août 2012
Voici le message de Bensaada :
Bonjour (ou bonsoir)
Je vous propose de lire ma réponse à l’article de Michel Onfray qui a été publié le 10 août dernier par El Watan. Il faut mentionner que mon article fait suite à d’excellents papiers de confrères et amis que j’ai publiés sur mon site.
Mon article s’intitule « Onfray, Camus et les "plumitifs du régime" » et sera publié dimanche 26 août 2012 dans les colonnes du courageux journal La Nouvelle République (d’autres journaux algériens de renom n’ont pas osé se "mouiller").
- En ligne (Calaméo) : http://fr.calameo.com/read/00036684…
- Sur le site du journal : http://www.lnr-dz.com/pdf/journal/j…
- Sur mon site agrémenté de documents multimédias : http://www.ahmedbensaada.com/index….
Et, bien sûr, je vous invite à consulter (et à diffuser largement) la page spécialement réservée sur mon site à la « Polémique Onfray-Camus-El Watan » :
http://www.ahmedbensaada.com/index….
Vous y trouverez d’autres excellents textes sur le sujet.
Bonne lecture…
Ahmed
Je dois reconnaître que j’ai déjà éprouvé de la sympathie pour Michel Onfray, ce philosophe médiatique qui, jonglant avec Épicure, Nietzsche, Spinoza, Descartes et autre Heidegger, est omniprésent dans l’univers cathodique, le cyberespace et les devantures des librairies.
Cette sympathie est probablement née de sa prise de position courageuse contre Roman Polanski [1], condamnant le cinéaste amateur de chair infantile, alors que d’autres « sommités » intellectuelles françaises, comme l’illustrissime Bernard-Henri Levy (BHL), n’avaient rien trouvé de mieux que de nous expliquer que le viol d’une enfant de 13 ans n’était pas « pour autant, un crime de sang, voire un crime contre l’humanité » [2].
Ensuite, il y a eu les affaires « Freud » et « Soler » à l’occasion desquelles toute une meute de psychanalystes outrés [3, 4] et de philosophes ulcérés [5], ont déversé des litres de fiel et des pintes de venin sur le fondateur de l'Université populaire de Caen qui avait osé donner un coup de pied philosophique dans leurs fourmilières respectives.
À ma décharge, il faut dire que j’ai toujours pensé qu’être la cible des critiques de BHL et consorts est implicitement une reconnaissance de la respectabilité de la personne ciblée et un gage de son honnêteté.
Toutefois, je n’aurais jamais imaginé qu’Onfray quitte son microcosme parisien, réel écosystème de la bien-pensance française, pour s’inviter dans un journal bien de chez nous en cette période de double réjouissance que sont le Ramadhan et le cinquantenaire de l’indépendance de notre pays.
Est-ce pour fuir les flammèches de ses multiples détracteurs qu’il est venu se réfugier dans les pages d’un des journaux de l’ancienne colonie de son pays? Ou est-ce pour esquiver le feu nourri des virulentes critiques [6, 7] qui ont accompagné la sortie de son livre sur Camus?
Toujours est-il qu’El Watan lui a offert l’hospitalité pour venir nous parler du « Camus nouveau » revisité par ses soins [8].
Profitant de cette invitation, on l’entend dire à propos de la fameuse phrase de Stockholm [9] prononcée par Camus: « Cette phrase dont vous parlez n’est pas malheureuse, c’est l’interprétation des sartriens qui l’est... […] : s’il [Camus] affirme qu’entre la justice et sa mère il choisit sa mère, il faut entendre : si la justice a besoin de l’injustice pour s’installer, alors elle n’est pas justice et je ne défends pas cette justice à laquelle je préfère la victime innocente qui pourrait faire les frais de cette justice en se trouvant là où une bombe aura été posée... ». Il ne faut pas être sartrien et, surtout, avoir les capacités intellectuelles d’Onfray pour comprendre ce que Camus avait voulu dire dans cette fameuse phrase qui a tant fait couler d’encre. Une question pourtant se pose : comment se fait-il qu’un philosophe et écrivain de la trempe de Camus, lui qui manie la langue française avec tant de dextérité, n’a pas pu expliciter sa pensée et démentir lui-même les assertions de ses adversaires? Pourtant dans d’autres occasions et pour d’autres peuples, il a été on ne peut plus clair sur ses convictions. Nous y reviendrons.
Questionné sur l’absence significative des « arabes » dans les principaux romans de Camus, Onfray fit l’étrange déclaration : « Il n’a pas plus parlé des juifs présents sur le sol algérien depuis plus de mille ans... Il ne me semble pas que ça fasse de lui pour autant un antisémite... ».
Oh que non, M. le philosophe! Camus est loin d’être un antisémite et vous devez bien le savoir.
Voici ce que nous apprend Albert Bensoussan à propos de Camus et de la communauté juive oranaise sous le régime de Vichy: « il avait fallu organiser l’enseignement pour les enfants juifs chassés des écoles, sous l’autorité des maîtres eux-mêmes mis à pied – tous juifs, à l‘exception notable d’Albert Camus qui, exclu de l’enseignement pour cause de tuberculose, fut recruté par le professeur André Bénichou à l’école juive d’Oran, baptisée « cours Descartes », en 1941-1942 ; et c’est de cette expérience que le futur prix Nobel allait tirer son roman La Peste, tout en faisant souche localement, puisqu’il épousa alors une jeune fille d’origine juive, Francine Faure, petite-fille de Clara Touboul » [10]. Ce qui lui fit dire : « Bon, alors Camus est de la famille, n’est-ce pas ? ». Et d’ajouter, plus loin: « Alors oui, nous pouvons dire […] qu’Albert Camus fut notre ami, qu’il fut des nôtres, dans ses positions politiques et morales comme dans ses écrits et son engagement. Albert Camus, notre grand frère » [11].
C’est dans ce même article que l’on apprend qu’il était très probable que Camus se soit inspiré de deux de ses amis juifs d’Oran (les frères Raoul et Loulou Bensoussan) pour le personnage de Meursault dans L’Étranger.
Les positions politiques et morales de Camus sont allées bien au-delà de la communauté juive algérienne. En effet, lors d’un discours daté du 22 janvier 1958 (soit environ un an après la phrase de Stockholm), il déclare : « Ce sont mes amis d’Israël, de l’exemplaire Israël, qu’on veut détruire sous l’alibi commode de l’anticolonialisme mais dont nous défendrons le droit de vivre, nous qui avons été témoins du massacre de ces millions de Juifs et qui trouvons juste et bon que leurs fils créent la patrie que nous n’avons pas su leur donner » [12].
Rappelons, pour mettre cette déclaration dans son contexte, qu’à cette date, la guerre d’Algérie battait son plein et que le peuple algérien subissait les affres d’une répression sanglante menée par l'armée française.
Onfray ne nous dit pas pourquoi, dans ce cas précis, la phraséologie de Camus est si limpide alors que la déclaration de Stockholm nécessite des générations d’exégètes pour la déchiffrer.
Cette profession de foi de Camus envers Israël n’est pas sans nous rappeler un fait intéressant concernant Onfray. Dans un brillant article sur le « Camus nouveau », Olivier Todd, le biographe de Camus, a fait la remarque suivante : « Jargonnant, caracolant sur l'ontologie et la phénoménologie, Onfray se défoule et refoule, ne renonçant pas aux basses anecdotes. Plutôt qu'une biographie de Camus, ce livre ne serait-il pas une autobiographie d'Onfray? » [13].
Il n’a pas pu si bien dire. Curieusement, cette analogie est vérifiée dans la position adoptée par Onfray à l’égard d’Israël : « Je suis sioniste » a-t-il déclaré sans ambages. Et de poursuivre : « Il est légitime que les juifs aient droit à leur Terre et il est légitime qu’on puisse construire cet état d’Israël » [14].
Onfray partageant une opinion analogue à celle de Camus sur la colonisation de la Palestine! Partagerait-il aussi celle de Camus sur l’Algérie française? Le mimétisme révélé par Olivier Todd serait alors parfait.
Questionné par El Watan sur la solution qu’auraient dû choisir les Algériens contre le dégradant et révoltant ordre colonial, Onfray eut l’étrange réponse : « Je vous rappelle à cet effet que ce sont les Algériens qui ont choisi la voie de la violence et sont à l’origine du plus grand nombre de morts du côté... algérien ! ». Et, pour se donner raison, il ajouta : « Dans cet ordre d’idées, Melouza constitue un massacre emblématique : 303 Algériens égorgés et massacrés par leurs compatriotes algériens... ». La preuve par 9!
Comment, avec de tels arguments, Onfray a-t-il réussi à avoir le statut de philosophe de France et de Navarre?
Certes, le massacre de Melouza est un épisode douloureux de la révolution algérienne et il faut le condamner vigoureusement. Mais de là à ne citer que cet exemple et passer sous silence l’extermination de millions d’Algériens victimes de 132 ans de répression coloniale, on n’est plus dans le registre de la dissertation mais de celui de la mauvaise foi.
Onfray connaît-il par exemple l’histoire de la tribu des Ouffia horriblement massacrée en 1832 par l’armée française? Des enfumades des Ouled Sbih sous les ordres du Général Cavaignac (1844) et des Ouled Riah par le colonel Pélissier (1845)? De l’extermination de la moitié de la population algérienne entre 1830 et 1870? Des 45 000 morts du 8 mai 1945? Des centaines de milliers de victimes de la barbarie française durant les révoltes successives depuis l’occupation jusqu’à l’indépendance de l’Algérie?
Un tel manque de rigueur dans l’analyse historique donne raison à certains de ses détracteurs qui n’ont pas hésité à affirmer que « ce n’est que par une imposture dont il faudrait prendre le temps de décrypter la portée qu’Onfray a pu s’acquérir la réputation d’être philosophe » [15].
Venons-en maintenant au bouquet final que représente son commentaire sur les intellectuels algériens qui se sont opposés, en 2010, à la « caravane de Camus » : « Voilà ce que le parti au pouvoir aura probablement rédigé en demandant à de supposés intellectuels d’apposer leur signature au bas de ce document ! Ce tissu de mensonges ne mérite pas le commentaire, il discrédite tous ceux qui, signant ce texte, se prétendent intellectuels... Sous tous les régimes qui ne supportent pas la liberté, il existe une cour de plumitifs qui vont au-devant des désirs et des souhaits du pouvoir pour en obtenir des avantages. La vie et l’œuvre de Camus témoignent dans le détail du contraire de ce qu’affirment ces prétendus intellectuels ».
Sans prendre le temps de vérifier l’identité ni les motivations de ces « prétendus intellectuels » qui ont dit non à la « caravane de Camus » (et dont je faisais partie), Onfray les a traités de la même façon que ses compatriotes les colons traitaient nos compatriotes les indigènes. C'est-à-dire avec mépris, suffisance et dédain. Il les a accusés d’être des « plumitifs du régime » alors qu’il devrait savoir que le principal instigateur de cette caravane, en l’occurrence Yasmina Khadra (de son vrai nom Mohammed Moulessehoul), est un salarié dudit « régime », nommé par décret présidentiel [16].
Le Sage de l’Université populaire de Caen, temple du savoir universel et de la liberté d’expression, peut-il comprendre que ceux qui ne partagent pas son opinion ne sont pas nécessairement au service de forces occultes qui travaillent dans le noir? Que balayer avec arrogance du revers de la main les idées d’autrui n’est pas digne du statut de « philosophe » ni d’universitaire dont il se réclame? Qu’il devrait plutôt descendre de son Olympe pour rencontrer les mortels et plumitifs que nous sommes? Il y trouverait certainement matière à réflexion pour ses douteuses pérégrinations philosophiques.
En 2006, Onfray a été nommé « prêtre honoraire » de la secte de Raël, ce qui a alimenté une série d’articles sarcastiques qui n’ont pas plu à notre philosophe [18]. Vexé, il a alors sorti ses griffes et a traité le journaliste du Monde qui avait relayé l’information de…plumitif!
Décidément, Onfray qualifie de « plumitifs » tous ceux qui ne partagent pas ses idées ou qui le dérangent dans sa béatitude philosophique. Mais tout intelligent qu’il semble être, ne s’est-il pas posé la question s’il n’était pas lui-même le plumitif d’El Watan? Pourquoi ce journal a-t-il donné la parole à ce prétendu « expert » de Camus alors que certains critiques sont plus que sceptiques? En effet, commentant le « Camus nouveau » d’Onfrey, Marc Riglet s’est exclamé : « Pourquoi, surtout, faut-il écrire si vite et s'exposer aux approximations fâcheuses quand ce ne sont pas de simples bourdes ? […] Ce qui serait bien, finalement, c'est que les livres de Michel Onfray soient relus, avant d'être édités » [19].