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Goncourt, Renaudot, Kamel Daoud ; une illusion néocoloniale

mardi 11 novembre 2014, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 11 novembre 2014).

LA SÉLECTION ET LA DISQUALIFICATION DE KAMEL DAOUD AUX PRIX GONCOURT ET RENAUDOT 2014

Une illusion néocoloniale

Par Abdellali MERDACI*

La sélection par les académies Goncourt et Renaudot, en France, du premier roman Meursault, contre-enquête (Alger, Barzakh, 2013 ; Arles, Actes Sud, 2014) de Kamel Daoud et sa disqualification, le 5 novembre 2014, dans leurs ultimes votes pour l’attribution de leurs prix, ont été vécues comme un événement national en Algérie. Au moment où le pays célébrait le 60e anniversaire de son entrée en guerre contre le colonialisme français, le délire qui a accompagné les listes des deux jurys depuis leurs premières proclamations, distinguant l’œuvre du chroniqueur oranais, font penser à un pays encore sous domination française, à une sorte de République algérienne fédérée à la France, telle qu’elle a été pensée dans les années 1940 par Ferhat Abbas. Ce qui est une amère rétractation. Dans la patrie de Larbi Ben M’hidi et des centaines de milliers de martyrs de la guerre d’Indépendance, ce n’est plus seulement le football qui se pare des couleurs de la France mais aussi la littérature, au moment où le chef du FLN, jadis porte-flambeau de la guerre anticoloniale, est plus présent dans ses résidences parisiennes cossues que dans les bureaux enfumés de son austère palais algérois. Cette ferveur pour les coulisses putrides de grands prix littéraires français, dénoncées par le critique et historien Jacques Brenner, en 2006, fut-elle partagée par le vigilant commentateur Maâmar Farah, le très provincial Boubakeur Hamidechi (Le Soir d’Algérie, 30 octobre et 1er novembre 2014) et l’universitaire Belkacem Ahcène-Djaballah, fringant critique littéraire (Le Quotidien d’Oran, 30 octobre 2014). Fut-elle, enfin, consentie à la poignante dramatisation au lendemain de l’annonce de la défaite du candidat algérien par plusieurs quotidiens comme en témoignent les commentaires contrits d’El Watan et de L’Expression dans leur édition du 6 novembre 2014, reprenant les messages désespérés de l’auteur désavoué à ses soutiens sur Tweeter et Facebook ?

Une France littéraire assimilatrice

Créé, en 1896, par volonté testamentaire d’Edmond de Goncourt pour célébrer la mémoire de son frère Jules, disparu en 1870, le prix qui porte leur nom était au départ destiné à un jeune auteur français ; mais cela n’a pas toujours été le cas. En fonction des fluctuations de l’histoire littéraire de la France, ces critères d’âge et de nationalité n’ont jamais été érigés en règle. Dans la première décennie de son outrecuidant magistère, le prix Goncourt apparaît tout proche de l’entreprise coloniale française consacrant les œuvres de John-Antoine Nau (« Cristobal, le poète », 1903), Claude Farrère (« Les Civilisés », 1905), Jérôme et Jean Tharaud (« Dingley, l’illustre écrivain », 1906), Marius-Ary Leblond (« En France », 1909). Il lui fut reproché d’avoir couronné, en 1921, René Maran et son « Batouala, véritable roman nègre », première ébauche d’un suave anticolonialisme littéraire, propre à effaroucher les rombières des beaux quartiers parisiens. Par le biais de ses nombreux prix, la France littéraire pratique une assimilation par le haut : elle naturalise les œuvres et auteurs de langue française dans le monde, marqués de singularité, quelles que soient leur origine ou leur nationalité, alors même qu’elle n’en manque pas dans sa propre littérature. S’il y a dans le champ littéraire français, des prix littéraires spécialement dédiés aux œuvres étrangères traduites, le prix Goncourt est une récompense traditionnellement destinée exclusivement aux seules œuvres de romanciers français nationaux ou assimilés – parfois même abusivement. En raison d’une attitude d’accaparement envahissante du champ littéraire français, il n’y a plus de littératures nationales belge et suisse de langue française, depuis longtemps ingérées par les histoires littéraires les plus officielles de l’École et de l’Université françaises. Au palmarès du Goncourt, les noms et les œuvres belges (Maxence Van Der Meersch, 1936 ; Francis Walder, 1958 ; Félicien Marceau, 1969 ; François Weyergans, 2005), suisse (Jacques Chessex, 1973), russes (Henri Troyat, 1938 ; Elsa Triolet, 1944 ; Andreï Makine, 1995), et d’autres pays (Romain Gary-Émile Ajar, Lituanie, 1956-1974 ; Vintila Horia, Roumanie, 1960 ;Tahar Ben Jelloun, Maroc, 1987 ; Amine Maalouf, Liban, 1993 ; Jonathan Littell, États-Unis, 2006), sont inscrits au patrimoine de la littérature française. Hors des prix littéraires, la liste d’écrivains assimilés dans les lettres françaises est plus longue. En 2014, la sélection de Kamel Daoud au prix Goncourt fleure l’insidieuse provocation néocoloniale. Elle constitue et prolonge dans sa forme un impérialisme culturel français qui ne désarme pas. Si l’État français n’a jamais renié son passé colonial, une longue histoire de violence et de dépouillement des peuples en Afrique et en Asie, il garde toujours la main sur ce legs controversé, et maintient, sur le plan politique et militaire son pré-carré africain. Il en va pareillement dans le champ culturel, en général, et plus sensiblement, dans les littératures de langue française de ses anciennes possessions dans le monde. Et la langue de l’ancien colonisateur, devenue la langue de plusieurs États de l’Afrique subsaharienne, enregistrant un remarquable développement en Algérie et dans les pays du Maghreb, s’érige-t-elle en vecteur d’un impérialisme culturel déguisé ?

« Briller » à Paris…

Si le français s’est imposé comme langue officielle dans les défuntes colonies de l’AEF-AOF, la situation est bien différente dans les pays du Maghreb qui ont gardé, au-delà des conséquences mesurables de la colonisation, des traditions linguistiques berbères et arabes locales, fortement enracinées. En Algérie, où le français garde une plus durable présence, des années 1830 à nos jours, il ne peut être ni « un butin de guerre » ni un « bien vacant », mais une recréation. Du fait des conditions de distribution des langues par l’État colonial, des nombreuses proximités communautaires et culturelles entre populations européennes, juive et indigène de l’Algérie coloniale, des hétérogénéités linguistiques sont soulignées depuis l’indépendance nationale. Ont-elles suscité un français algérien, autrefois rêvé par Henri Kréa, qui exprime dans sa syntaxe et dans sa morphologie une langue mutante, un de ces retentissements de l’Histoire qui paraît insurmontable ? S’il y a un arabe algérien, mixage inventif des langues d’usage dans les vastes territoires du pays, il existe, désormais, un français algérien, il est vrai moins coloré que le charabia d’antan, et parfois de bonne tenue, lorsqu’il n’est pas génial de truculences ; et, il se lit dans les journaux et dans la littérature, il se décline aussi à la radio et à la télévision, fourbissant une imparable identité linguistique. Si les différentes générations d’écrivains algériens, depuis la fin du XIXe siècle, ont fait le choix de la pureté de la langue française, souvent raillé par les critiques et historiens de cette littérature, les auteurs d’aujourd’hui, à l’image de Kamel Daoud, ne connaissent qu’un néo-français, idiome segmenté, corrompu de solécismes. C’est cette mutation en cours de la langue française d’Algérie que les académies Goncourt et Renaudot se sont empressées de retenir dans leurs listes successives ; et, avant elles, l’Académie française décernait le Prix François Mauriac à un de ses représentants. Mais, en vérité, ce que ces institutions de la langue et de la littérature françaises ont voulu sanctifier, c’est bien l’intarissable fortune littéraire d’Albert Camus, audacieusement recommencé dans son œuvre la plus contestable, par un écrivain algérien, qui pratique un ersatz de français, un français d’Arabe, renaissant dans les bruits et les fastes du centenaire de la naissance de l’écrivain colonial. Ce choix est celui de l’extravagance. Depuis son Manifeste « Pour une littérature-monde en français », en 2007, le champ littéraire français, particulièrement germanopratin, ne cache pas son ambition d’annexer les littératures des pays pratiquant le français et d’en établir une périphérie sanctuarisée. Beaucoup d’écrivains algériens se sont depuis intégrés à cette aventure littéraire néocoloniale, contre l’idée de littérature nationale algérienne, désormais recluse. Certains d’entre eux ont estimé que leur talent est mieux monnayé à Paris qu’à Alger ; d’autres ont voulu donner des gages en demandant et en obtenant simplement la nationalité française. Un romancier s’est affiché en Israël, pour y encourager une politique sanglante contre les Palestiniens, accumulant d’incertains hochets en contrepartie de misérables vilénies. Et il n’est pas moins significatif que Kamel Daoud ait « brillé […] dans les médias français par sa liberté de parole » à l’occasion d’une morne campagne électorale présidentielle en Algérie, comme l’observe une critique du « Point » (n° 2197 du 23 octobre 2014). Il pouvait aussi, pendant l’été 2014, au plus fort des tueries de femmes et d’enfants palestiniens de Ghaza par l’armée d’Israël, refuser dans une formule amphigourique, dans les colonnes du quotidien qui l’emploie, « une ‘‘solidarité’’ qui nous vend la fin du monde et non le début du monde ». Cette indifférence de Kamel Daoud envers la douleur du peuple de Ghaza, ne majorait-elle pas cette licence de tuer que s’est accordée, depuis longtemps au mépris des lois internationales, un sionisme arrogant ; elle a été résolument répandue dans les médias français par un écrivain-chroniqueur qui trempait sa plume dans le sang des martyrs palestiniens. Sur l’Algérie comme sur la Palestine, la presse littéraire parisienne, unanime, a su reconnaître cet engagement de trublion jacasseur, payé en recensions élogieuses pour un court roman mineur, au thème de seconde main, au style bravache, qui en d’autres circonstances n’aurait pas justifié un bas-de-casse dans ses colonnes. Il est certainement plus gratifiant pour un écrivain de faire une carrière éthique qui ne doit qu’à sa langue et à son imaginaire, plutôt qu’à un surenchérissement de moqueries sur son pays et à une course effrénée sur les cadavres d’enfants palestiniens. Mais on ne « brille » jamais à Paris et dans ses médias sans de redoutables conséquences.

Vaines surenchères politiques et piteuses démagogies littéraires

Je ne crois pas que la démarche de Kamel Daoud, comme celle de l’increvable « Voyageur d’Israël », soit des plus cohérentes. Tous les deux, en piètres opposants de salon à un pouvoir algérien calamiteux, ont forcé leur critique d’un système politique démentiel et de ses acteurs dans des médias parisiens assurément disposés à donner une grande ampleur à leur discours, au service de la promotion de leur œuvre et de leur carrière d’écrivain. L’auteur de Meursault, contre-enquête, rédacteur en chef du seul quotidien algérien qui a accepté de publier « l’Appel aux consciences anticoloniales » contre la « Caravane Camus » en Algérie (Le Quotidien d’Oran, 1er mars 2010) se découvre « camusien », en 2013, chasseur d’aubaine, dans une troublante volte-face et une insipide œuvre de circonstance. N’y a-t-il, là, rien de sordide et de dérisoire ? Dans une déclaration à El Watan (4 novembre 2014), il affirme avoir de nouveaux projets d’écriture. Attendons donc l’accueil que leur feront l’édition et la critique françaises et espérons que soit reconnu leur français pittoresque, loin de vaines surenchères politiciennes et piteuses démagogies littéraires. Il serait de bon ton que les écrivains algériens soient reconnus à l’étranger pour la solidité de leurs œuvres plutôt que par leurs incantations sur la liberté de parole dans leur pays que le système éclopé, plus préoccupé par le contrôle des rues des cités que par la traque des gazettes, ne leur conteste plus. Le choix de Kamel Daoud d’écrire sur l’Algérie pour nourrir une carrière littéraire en France lui appartient et personne ne songera à le lui discuter. Éliminé au prix Goncourt et à son lot de consolation, le Renaudot, échappera-t-il à un avilissant enrôlement nocturne de supplétif des lettres françaises, lui qui s’est projeté dans la fragile carapace de l’Arabe frère de l’Arabe abattu dans la moiteur d’une table faisandée du restaurant Drouant, à Paris. Une mort tout autant absurde et évocatrice que celle de l’Arabe de « L’Étranger », qui répète et ravive une illusion néocoloniale. Mais la littérature algérienne ne se résoudra pas à être une sous-zone de la littérature française et de ses sous-traitants stipendiés. Le seul combat, qui soit nécessaire aujourd’hui, c’est de défendre – en Algérie – une littérature nationale dans toutes ses langues sans distinction, libre et autonome, à l’instar de celles de la France et d’autres pays du monde. Cette littérature algérienne n’est pas française et elle ne le sera pas. L’impérialisme culturel français ne doit pas en faire une arrière-cour et solder en dépendance aliénée son honneur et son indépendance.

* Écrivain-universitaire. Professeur de l’enseignement supérieur. Dernier ouvrage paru : Une histoire littéraire déviée. La réception critique de la littérature algérienne de langue française d’avant 1950, Médersa, 2014.

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