première grève sauvage générale dans l’histoire qui, en l’espace d’un mois, met à genoux un pays industriel moderne; et, parce qu’il ne parvint pas à la victoire totale et une révolution globale et définitive, M. Kamiya pense qu’il s’agit là d’un “échec complet”. Il a apparemment des standards inhabituellement élevés; je serais curieux de trouver un mouvement social ou un groupuscule qui recueillît son approbation. Mais, plus étrange encore, il attribue cet “échec” au fait que les situationnistes “se sont tenus avec arrogance au-dessus de la mêlée”. Il paraît qu’ils se sont refusés à “importer leurs idées dans le monde réel” et que, de ce fait, leur influence est restée “purement intellectuelle et non tangible”. L’agitation universitaire, les combats de rue, l’assemblée de la Sorbonne, les occupations d’usines ne furent pas “tangibles”; elles ne se sont pas produites dans le monde réel mais dans un domaine “purement intellectuel”. Il me semble à moi que, si quelqu’un se tient ici “avec arrogance au-dessus de la mêlée”, c’est bien M. Kamiya.

En dépit des nombreuses différences sociales et culturelles distingant la France de 1968 de l’Amérique de 2011, quiconque a porté quelque attention au mouvement d’occupations actuel y verra un nombre d’analogies évidentes entre les phases initiales des deux mouvements. Et, avec le récent appel à la grève générale émané d’Occupy Oakland (ce qui inclut le blocage du port et la tentative d’occupation d’un immeuble vide), même l’idée d’occupation d’usines ne semble plus aussi lointaine et irréaliste qu’elle pouvait l’être voilà une semaine. Nous avons encore un long chemin à parcourir pour y arriver, mais de telles idées sont désormais clairement dans l’air.

Autre similitude intéressante: de la même façon que Mai 68 se caractérisa par une incroyable richesse de créativité personnelle en milliers de graffiti, le mouvement Occupy se caractérise par une créativité similaire exprimée en milliers de signes faits maison. La tonalité peut en être un peu différente — peut-être un peu plus cinglante et malicieuse en France, plus naïve et sérieuse en Amérique — mais, dans les deux cas, c’est un riche mélange, poignant et poétique, de joie et d’humour, de pénétration et d’ironie, de camaraderie et de communauté. Comme les graffiti, ces signes ne sont que l’expression visible et modeste du mouvement, mais ils tendent à en exposer la nature, ce qui se passe réellement dans les têtes et les coeurs des participants, bien mieux que des déclarations officielles ou des programmes politiques.

Mais M. Kamiya ne semble pas s’être rendu compte de tout cela. Il est presque aussi exigeant et humiliant vis-à-vis du mouvement Occupy qu’à propos des situationnistes.
Un mouvement populaire naissant a pris son essor dans la contestation, mais il doit croître de façon exponentielle pour devenir effectif.
N’est-ce pas ce qu’il est en train de faire? Comment décririez-vous autrement un mouvement qui se déploie sous la forme d’occupations autonomes et d’assemblées dans plus de mille villes en l’espace d’un mois?
Le 15 octobre, alors que des centaines de milliers de protestataires se manifestaient à travers les villes européennes, on estimait à 100 000 ceux qui manifestaient en Amérique — ce qui est décent, mais pas assez pour ébranler le système.
Zut alors, on est désolé. On essaiera de faire mieux la prochaine fois. Rien n’est apparemment assez bon pour M. Kamiya, à moins que cela n’ “ébranle le système”.
En particulier, le mouvement a besoin de toucher au-delà de sa base, laquelle présente (au moins à San Francisco, ce qui ne constitue peut-être pas un échantillon pertinent) une surreprésentation de jeunes et de mécontents, ceux qui n’ont pas réussi à “mettre le pied dans la porte” en Amérique.
En effet, ce n’est pas un échantillon pertinent. La composition démographique en matière de races et de classes dans le mouvement des occupations varie considérablement selon les villes et les régions du pays. De toute façon, il semble évident que les participants à l’occupation, surtout dans sa phase initiale, vont tendre à être plus jeunes; ceux-là sont mieux prêts que les gens d’âge mûr, voire âgés, à endurer des conditions rudes, et aussi parce les jeunes sont les plus touchés par le chômage et se voient proposer un avenir de décombres, tandis que les personnes d’âge moyen, y compris des “classes moyennes”, auront plutôt tendance à se battre pour conserver leur emploi et leur maison, et élever leurs enfants. Cela ne veut pas dire que ceux-là ne vont pas y prendre part, ne serait-ce qu’en contribuant à aider ceux qui vivent dans les camps.
Lorsque je suis passé cette semaine au camp des protestataires sur la place Justin Herman, j’ai parlé avec plusieurs jeunes gens d’une grande intelligence, aux revendications clairement articulées [...] mais pratiquement personne d’un air de la classe moyenne n’y était visible. Ceci n’est pas un jugement, et l’avant-garde d’un mouvement n’est jamais “mainstream”. Mais il sera extrêmement difficile à Occupy Wall Street de devenir efficace, à moins que cela ne change.
Et quelle est la solution préconisée par M. Kamiya pour résoudre ce problème?
Ce n’est qu’une question de publicité. Et c’est là que les situationnistes peuvent jouer un rôle.
Puis il présente une argumentation longue et quelque peu confuse visant à expliquer que, bien que les situationnistes aient été bizarres et insensés en tout autre domaine, ils avaient un certain talent pour les slogans accrocheurs et la publicité.
Car si l’idéologie situationniste ne propose aucune boussole au mouvement OWS, ils ont tout de même quelque chose à lui offrir. Leurs idées sont bonnes; le problème tient au fait qu’ils les aient élevées au rang de dogme sacro-saint. [...] Ce n’est pas faire une faveur aux situationnistes que prendre leurs délires au pied de la lettre. Débarrassez-les de l’allégation marxiste-zinzin, quasi-religieuse selon laquelle sous le capitalisme, le “spectacle” a complètement remplacé la réalité [...] et il reste une intuition plus ténue mais légitime, relative à l’insidieux pouvoir des médias dans la formation de la conscience à l’époque moderne. [...] Leur représentation démente du monde, selon laquelle nous serions tous piégés et pour toujours à l’interieur d’un gigantesque reality-show commercial les a conduit à concevoir des échappatoires utilisant quelques-unes des techniques favorites des publicitaires modernes — l’ironie, le collage, le pastiche. Qui plus est, leurs interventions exsudaient une légèreté loufoque qui, utilisée à bon escient, peut promouvoir le produit.
En d’autres termes, l’actuel mouvement des occupations pourrait vouloir s’incorporer quelques-uns des aspects les plus superficiels et accrocheurs des situationnistes pour “promouvoir le produit”. Mais il leur faudrait prendre garde à ne s’intéresser à rien d’autre les concernant.

Les lecteurs qui auraient fait confiance à M. Kamiya pour les informer n’en apprendront rien d’autre. Aucune mention n’est faite dans cet article de l’autre ouvrage majeur des situationnistes, le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, qui peut être vu comme un complément plus lyrique et subjectif au livre de Debord... Rien n’est dit des films de Debord, pourtant des plus innovants dans l’histoire du cinéma... Pas plus que des nombreux articles dans lesquels les situationnistes examinent toutes sortes de sujets, qu’il s’agisse de l’architecture et de l’urbanisme, de l’art et du cinéma, la poésie et la révolution... Aucune mention de leurs analyses lucides des émeutes de Watts, des guerres du Vietnam et israélo-arabe, du Printemps de Prague, de la Révolution culturelle chinoise et des autres crises et bouleversements des années soixante... Passées sous silence leurs affinités et leurs différences avec dadaïstes et surréalistes... Rien de leurs innovantes formes organisationnelles et tactiques d’agitation... Ni des leçons qu’ils ont pu tirer des révolutions et des mouvements radicaux du passé, incluant leurs analyses critiques de l’anarchisme et du marxisme, et leur rejet absolu du “communisme” stalinien sous toutes ses formes... Aucune mention n’est faite de leurs éloges des Conseils ouvriers, moyens de lutte cruciaux, ou de leur vision de l’autogestion généralisée comme but ultime... Au lieu de cela, M. Kamiya offre à ses lecteurs un pot-pourri de traits d’esprit narquois du genre: “Sommairement, le situationnisme est du marxisme culturel sous LSD.” “Une bizarre explosion de paranoïa lucide.” “Il semblerait que le dernier endroit où des progressistes pourraient chercher des moyens de construire un mouvement effectif soit une minuscule confrérie éteinte de franchouillards jargonnants.”

Cependant que je terminais d’examiner l’article de M. Kamiya, j’en découvris un autre du même tonneau, tout aussi narquois et stupide, What Occupy Wall Street Can Learn from the Situationists (A Cautionary Tale) de Ben Davis (Artinfo, 17 octobre). À première vue, l’article de M. Davis semble présenter plus d’informations au sujet des situationnistes que celui de M. Kamiya — mais c’est encore pire dans la mesure où ces informations sont presque toutes fausses ou sévèrement déformées. La même hostilité désinvolte s’y fait jour:
Le situationnisme est porteur de quelques leçons pour le présent. Mais elles sont surtout négatives parce que, en tant que projet politique, le situationnisme est nul. [...] Ce que démontre l’histoire du situationnisme, ce sont les limites de certaines stratégies — l’engagement envers une action politique de pure propagande, l’absence revendiquée de chef — tout cela a encore cours car des mouvements comme le situationnisme sont aveuglément idolâtrés par les professeurs et les bobos. Offrir le mode d’emploi situationniste comme un guide alternatif pour l’engagement politique aujourd’hui reviendrait à proposer l’alcool comme substitut au lait maternel.
J’aurais aussi facilement pu démolir l’article de M. Davis mais, heureusement pour lui, je ne l’ai découvert qu’après avoir presque totalement utilisé le temps que je souhaitais consacrer à ce sujet à me concentrer sur M. Kamiya.

Je n’ai pas examiné ici son article parce que ce qu’il dit des situationnistes serait d’un intérêt particuler, mais parce qu’il représente l’un des premiers exemples de ce à quoi nous pouvons nous attendre au cours des mois à venir de la part des commentateurs médiatiques, comme tentative de ces esprits étroits pour rassurer leurs lecteurs et spectateurs. “Ne vous inquiétez pas, nous avons examiné cela et pouvons vous garantir que ces situationnistes ne présentent aucun intérêt, ce sont juste une espèce d’insensés blagueurs culturels, ou de théoriciens de tour d’ivoire, voire des propagandistes farcis d’académisme, de doux dingues rêvant d’utopie, des vandales irresponsables — quoi que ce soit, circulez, il n’y a rien à voir!”

De même que la réaction policière à une occupation est plus illuminante quant à ce qui est en jeu que nombre de discours ou de déclarations, la fureur avec laquelle ces Messieurs Kamiya, Davis et consorts réagissent est une claire indication de la précision avec laquelle les situationistes ont touché quelques points sensibles. S’ils n’étaient rien d’autre qu’une “minuscule confrérie éteinte de franchouillards jargonnants”, il est difficile de comprendre comment ils peuvent encore susciter d’aussi ardents débats un demi-siècle plus tard.

En fait, ils ont engendré ce genre de réactions de panique dès l’origine. Vous pourrez trouver un florilège des plus amusants, et le plus souvent contradictoires, dans The Blind Men and the Elephant. Si besoin en était, je suppose que vous pourriez être en mesure d’en déduire beaucoup concernant les situationnistes en vous figurant simplement quel genre d’étrange entité peut avoir provoqué des réactions aussi diverses. Mais il est bien plus simple de lire leurs textes originaux. En dépit de leur réputation d’être ardus, il n’est pas véritablement difficile de les comprendre dès que vous commencez à expérimenter par vous-même. C’est pourquoi ceux qui aujourd’hui participent aux occupations les comprennent bien mieux que ceux qui restent sur la touche.

KEN KNABB
7 novembre 2011

 

P.S. Je suis heureux de pouvoir rapporter ici que M. Kamiya n’est pas le con que j’avais d’abord supposé. Des développements ultérieurs à Oakland et ailleurs semblent l’avoir extirpé de sa condescendance désinvolte, au moins en ce qui concerne le mouvement des occupations. Alors que j’avais pratiquement terminé l’article que vous venez de lire, j’en ai découvert un autre article de lui plus récent (Salon.com, 29 octobre) dans lequel il éreinte la municipalité de San Francisco ayant tiré prétexte pour les déloger de violations alléguées au Code de la Santé publique, etc, et il conclut:
Les plus cinglés des marginaux et des clochards qui font partie du mouvement méritent d’y être, méritent d’être vus. Parce qu’ils portent un témoignage inarticulé des iniquités contre lesquelles se dresse ce mouvement. [...] Ils sont aussi partie prenante de cette Amérique que le mouvement essaie d’améliorer. Ils sont aussi nos frères. [...] Il y a dans ce mouvement naissant une tension inévitable entre les sans domicile fixe et la classe moyenne, entre les radicaux prêts à la confrontation et les modérés qui la refusent. Mais les tentes au pied de Market Street sont assez grandes pour eux tous. Et, de toutes les cités, San Francisco devrait les accueillir. Elles ont beau être laides, elles portent quelque chose de très beau. Saint François, en l’honneur de qui cette ville a été nommée et qui commença sa carrière de saint en donnant son manteau à un pauvre, l’aurait compris.
Bien dit, M. Kamiya! Vous voyez qu’il vous est possible d’exprimer des choses profondes, belles et sensées sans avoir besoin de recourir à l’insulte narquoise. Pourquoi n’essaieriez-vous pas de faire de même avec les situationnistes? Je sais que ce sera plus difficile: cela vous demandera une étude sérieuse de la question aussi bien qu’une remise en question de vous-même. Mais, puisque vous semblez être un type décent et raisonnablement intelligent, vous devriez en être capable pour peu que vous y mettiez votre cœur et votre esprit.

 


Version française de The Situationists and the Occupation Movements (1968/2011). Traduit de l’américain par Alain Koiran et Ken Knabb. Anti-copyright.

Sur le même sujet, voir:
Le réveil en Amérique
Entretien sur le mouvement des occupations aux États-Unis


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