« Dieudonné n’est plus un humoriste »
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/45e…
Caroline Stevan
Mercredi 08 janvier 2014
Interdit à Nantes, le trublion doit se produire bientôt à Nyon. Des professionnels de la culture se prononcent sur l’opportunité d’une telle programmation. En France, la polémique enfle, après la montée au créneau du ministre de l’Intérieur
La quenelle, fleuron de la gastronomie lyonnaise, ne passe plus très bien en France, dans sa version « dieudonnienne » en tout cas. Le préfet de Loire-Atlantique a décidé hier l’interdiction du spectacle de l’humoriste à Nantes, par crainte de débordements suscités par les nombreuses provocations du trublion, dont la quenelle – assimilée par des organisations juives à un salut nazi à l’envers – n’est qu’un exemple. D’autres représentants de l’Etat pourraient suivre, motivés par leur ministre de l’Intérieur et lassés par les propos nauséabonds et parfois antisémites du comédien (lire ci-dessous).
En Suisse, Dieudonné est programmé début février et début mars au Théâtre de Marens, à Nyon. Huit représentations sur dix affichent déjà complet. Cela fait plusieurs années que le comique franco-camerounais se produit dans la plus grande salle de spectacle de la ville vaudoise (462 places). L’organisateur, un professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Fribourg, est toujours le même ; Djily Diagne est resté injoignable hier, malgré nos nombreux appels. C’est lui, également, qui avait planifié la venue de Dieudonné à Genève en 2010, interdite par la municipalité. Saisis par Diagne, le Tribunal administratif puis le Tribunal fédéral retoquèrent la décision de la ville, qui avait déjà bloqué la venue du comique en 2004, avant de se raviser. Motif : une restriction de la liberté d’expression n’était justifiée en ce cas par aucun intérêt public ni risque majeur de trouble à l’ordre public. « Que Dieudonné ait, à plusieurs reprises, eu des attitudes provocatrices et tenu des propos choquants ne permet pas d’interdire qu’il se produise en public », stipulait notamment l’arrêt du 8 décembre 2010. Sur ce point, les avis sont très partagés. Le Temps en a récolté quelques-uns.
Olivier Mayor
Municipal chargé de la Culture
à Nyon, où se produira bientôt Dieudonné
« La question d’une interdiction s’est déjà posée, puisque cela fait plusieurs années que Dieudonné vient à Nyon. Notre ligne est toujours la même : nous sommes au courant des frasques et dérapages verbaux de ce monsieur et les condamnons fermement, mais le Tribunal fédéral s’est prononcé sur le sujet et a décidé que la liberté d’expression primait. C’est un droit fondamental, qui ne peut être bafoué. Le mauvais goût, le très mauvais goût en l’occurrence, n’est pas pénalement répréhensible et c’est tant mieux. Dieudonné a été condamné en France pour des propos tenus en dehors de ses spectacles, ce n’est pas le cas ici.
« Nous ne souhaitons pas lui faire de publicité directe en lui donnant l’opportunité de se présenter en victime. Il ne me fait pas tellement rire, son modus operandi s’arrête à la provocation, et moins nous lui ferons de publicité, plus vite il sera jugé sur ce qu’il vaut. L’interdire reviendrait à un coup de vent ou un effet d’annonce, puisque l’on serait désavoué ensuite par la justice. D’une manière générale, interdire a priori dépasse les limites du droit, c’est de la censure. En revanche, il est nécessaire d’être ferme ensuite, si la loi est violée. Il n’y a jamais eu de troubles lors des précédentes venues de Dieudonné à Nyon. Aucun dispositif sécuritaire particulier n’est prévu pour l’instant. »
Pierre Naftule
Metteur en scène et producteur de spectacles comiques (Marie-Thérèse Porchet, Laurent Deshusses…)
« Dieudonné, les caricatures de Mahomet… Depuis quelques années, j’ai l’impression d’une volonté un peu diffuse des autorités, politiques ou religieuses, de cadrer tout cela. Certains sketches de Desproges ne pourraient plus être joués aujourd’hui. Or, l’interdiction est ce qu’il y a de plus mauvais. Il est toujours mieux de laisser faire et de démontrer ensuite que le type a dit des conneries. Lorsque l’humour devient trop militant, il ne me fait plus rire. Je l’ai répété souvent aux humoristes avec qui j’ai travaillé. Dieudonné a été l’un des gars les plus drôles qu’on ait connu, puis il y a eu un glissement. Quand le spectacle devient un meeting politique, même si les gens rient, on sort du cadre de l’humour grand public. L’un de mes amis humoristes est allé voir Dieudonné sur scène ; alors oui, il a ri, mais il n’y retournera pas, parce qu’il n’a aucune envie d’être avec les gens qui se trouvaient à ses côtés dans le public. Dieudonné a une grande force comique, mais il s’en sert pour autre chose.
» Les humoristes s’autocensurent en permanence. Il y a les blagues que l’on raconte à table, celles devant une assemblée de vingt personnes et celles devant des centaines de spectateurs. On rit toujours aux dépens de quelqu’un, mais ma limite est de ne pas blesser. Ce n’est pas celle de Dieudonné. »
Johanne Gurfinkiel
Secrétaire général de la Cicad
(Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la
diffamation)
« Nous sommes déjà intervenus auprès de la municipalité de Nyon, puisque Dieudonné s’y est produit à plusieurs reprises. La question d’une interdiction préalable n’est pas prévue par le droit suisse, le problème reste donc entier. J’entends bien le syndic de la ville dire qu’il ne faut pas faire de publicité à cet humoriste, mais je préférerais l’écouter déplorer l’impossibilité d’une interdiction et condamner publiquement les propos antisémites de Dieudonné. Il en va de la responsabilité des autorités. Ensuite, c’est à la justice de s’auto-saisir pour contrôler si le spectacle tombe sous le coup de l’article 261 bis du Code pénal, qui condamne notamment les propos racistes et antisémites. Nous avons, de notre côté, déjà assisté à ses shows pour vérifier, mais il est difficile de le condamner ; il est toujours sur la ligne. A partir du moment où un spectacle sert à diffuser un message antisémite – c’est le cas aujourd’hui avec la quenelle, ce le fut avec l’invitation de Faurisson sur scène – la question de l’interdiction se pose pourtant. »
Grégoire Furrer
Président du Montreux Comedy Festival
« Je comprends les interdictions en France, même si je ne suis pas pour. J’ai programmé Dieudonné au début, mais je ne le fais plus depuis plusieurs années. Il utilise la liberté d’expression avec des objectifs détestables, à des fins de propagande. Il sort clairement de la sphère du spectacle. Dieudonné n’est plus un humoriste, c’est un idéologue. Il est, en revanche, suffisamment malin pour rester dans le cadre de la loi durant ses spectacles, c’est donc compliqué de trouver un motif légal pour les interdire. Et cela créerait un précédent délicat.
Tant que l’on reste dans l’humour, les limites doivent être les plus minces possibles. J’ai programmé un sketch sur la pédophilie, certains de mes confrères ne l’auraient pas fait. On peut se moquer des juifs ou des handicapés, on peut rire de la Shoah, même si cela n’est pas drôle pour tout le monde ; cela reste un mauvais gag. Faire monter Faurisson sur scène relève d’autre chose. En outre, un artiste est dans la lumière, il possède un charisme qui lui permet d’embarquer des milliers de gens, et cela suppose une certaine responsabilité. »