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Les frères Lumière enterrés au Grand Palais en 2015

vendredi 1er mai 2015, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 1er mai 2015).

2015 : l’enterrement des frères Lumière au Grand Palais

http://blogs.mediapart.fr/blog/guil…

Le 28 avril 2015, par Guillaume Basquin

Je m’étais juré de ne plus revenir sur ce sujet désormais presque classé en France (c’est loin d’être le cas outre-Atlantique, grâce à l’opiniâtreté de l’association lancée par Tacita Dean, savefilm.org) : la numérisation totale du patrimoine cinématographique. Pourtant, l’occasion qui m’est donnée – l’exposition commémorative, dans un grand concert illuministe, des 120 ans de la première projection-Lumière (au Grand Café), au Grand Palais – m’est trop belle.

(Vue n° 91 Sortie d’Usine I (le premier film) © Association Frères Lumière)

Il n’a pas manqué qu’un critique se réjouît que, grâce à la technologie numérique, on pût voir les quelques 1 408 films de la production Lumière d’un seul coup, sur un écran géant ! Incrustation de petits pixels sur une surface en contenant, j’imagine, quelques 8 millions… Ah ! la voilà la bêtise de cette exposition… Au lieu de s’interroger sur la spécificité de l’invention des frères Lumière (la projection des images, par transparence (la lumière venant frapper les petits photogrammes de 35 mm dans le dos…), en public et dans le noir complet – c’était un dispositif : le dispositif « Lumière » – s’opposant à l’idée d’Edison avec son kinétoscope :

regarder les images seul – un par un – en voyeur très privé), eh bien on fait du spectacle, pour ne pas dire du spectaculaire… Personne ne dit que pas un film (même du patrimoine – seule exception : les films de Guy Gilles, mais c’était à la Cinémathèque, donc hors de l’industrie) n’a été tiré dans un laboratoire photochimique français pour être montré dans une salle de « cinéma » depuis plus de 16 mois (je sais, pour y avoir participé de mes deniers, que la dernière copie 35 mm sortie dans le circuit commercial fut Les Contrebandiers du Moonfleet de Fritz Lang, à l’Action Christine, en décembre 2013 – merci à son Directeur, Jean-Marie Rodon pour cette « héroïsme »)… Non. Personne ne dit l’exception. (Seuls les artistes la disent, comme d’habitude ; par exemple Jean-Jacques Schuhl : « Le cinéma a rendu les armes devant la télévision. ») Tout le monde dit la norme : film « restauré » (hum… c’est propre et net, mais ça ne ressemble pas du tout, pas une seconde[1], à un film qui tourne à très grande vitesse avec ses effets de vitrail et de lumière diffusant à travers un pochoir que sculptent les ombres – des ombres plein l’écran ! dirent les premiers commentateurs, et non des moindres) en 2K, 4K… Plus grave, personne ne dit que la principale originalité de l’invention des frères Lumière fut d’inventer un dispositif, une caméra, qui projetait : c’était en effet le même appareil qui enregistrait (sur film nitrate) et qui projetait les films : la caméra-Lumière (certaines fonctionnent encore), que voici :

(le cinématographe Lumière)

Allez donc essayer de projeter votre fichier dit « raw » avec sa caméra de naissance (les anglo-saxons disent « native »), la Red ou le Canon 5D… Impossible ! Ça n’est pas du tout fait pour projeter… Au contraire, ça a été conçu dès le départ en fonction de la diffusion, Godard l’a suffisamment dit[2]. Je le redis après lui : « Le projecteur Lumière se souvenait de la caméra. » Oui, un projecteur 16 mm ou super-8 se souvient exactement de la caméra 16 ou super-8 ; ils sont isomorphes ; ça tourne ; c’est la plus grande machine jamais conçue par l’homme si on met bout à bout tous les appareillages (caméras, tables de montage, projecteurs et autres visionneuses) et tous les films tournés de l’Histoire du cinéma[3]. Cette histoire est désormais finie (ci-gît le cinématographe : dans mon Fondu au noir), Peter Kubelka, cinéaste « expérimental » autrichien et théoricien, l’a dit à plusieurs reprises : « Comment peut-on croire que le cinéma numérique soit une continuation du cinématographe ? » – « Les films sont des objets à 3 dimensions, des sculptures ». Non, un diffuseur numérique d’« images mouvantes » ne se souvient pas du tout d’une quelconque caméra : il interpole les images en fonction du nombre de pixels du fichier « natif », pour les adapter à son maillage d’environ 2 000 x 4 000 points (un point c’est tout !).

La seule manière de rendre hommage aux frères Lumière aurait été de montrer, en la reconstruisant à l’identique au besoin (comme les temples japonais – l’illusion est très bonne : j’ai la sensation d’y être, d’être dans leur espace), que leur caméra pouvait projeter leurs films. Montrer que ce qui est considéré comme le premier film de l’Histoire du cinéma, La sortie de l’usine Lumière à Lyon (1895), durant une minute, mesure environ 30 mètres. Tout le reste n’est que Spectacle intégré et diffus…

Ce qui est formidable avec la société spectaculaire, c’est qu’il y a désormais une telle couche de propagande qui recouvre la réalité[4] qu’aussitôt que vous dites la vérité d’une situation, eh bien c’est vous qu’on soupçonne de « folie » ou de « paranoïa ». Il était inévitable, et je le redis après un grand stratège mort au siècle dernier, qu’au siècle du Spectacle le jugement de Feuerbach fût complètement confirmé : « Mon temps préfère l’image à la chose, la copie à l’orignal. » Le faux forme le goût et soutient le faux en faisant sciemment disparaître la possibilité de référence à l’authentique (je ne reverrai sans doute plus jamais le film 35 mm appelé Zabriskie Point, car les producteurs de la « restauration » de ce film, en bons nouveaux propriétaires de la société, bloquent désormais toute projection-Lumière du film afin de pouvoir toucher les royalties de leur forfait !). On refait même le vrai, dès que c’est possible, pour le faire ressembler au faux (le DCP de Zabriskie Point semble avoir été filmé hier en HD !)… Décidément, depuis les débuts de la littérature, le théâtre grec – c’était alors la naissance de la tragédie –, on n’aime pas les messagers qui disent les faits et annoncent de mauvaises nouvelles : si possible, on les « tue » – ce qui est arrivé, on s’en souvient, à Hermès… Dans un blog, on parut être fier d’écrire qu’on me laissait avec mon « café en grain de la maison Verlet » pour se contenter de café en conserve « Nespresso »… On m’y traita de « thuriféraire » de la pellicule… Je ne sais qu’une chose : quand vous voyez ou revoyez, à la Cinémathèque française, Time in the Sun de S.M. Eisentein (1931) en projection 35 mm, ou bien Douro Faina Fluvial de Manoel de Oliveira (1931), le 26 septembre 2012, quand vous voyez (c’est écrit sur le film : « Cinemateca Portuguesa ») et savez alors que la copie vient de la Cinémathèque portugaise, qu’elle a été caressée par de nombreuses mains, soignée, lavée, et puis transportée en avion ou en camion depuis Lisbonne pour être montrée à Paris, une unique fois tous les 5 ou 6 ans, eh bien vous êtes sûr que vous avez été en présence de l’« aura » – « apparition unique d’un lointain, si proche fût-il », écrivait Walter Benjamin dans son chef-œuvre – d’un film : jamais plus vous ne le reverrez, fleuve de photogrammes dans son devenir poussière, dans le même état – quant le fichier numérique du DCP de Zabriskie Point, lui, sera toujours dans le même état – chose morte si l’on en croit Héraclite, le plus grand des philosophes –, jusqu’à son effacement, certain. 1 (ON) ou 0 (OFF).

Vous voulez encore une preuve de la propagande et du mensonge (d’État) qui recouvrent tout ? La voici : mes oreilles ont, il y a peu, entendu qu’il y a désormais un fond de subvention étatique pour numériser la collection de films du Centre Pompidou. Ainsi, à moyen terme, je ne suis même plus sûr de pouvoir revoir les films de Jonas Mekas ou Stan Brakhage en tant qu’œuvres d’art – des FILMS – dans la petite salle du centre d’art de la rue Beaubourg ; alors que je sais pertinemment qu’on peut commander et acheter à, par exemple, la coopérative de films expérimentaux de San Francisco, la « Canyon Cinema », une copie 16 mm d’un chef-d’œuvre absolu d’expérimentations avec la lumière et le mouvement, A Child’s Garden and the Serious Sea (1991 – 75 mn) de Stan Brakhage, pour un montant de 6 000 dollars[5]…

(photogramme de A Child’s Garden and the Serious Sea, Stan Brakhage, film 16 mm de 1991.)

Somme modique pour un musée « national »… Ainsi, on ferait tourner un peu les laboratoires photochimiques en grandes difficultés… Assurément, ça les aiderait… Mais, non ! Toujours la trahison de l’Afrance !… C’est l’option complètement inverse qui a déjà été décidé par l’État français et sa politique « cuculturelle », contre l’Art (du film), bien sûr ! Toujours l’argent des propriétaires de la société décide de tout… détruit tout… y compris l’art du film qui fleurissait encore à nos pieds il y a 3 ou 4 ans…

[1] J’en veux pour preuve ma dernière expérience de diffusion numérique, non annoncée au programme de la Cinémathèque, d’un chef-d’œuvre d’Antonioni, Zabriskie Point, le 20 avril 2015 : à aucun moment je n’ai pu, hélas, me dire « ah ! je revois enfin ce film vu une seule fois à la Cinémathèque de Chaillot en 2004 », non ! J’ai vu une information (de très haute définition) sur le film, mais pas le film ! C’est pourtant simple à comprendre…

[2] Cf. mon ouvrage Fondu au noir (le film à l’heure de sa reproduction numérisée) (éd. Paris Expérimental, 2013), que la grande presse s’est bien gardée de commenter, car provenant d’un outsider, non universitaire de surcroît…

[3] Cf. Pour une métahistoire du film de Hollis Frampton dans la revue Trafic n° 21.

[4] Propos de l’un des plus grands écrivains français vivants, Marc-Édouard Nabe. On ne sait pas assez qu’il a assisté à et raconté l’enterrement de la Cinémathèque de Langlois, celle de Chaillot, dans l’un de ses chefs-d’œuvre, L’Homme qui arrêta d’écrire (2010). Il est logique que notre époque n’ait pas commenté ce passage…

[5] Voir leur site www.canyoncinema.com, à la rubrique « catalog ».

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