Cordoue couronne El Cordobés
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Par Jacques Durand, le 28 novembre 2002 à 01:55
Portrait - L’ancien vagabond a été nommé cinquième « calife » de la ville.
Le photographe Lucien Clergue et l’écrivain Jean-Marie Magnan ont du nez. Ils ont publié, en mars, un ouvrage au titre prémonitoire, El Cordobés, le cinquième calife (1). Le 29 octobre, à l’Alcazar de Cordoue et comme pour leur donner raison, Manuel Benítez El Cordobés, 66 ans, a été proclamé 5e calife de la tauromachie devant tout le gratin taurin ; des toreros retirés El Viti, Pedres, Camino, aux toreros contemporains, Joselito, Ponce, Tomás, El Juli, en passant par la crème des éleveurs, Victorino Martin, Eduardo Miura, Alvaro Domecq… Cette apothéose officielle était organisée par la mairie de Cordoue. Pour être sacré calife de la tauromachie, il faut être natif de Cordoue, ou de sa province, avoir dominé et marqué la corrida en son temps, et avoir fait briller le nom de Cordoue de Cordoba bien au-delà de la calle Gondomar. Conditions amplement remplies par le formidable et universel El Cordobés.
Outre tuer des toros comme un chef, ce prénommé Rafael, archange protecteur de la ville, est bienvenu. El Cordobés succède donc à « Petit Lézard » (Rafael Molina « Lagartijo » 1841-1900), au « Petit Guerra » (Rafael Guerra « Guerrita », 1892-1941), au « Petit Pilonneur » (Rafael Gonzalez Madrid « Machaquito » 1880-1955) et à « Petit Manolo », Manuel Rodriguez « Manolete » (1917-1947). Ça fait pas bézef au club, d’où certains, comme le critique taurin Jose Luis de Cordoba, bannissent « Machaquito ». A la différence de ces prédécesseurs, hissé à ce titre honorifique et officieux par la seule vox populi, El Cordobés a été nommé calife par décret municipal signé par la maire communiste Rosa Aguilar et après un débat de quatre ans puis, selon la mairie, une « forte revendication populaire ». Unanime ? Pas sûr. Le 6 juillet dernier dans ses colonnes, un lecteur du Diario Cordoba, dénie « au célèbre Manuel Benítez, contre qui je n’ai rien », tout mérite, « pour faire étalage de cette distinction de si grande catégorie, à l’intérieur de l’orthodoxie taurine ». Il ajoute : « Si Machaquito l’est (calife, ndlr), quand beaucoup le contestent, alors qu’il fut un grandiose matador de toros dans le sens plein du mot, comment peut-on distinguer El Cordobés qui, lorsqu’il a réussi à bien tuer les toros, l’a fait par hasard ? » Ce n’est pas seulement vache, c’est aussi injuste.
Corps de chewing-gum
En commençant son discours d’intronisation, Rosa Aguilar a évoqué l’importance ancienne de Cordoue du temps de Rome et sa splendeur musulmane à l’époque du califat des Omeyyades. Puis elle a associé El Cordobés aux grands hommes de la cité : Sénèque, Maïmonide, Averroès. Excusez du peu… El Cordobés a laissé son laïus préparé dans sa poche et a, en espontaneo, improvisé une harangue sur sa vie, en évoquant d’abord la détresse de sa jeunesse, revendiquée, maintenant, comme « une gloire ». La gloire du « vaurien » lorsque orphelin, puis vagabond, il connaissait « la faim, la misère de l’après-guerre civile espagnole, la prison », et, sous-entendu, les coups afférents. Dans celle de son village natal de Palma del Rio, le chef de la Guardia Civil, le bastonnait avec deux baguettes baptisées de noms de toreros, « l’une Arruza, l’autre Manolete ». A celle de Cordoue où il est resté trois mois, il a failli se faire violer et dans celle de Carabanchel à Madrid, où il a été bouclé trois semaines pour avoir sauté en piste à Las Ventas, on le faisait manger à même le sol. Dans l’Alcazar, El Cordobés, toujours aussi spontané et pétulant, interrompait son speech pour saluer ceux qu’il reconnaissait dans la salle : « Antonio, phénomène ! », ou demandait à ceux qu’il aurait pu oublier de lever le doigt pour qu’il les salue. Grâce à son courage, à son magnétisme, à son intelligence, à sa main gauche et à son corps de chewing-gum, le paria, devenu nabab après une époustouflante carrière, est donc, depuis fin octobre, membre de la très sélecte Académie de la Cordouanité taurine.
Calife ? Le mot a été appliqué à la tauromachie par le critique taurin « Sobaquillo », qui comparait Lagartijo à Abd-ar-Rahman III, grand calife de Cordoue au XIe siècle. De Frascuelo, son rival de Grenade, Lagartijo disait : « On est pareils. La seule différence, c’est que moi on m’appelle le "maestro". » A Cordoue, Lagartijo, fameux pour ces coups d’épée, l’était aussi pour sa piété et sa bonté envers les déshérités ; il s’inventait des travaux dans sa propriété pour occuper des chômeurs, et sa famille, un siècle après lui, continue à maintenir financièrement la chapelle du Christ du Prétoire. Sur la place de Las Tendillas, la tête de la statue du fameux Gonzalo Fernandez de Cordoba, dit le Gran Capitan, n’est autre que celle de Lagartijo. Son autre grand rival, El Tato, lui offrira l’une de ces épées, conservée au musée taurin de la ville avec, gravée sur la lame, cette dédicace : « Si, comme disent les philosophes, la gratitude est l’attribut des âmes nobles, accepte, cher Lagartijo, ce présent. »
Un ange habillé de noir
Guerrita commencera sa carrière comme banderillero de Lagartijo, avant de devenir le calife numéro 2. Chacun d’eux avait ses partisans, et Sobaquillo, fidèle lagartijiste, traitera un jour le grand Guerrita de « sous-Cordouan ». Mais lorsqu’un guerriste dira, un jour, du mal de Lagartijo, Guerrita lui bouclera le bec : « Pour parler de ce grand torero, il faudrait avant se laver la bouche avec de l’eau de Cologne ! » Comme tout bon Cordouan, le petit et fragile Machaquito, baptisé ainsi par Guerrita, était un silencieux qui n’avait pas la langue dans sa poche. Un, jour il brindera un toro à Angeles Clementson, une Anglaise vêtue de noir, qui deviendra sa femme, en lui balançant : « Les choses au ciel doivent aller bien mal pour que les anges soient habillés de noir. » Les toros lui déchiraient ses chemises au moment de l’estocade, tant il s’élançait loyalement entre leurs cornes. Il en tuera 1755, ce qui fait beaucoup de chemises. Son apoderado, surnommé El Bebe, ne sortait jamais de Cordoue. Machaquito recevra la Croix de la Bienfaisance pour avoir, le 29 août 1902, à Hinojosa del Duque, et alors que tout un gradin venait de s’effondrer en piste, toréé et tué un toro qui menaçait des dizaines de spectateurs.
Manolete réhabilité
Manolete, calife numéro 4, n’a pas eu que des idolâtres à Cordoue. En 1945, faute d’accord financier, il ne vient pas toréer dans sa ville. De colère, les patrons de café tourneront, étiquettes contre le mur, les bouteilles d’anis Manolete. Le 28 août 1947, jour de sa mort, une claque hostile de Cordouans ira à Linares pour l’insulter et traiter l’une de ses soeurs de pute. Cette douloureuse hostilité et son exaspération doivent éclairer l’estocade suicide qui provoquera sa mort. Depuis, Cordoue s’est repentie. Tombeau de roi, buste, statue, souvenirs au musée taurin, photographie obsédante dans les bars, le calife numéro 4 est partout à Cordoue, devenue son reliquaire. Ainsi la taverne de Paco Acedo, spécialiste de la morue en marinade, près de la tour de la Mauvaise-Mort, conserve une patte qu’il a coupée dans les arènes de la ville, et le restaurant de Paco Cerezo, pied de porc et queue de toro, garde pieusement le mouchoir rougi de son sang, utilisé à Linares pour tamponner sa blessure.
Mardi 29, Rosa Aguilar a conclu en expliquant qu’être nommé calife supposait une responsabilité et un engagement « pour toute la vie ». El Cordobés, lui, a achevé son intervention en affirmant que Cordoue et les Cordouans pourraient dorénavant compter sur lui. Belle passe inversée pour celui qui, dans sa jeunesse, ne comptait pour personne, n’était rien et avait été chassé de son village au nom de la loi sur « les Vagabonds et les Mauvais Sujets ».
(1) Editions Actes Sud, 116 pages, 32 euros.