VIVE LA RÉVOLUTION

Le bagne de la Guyane

jeudi 6 août 2015, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 6 août 2015).

Le bagne de Guyane, une histoire suisse

Bücher et Meier, les espions suisses de 14-18

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/5bc…

Jeudi 06 août 2015

Richard Werly

(Note : il suffit de cliquer sur une image pour l’agrandir)

Entre 1914 et 1918, une dizaine d’Helvètes sont arrêtés puis condamnés en France pour espionnage au profit de l’Allemagne. Le conflit terminé, leur déportation en Guyane est ordonnée

1776 francs : tel est le prix que l’ambassade de Suisse en France doit rembourser au printemps 1935 à l’Administration pénitentiaire coloniale pour le trajet en bateau entre Cayenne et Le Havre, via Fort-de-France (Martinique) effectué par un des derniers « politiques » helvétiques rapatriés.

Libéré le 24 décembre 1934 à la faveur d’une grâce présidentielle de Noël, Louis Meier débarque trois semaines plus tard en métropole avec un passeport neuf frappé de la croix blanche, sur lequel figure son patronyme original, Robert Meyer. L’ambassadeur suisse à Paris, Alphonse Dunant, affairé à clore le chapitre de ces déportés de « la der des ders », a fait parvenir le précieux document au directeur du camp pénitentiaire des îles du Salut le 20 septembre 1934. L’ex-bagnard Meier revoit défiler ses douze ans d’exil et les visages de ses compagnons de déportation, qu’il ne reverra jamais plus : Henri Bücher de Zurich, Jules-Joseph Peruccio de Genève…

Le premier, ramené en septembre 1928 sur les navires Biskra puis Pérou, a rencontré à bord l’officier salutiste suisse Charles Péan dont l’ouvrage Terre de bagne a contribué à secouer les consciences et le gouvernement. Bücher, soutenu durant sa détention par l’Entraide protestante, lui a remis des lettres en langue allemande pour sa famille de Zurich avant d’échouer au Havre, d’où la police française, après avoir perdu sa trace, l’a de nouveau arrêté, puis envoyé purger la fin de sa peine à la centrale de Clairvaux, près de Paris, où il décédera. Son rapatriement, prématuré et mal organisé, sera suivi de tractations interminables entre le détenu helvétique et l’administration du bagne de Guyane pour récupérer ses effets personnels saisis lors de son arrestation, dont une montre et un bracelet. Lesquels lui seront finalement restitués.

Jules Peruccio, matricule 42 918 né le 9 avril 1893 à Sion, de nationalité suisse et italienne, était pour sa part domicilié à Genève au moment de son arrestation à Grenoble le 15 juin 1915. Il se trouve, au moment où le libéré Louis Meier atteint Le Havre, toujours en Guyane où il finit de purger ses dix ans de « déportation en enceinte fortifiée » et ses vingt ans d’interdiction de séjour. Peruccio a raté sa chance : une peine d’un an de réclusion supplémentaire lui a été infligée en avril 1921 pour avoir « perdu un grand couteau qui lui avait été confié pour son travail de cuisinier ».

Louis Meier est celui sur lequel les archives coloniales consultées par Le Temps fournissent le plus d’informations, permettant de retracer la vie quotidienne, et les traitements différenciés dont a bénéficié, au bagne, la dizaine de Suisses arrêtés dans l’Hexagone durant le premier conflit mondial. Des « déportés » – et non transportés tels les droits communs – condamnés en cour martiale à la déportation pour « intelligence avec l’ennemi de l’Etat », soit espionnage au profit de l’Allemagne.

Accusations justifiées ? Paranoïa d’une France en guerre vis-à-vis de citoyens helvétiques neutres et germanophones ? Difficile d’y voir clair au regard des documents pénitentiaires, qui ne contiennent pas les attendus de leurs procès, conservés par les archives militaires et difficiles à obtenir.

Le cas Meier est, fait exceptionnel, résumé dans « l’exposé sommaire des faits qui ont motivé la condamnation à subir », maintenu par une agrafe rouillée au dos de son carnet de bagnard. Les voici : « Condamné le 27 juin 1918 par le Conseil de guerre du Mans à la peine de mort pour intelligence avec l’ennemi. A livré en 1916 au consul allemand de Zürich (Suisse) des renseignements sur le déplacement des troupes, du matériel et des navires en septembre 1915 à Bordeaux. A aussi fourni des renseignements de toute nature sur l’état des populations en France. Meier s’est ensuite de nouveau introduit sur le territoire français en mai 1917 sous la fausse qualité de déserteur suisse sur les indications du service d’espionnage allemand. Peine prononcée à l’unanimité des voix. »

Dès la fin des hostilités et la réouverture de l’Atlantique à la navigation, Henri Bücher et Louis Meier sont du même convoi en partance pour le bagne de Guyane. Arrivés le 22 avril 1922 au dépôt de forçats de l’île de Ré, d’où partent les bagnards deux fois par an depuis la création du territoire pénitentiaire, ils se retrouvent, quelques jours plus tard, dans les soutes du navire-prison La Martinière, transformées en geôles par des grilles amovibles.

Première escale à Cayenne. Le deuxième arrêt, aux îles du Salut situées en face de Kourou, est le bon. Après les formalités au camp de l’île Royale, où la villa du commandant domine l’embarcadère et la « piscine des bagnards », bras de mer protégé des requins par des blocs de pierre, les deux Suisses sont enchaînés dans un canot et convoyés au Diable, ce « tombeau de vivants qui dévore des vies », dixit Albert Londres.

La vie quotidienne sur cette île réservée aux « politiques » depuis Dreyfus ? On la devine, à bord du catamaran qui nous conduit au plus près de ses rives aujourd’hui interdites d’accostage. Un caillou tropical. Les soubassements de briques des cases individuelles ou à plusieurs, serrées au pied d’une tour mirador détruite. On aperçoit, aux jumelles, les vestiges d’un pilier surmonté d’une poulie, d’où partait jadis un filin reliant l’île Royale pour acheminer les vivres par jour de tempête.

On ne travaillait pas à l’île du Diable. On végétait. On pourrissait. On y menait, de l’aveu de Louis Meier dans ses courriers censurés, « une vie absolument déprimante ». Les plus habiles des bagnards y confectionnaient les « objets-souvenirs » dont raffolaient les colons et les surveillants, bois sculptés, tableaux en ailes de papillons ou… guillotines miniature. Entre les corvées de nettoyage et d’abattage des animaux pour le ravitaillement – à la grande joie des squales – le Diable résonnait du bruit des masses qui concassaient les pierres à la carrière de La Royale, ou des cris des « incorrigibles » reclus dans les cachots de l’île Saint-Joseph, le quartier de haute sécurité du bagne, fait de cellules en forme de cages à ciel ouvert, au-dessus desquelles patrouillent les matons.

Louis Meier y restera cinq ans. Car l’homme a su saisir sa chance. Le 8 octobre 1927, au motif que sa conduite ne laisse « rien à désirer » le chef de camp de l’île du Diable l’autorise à résider à Cayenne, pour rejoindre les forçats les mieux lotis : ceux mis au service de l’administration coloniale. « Discipliné, bon travailleur, sait bien écrire », note l’officier, en joignant une lettre de Meier dans laquelle ce dernier demande le versement d’une somme d’argent « versée par sa famille, avec le concours du maire de [sa] commune ».

La décision est appliquée le 29 février 1928. Suivra, quelques mois plus tard, le tournant de la vie carcérale du bagnard. A Cayenne, en août de cette année-là, des émeutes suivent le décès suspect du populaire député anticolonialiste et aventurier Jean Galmot. Les tirailleurs sénégalais ramènent l’ordre à la baïonnette. Le Suisse ne cille pas et obéit.

Puis survient, le 30 septembre 1928, un incendie qui ravage le centre de la ville. Meier se distingue en aidant, avec d’autres forçats, « à circonscrire le désastre et à protéger deux immeubles contre les flammes ». L’espion helvétique n’est plus considéré comme dangereux. La colonie l’emploie. Son statut est même meilleur que celui de bien des libérés, assignés à résidence perpétuelle en Guyane, réduits à l’état de clochards, abandonnés de tous. Reste à attendre. Le 23 février 1935, sur le quai du Havre, Louis Meier est libre. Redevenu citoyen suisse. Les documents pénitentiaires français ne permettent pas de savoir ce qu’il est devenu.


Au bagne, les archives inédites des forçats

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/502…

Mercredi 5 août 2015

L’administration du bagne conservait tout : les jugements bien sûr, mais aussi les billets de « punition », les lettres des forçats, celles de leurs familles, les comptes rendus d’inspection à Saint-Laurent-du-Maroni ou aux îles du Salut. Dans cette folle masse de documents conservés aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM), à Aix-en-Provence, Le Temps a retrouvé la trace des bagnards helvétiques. Seuls manquent leurs portraits, les archives anthropométriques du bagne ayant été gravement endommagées au cours de plusieurs sinistres en Guyane. R.W.

« Le Temps » exprime ses vifs remerciements à l’historien Michel Pierre, auteur du « Dernier Exil » (Ed. Gallimard) et à Gilles Poizat, archiviste des ANOM, sans lesquels cette série d’articles n’aurait pu voir le jour.

Ci-dessus : Le 1er mars 1919, le conseil de guerre du Mans reconfirme la peine infligée à Louis Meier quelques années plus tôt. Le Suisse est condamné pour « intelligence avec l’ennemi » pour avoir signalé à l’Allemagne des mouvements de troupes à Bordeaux durant le conflit. (Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Le 8 octobre 1927, le « déporté » Louis Meier est toujours à l’île du Diable en Guyane.Sa conduite, écrit le surveillant-chef, « ne laisse rien à désirer ». (Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Le Suisse Henri Bücher, lui aussi condamné aux travaux forcés pour espionnage, veut recevoir en Guyane les lettres de sa famille en langue allemande. Sa requête est rejetée. (Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Jules-Joseph Peruccio est un autre Suisse condamné durant la Première Guerre mondiale. Il atterrit, comme les autres, au « Dépôt de forçats de l’île de Ré », prés du port français de La Rochelle, avant d’embarquer pour la Guyane. (Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Louis Meier sera, en février 1935, l’un des rares bagnards suisses à pouvoir rentrer au pays après avoir purgé sa peine en Guyane. Mais pour cela, l’ambassade helvétique à Paris devra rembourser aux autorités françaises le prix de son retour en bateau. (Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)


L’île du Diable et les fantômes des « politiques »

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Richard Werly

La plus petite des trois îles du Salut, au large de Kourou, hébergeait, depuis Alfred Dreyfus, les bagnards condamnés à l’exil, pas aux travaux forcés

Si chaque fois que l’on envoie un concitoyen au diable, le maudit devait débarquer ici, l’humanité serait trop sévère. » 1923. Le célèbre journaliste Albert Londres, envoyé spécial du Petit Parisien, aborde l’île recouverte de jungle et réservée aux « déportés », les forçats envoyés au bagne pour raisons politiques

Frayeur. L’île du Diable, surnommée ainsi par les navigateurs anglais au XVIIe siècle, n’est pas pour rien interdite aujourd’hui aux touristes malgré sa proximité avec les deux autres îles du Salut : Royale et Saint-Joseph. « Un goulet sépare les terres. Le courant est impératif. La mer ici semble un mur hérissé de tessons de bouteilles et les requins connaissent les jours de tuerie » à l’abattoir, note le reporter, amené par un canot de six bagnards-rameurs. Les rochers noirs, glissants comme des plaques de verre après la pluie, contrastent avec la quiétude tropicale et les palmiers. « L’île du Diable a la forme d’une larme », note Jean-Claude Michelot dans son ouvrage de référence, La Guillotine sèche. Les détenus vedettes de l’île ? D’abord Alfred Dreyfus, bien sûr. Sa « case » face à l’île Royale et son banc de pierre à l’autre bout du rocher témoignent encore du séjour du capitaine faussement accusé, seul ici avec huit surveillants, entre 1895 et 1899.

Autre militaire : Benjamin Ullmo, officier de marine déporté, dégradé en 1908 pour avoir tenté de vendre des secrets d’Etat afin d’entretenir sa maîtresse. Il passera huit ans au Diable, qu’il quitte après avoir vu Albert Londres. Et avant de terminer sa vie… à Cayenne, comme comptable des comptoirs Tanon, qui existent toujours. Bien d’autres les suivront, anarchistes, espions européens durant la Première Guerre mondiale… Leurs fantômes planent toujours tandis qu’au large stationne le navire-ravitailleur de la base spatiale de Kourou.



Georges Delay, le « Papillon » helvétique du bagne de Guyane

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/17c…

Mercredi 05 août 2015

Richard Werly

Voleur, contrebandier, Georges Delay n’eut de cesse de s’évader du bagne où il fut expédié par la Cour d’assises de l’Ain en juillet 1907. Repris à chaque fois, ce forcené de la cavale mourut lui aussi à l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni

Georges Delay n’a pas survécu au bagne. Les archives suisses, pourtant, pouvaient laisser espérer le contraire. Jusqu’en octobre 1916, l’ambassade helvétique à Paris, tout en informant la famille de ce contrebandier natif d’Yverdon d’abandonner tout espoir de le revoir car « il ne sera pas autorisé à quitter la Guyane », confirme qu’il est encore en vie. Puis, comme l’écrit en septembre 1983 Olivier Grivat dans sa série de reportages, « toute trace du bagnard Delay est perdue ». Et notre confrère de s’interroger : « Notre forçat vaudois avait peut-être réussi une bonne fois sa troisième tentative d’évasion et recommencé sa vie. Au Brésil ou au Venezuela… »

Le Temps peut, trente ans après, apporter une réponse définitive. Georges Delay, né le 21 août 1866, fils de Louis Delay et Louise Lügenbuhl, alors répertoriés au 2, rue du Pré, non loin de la gare d’Yverdon-les-Bains, est mort à l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni le 2 novembre 1918. Soit dix ans après son débarquement du Ville de Saint-Nazaire.

Pas de cavale ultime pour ce dur à cuire, seize fois interpellé en Suisse, privé de ses droits civiques, domicilié à Coupy-Vanchy près de Bellegarde, arrêté à Pontarlier pour contrebande, puis condamné à cinq ans de travaux forcés le 9 juillet 1907 par la Cour d’assises de l’Ain pour faits de contrebande et vols.

Pas d’épopée similaire à celle des évadés célèbres : l’Italien Carlo di Rudio, envoyé au bagne en 1859 pour avoir participé à un attentat contre Napoléon III et qui, au terme d’une folle échappée, se retrouvera officier du 7e régiment de cavalerie américain du général Custer ; le médecin savoyard Pierre Bougrat, déporté en 1927 pour meurtre et dont l’évasion, en août 1928, se terminera au Venezuela où il deviendra une personnalité reconnue ; René Belbenoit, l’auteur de La Guillotine sèche, parvenu à s’enfuir de l’île du Diable en 1935 après quatre tentatives d’évasion… Et bien sûr Henri Charrière alias Papillon (lire ci-contre) dont la légende plane pour toujours sur les ruines des camps de « transportés ».

Delay, pourtant, aura plusieurs fois tenté de fausser compagnie aux surveillants et de déjouer les traques des « marrons », les descendants d’esclaves fugitifs payés par l’administration pénitentiaire pour ramener les fuyards morts ou vifs. Coupable d’un délit mineur au vu des critères du bagne, le Suisse profite d’abord d’une affectation privilégiée à la distillerie du territoire pénitentiaire, sis sur les bords de la crique (rivière) Balaté, sur la commune de Saint-Maurice, entre Saint-Laurent et Saint-Jean-du-Maroni. Réceptionner les cannes à sucre cultivées par les libérés devenus « concessionnaires », surveiller les alambics, puis embouteiller le rhum, lui donne de sérieux avantages.

En 2015, les ruines de la rhumerie se trouvent près d’une scierie, en bordure de l’actuelle distillerie « La Belle Cabresse », au fond d’un terrain promis à un hypermarché Carrefour. Mais il suffit de s’engager au milieu des pierres, des amas de briques, des hautes herbes, pour comprendre ce que Delay avait échafaudé.

La veille de Noël 1908, lui et trois compagnons cachent un radeau de bambous sur la crique Balaté. Silence. Nuit tropicale. La pirogue de fortune s’enfonce dans la mangrove vers la Guyane hollandaise (l’actuel Suriname), sur la rive opposée du Maroni. Accostage réussi. Un mois et demi durant, le fuyard déjoue les barrages, et finit par atteindre Paramaribo, la capitale du territoire, passage obligé vers Port of Spain sur l’île de Trinité-et-Tobago, où des réseaux d’anciens bagnards procurent, moyennant finance, faux papiers et embarquement sur les cargos de passage. Le 17 mars 1909, dans un rapport que Le Temps a retrouvé, l’administration coloniale française relate son itinéraire, à la suite sans doute de ses aveux. Car Paramaribo est la dernière halte. Delay n’a plus rien dans son « plan », cette capsule d’aluminium poli dans laquelle les bagnards cachent leur pécule au plus profond d’eux-mêmes. Un matelot le dénonce. « La police hollandaise l’a raccompagné à la frontière le 11 février », lit-on sous la plume du chef de centre de Saint-Laurent. Une comparution devant le Tribunal maritime spécial, qui se réunit chaque six mois sans autre défenseur qu’un surveillant commis d’office, se solde par une nouvelle condamnation à deux ans supplémentaires de travaux forcés.

Delay ne se décourage pas. Il va désormais jouer sur les deux tableaux. « Je me suis évadé dans un moment d’abandon et je ressens un sincère repentir. Que Monsieur le directeur me pardonne », écrit-il au patron de la rhumerie. A-t-il conservé sur place des complicités ? Le voilà réembauché, mais affecté au convoyage des chargements d’alcool, bien plus surveillé. Le natif d’Yverdon écrit aussi à sa famille pour la prévenir qu’il sera libérable au mois d’octobre 1916, et sollicite l’aide de son frère pour prévenir la « légation » (ambassade) de Suisse à Paris. « Nous avons fait les démarches nécessaires. Nous savons que tu te repens de tes folies passées », répond son cadet, dans une lettre qu’il sait lue par la censure. Delay fait profil bas. Il brandit sa peine, inférieure à huit ans – seuil au-delà duquel la relégation en Guyane est perpétuelle – comme un brevet de bonne conduite.

Sauf que la « belle » est une drogue dure. Surtout quand les « transportés » autorisés à circuler, comme notre matricule 36426, nouent des contacts à l’extérieur. Résultat : une nouvelle tentative d’évasion en août 1910. La jungle l’avale. Puis après plusieurs jours d’errance, un coup de feu claque : un groupe de Saramaca, les plus redoutés des « marrons » encercle le Vaudois. Retour au Tribunal spécial, situé dans le quartier disciplinaire du camp de la transportation, où ses vestiges restent visibles. Deux années de plus de travaux forcés, soit neuf ans au total, assortis d’une obligation de résidence dans la colonie. Le retour à Yverdon vire au mirage.

On sent l’homme blessé. Aux aguets. Dans son dossier pénitentiaire, les billets de punition sont nombreux. Son affectation à la carrière de pierres – un enfer comparé à la distillerie – prouve que les surveillants l’ont dans le collimateur. Huit jours de cellule d’isolement en décembre 1911 en raison de sa « mauvaise volonté à exécuter les ordres ». Delay est désormais un transporté de « première catégorie », logé avec les criminels et traité comme tel. Quinze jours de cachot pour ne pas avoir répondu à l’appel et avoir « rôdé » autour des concessions le 11 juillet 1912. Une vingtaine de rapports d’absence. Plusieurs passages en commission disciplinaire.

Le voici même renvoyé de nouveau, pour cette dernière affaire, qualifiée d’évasion par un gardien, devant l’expéditive justice pénitentiaire. Le coup de grâce ? Non. Miracle ou nouveau coup de pouce d’une « relation », Delay est cette fois acquitté. Mieux : sa peine sera plus tard réduite. Il devient libérable le 14 juin 1928. Trop tard. Le Papillon helvétique meurt une semaine avant la fin de la Première Guerre mondiale.


Au bagne, les archives inédites des forçats

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/125…

Mercredi 5 août 2015.

L’administration du bagne conservait tout : les jugements bien sûr, mais aussi les billets de « punition », les lettres des forçats, celles de leurs familles, les comptes rendus d’inspection à Saint-Laurent-du-Maroni ou aux îles du Salut. Dans cette folle masse de documents conservés aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM), à Aix-en-Provence, Le Temps a retrouvé la trace des bagnards helvétiques. Seuls manquent leurs portraits, les archives anthropométriques du bagne ayant été gravement endommagées au cours de plusieurs sinistres en Guyane. R.W.

« Le Temps » exprime ses vifs remerciements à l’historien Michel Pierre, auteur du « Dernier Exil » (Ed. Gallimard) et à Gilles Poizat, archiviste des ANOM, sans lesquels cette série d’articles n’aurait pu voir le jour.

Ci-dessus : Contrebandier, reconnu coupable de vols, l’Yverdonois Georges Delay est envoyé au bagne de Guyane comme « transporté » de troisième catégorie, soit les détenus présumés les moins dangereux. ( Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Le 11 mai 1909, Georges Delay est repris de sa première tentative d’évasion. Il comparait devant le Tribunal maritime spécial et écope de deux années de travaux forçés supplémentaires. ( Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Delay est un dur à cuire. Au bagne de Guyane, les punitions comme celles-ci pleuvent sur le vaudois. ( Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Matricule 36 426. Tel est le numéro de Georges Delay au bagne. Ci dessus, une lettre manuscrite dans laquelle il promet de ne plus tenter de s’évader. ( Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Le 2 novembre 1918, Georges Delay meurt au bagne. Il était « libérable » en juin 1928.


Louis Rossel, le porte-clés du Maroni

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/de7…

Richard Werly

Des déportés suisses furent internés au bagne. Leurs destins disent l’histoire de cette colonie pénitentiaire hors du commun. « Le Temps » a tenté de reconstituer ces vies fragiles. L’épisode deux de notre série porte sur Louis Rossel. Après avoir tenté de s’évader, il prêta finalement main-forte à l’administration pénitentiaire, avant de rejoindre les cuisines de l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni, en Guyane

La vie de Louis Rossel au bagne se résume en trois mots : souffrances, expiation, rédemption. Trois mots en filigrane des Archives françaises d’outre-mer qui relatent sa vie de forçat, de son arrivée en Guyane en 1888 à sa mort en 1915.

Le premier des documents retrouvés par Le Temps dans les cartons de l’Administration pénitentiaire (AP) dit la rébellion, la colère, la fougue de la jeunesse et l’espoir fou de la « cavale », cette « évasion » qui hante les forçats, à peine leurs pieds enchaînés posés sur le ponton de Saint-Laurent-du-Maroni.

Il s’agit d’un jugement daté du 13 mai 1888, quelques semaines seulement après son arrivée au Camp de la « transportation ». Rossel, orphelin suisse né à Prêles (Jura bernois) en novembre 1868, puis placé dans une famille adoptive à Cudrefin (VD), n’a pas encore 20 ans. Un an plus tôt, la peine de mort dont il a écopé le 7 avril 1867 pour avoir étranglé la patronne d’un café parisien de la rue Gay-Lussac a été commuée en travaux forcés à perpétuité, par la grâce du président français Jules Grévy. Mais un autre couperet attend notre Helvète en Guyane, dont il redoute la chaleur, les fièvres et – comme tous les jeunes, ciblés par les caïds – la promiscuité des baraquements. Première tentative d’évasion, à la faveur d’un transfert de « relégués » – les délinquants récidivistes, envoyés au bagne après sept condamnations pour crimes mineurs, « vagabondage » inclus – vers leur camp de Saint-Jean-du-Maroni, en amont du fleuve. Echec. Et verdict implacable du « conseil de guerre permanent » chargé, alors, de punir les récalcitrants : cinq ans de « double chaîne », plus un aller simple pour un des redoutés camps forestiers où les bagnards, parfois nus au milieu de la jungle, défrichent la forêt tropicale avec, pour unique espoir, de survivre à cet enfer vert et aux épidémies. Dans Le Dernier Exil (Ed. Gallimard), l’historien Michel Pierre liste les calamités… Fièvre jaune en 1897. Typhus. Grippe infectieuse. 16% de mortalité en 1902. 10% en 1909. 300 à 400 morts par an.

Louis Rossel souffre et survit. Comment ? Les notes manuscrites des surveillants à son propos sont rares durant cette première décennie au bagne. Jusqu’à 1897, lors de son séjour aux îles du Salut, réservées aux « fortes têtes ». « Son comportement a changé », peut-on lire, le 13 juillet 1897, sous la plume du maton Franceschi, un Corse, comme le sont souvent les gardes de la « tentiaire » (diminutif pour la péniten­tiaire), recrutés en priorité parmi les sous-officiers de l’infanterie coloniale. Un autre mot, daté de 1902 et signé Franchini, recommande le Suisse « aux autorités » après la visite d’un inspecteur de l’administration. A la vérité, Rossel semble être passé à cette époque du côté des collaborateurs. Le document qui nous l’apprend, au milieu d’une liasse de feuilles à demi déchirées, est daté du 17 septembre 1904. Sous la mention « Etat nominatif d’un transporté proposé pour l’emploi de porte-clés » figurent, en grosses lettres, son nom et son matricule : 22 102.

Notre homme, à partir de là, n’est plus un forçat ordinaire. Déjà affecté à des tâches de cuisine à l’île Royale, il y loge dans l’aile de l’entrée du camp, réservée à ces « porte-clés » chargés de fermer les cases au coucher du soleil, d’en assurer la sécurité pendant la nuit, et de fouiller les bagnards après chaque corvée. L’anarchiste Eugène Dieudonné, membre de la bande à Bonnot, condamné aux travaux forcés, puis envoyé au bagne en 1914, dressera le portrait de ces gardes-chiourmes : « Les porte-clés sont des forçats, en majorité des Arabes (condamnés dans les colonies), qui assurent les fouilles et partent avec les surveillants à la chasse à l’homme quand une évasion est déclarée. […] Pour monter la garde, ils se procurent des gourdins en bois dur de Guyane. Pour faire la chasse, ils ont des machettes. Ils écoutent, épient, espionnent, rapportent […] en échange de gratifications comme le fait d’aller seuls en ville. »

Le journaliste Albert Londres, auteur en 1923 de sa fameuse série d’articles « Au Bagne » publiée dans Le Petit Parisien, et qui prendra fait et cause pour Dieudonné dans L’homme qui s’évada, n’a pas de mots assez durs sur « les ouvreurs de cachots ». Rideau. Impossible, au vu des documents retrouvés, de savoir comment se comporta Rossel, le cuisinier porte-clés…

La suite est plus facile à reconstituer. Datée de Saint-Laurent le 28 août 1904 – soit juste avant l’Etat nominatif qui confirme sa fonction de porte-clés –, une lettre du forçat adressée au commis aux entrées de l’hôpital de la commune péniten­tiaire prie ce dernier « de bien vouloir le faire nommer contremaître, dans l’intérêt du service et dans (son) intérêt personnel. Je suis obligé d’avoir une autorité sur les transportés qui travaillent pour moi », justifie-t-il. Son courrier trouve réponse trois mois plus tard, sous forme d’une annotation manuscrite dont on déchiffre mal le signataire. On peut lire « récompense » et « excellent travailleur ». La dernière vie de Louis Rossel au bagne va donc se conjuguer avec cette « planque » rêvée des détenus : les cuisines de l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni.

24 juillet 2015. Nous sommes sur les lieux. Juste avant, Léon Bertrand, maire de la ville depuis 1983 et lui-même petit-fils de bagnard, nous a présenté avec verve son projet de réhabilitation du patrimoine pénitentiaire, inauguré, en janvier dernier, par l’exposition Le bagne ouvre ses portes. Voici l’hôpital, que l’édile veut garder, tout en faisant percer son mur d’enceinte, pour l’ouvrir sur le fleuve. Les cuisines, à l’époque de Rossel, étaient ici, au détour d’un couloir abandonné. Tout n’est que rouille, moisissure, nids de chauve-souris…

1904-2015. Plus d’un siècle. On imagine les louches qui déversent le « rata », les timbales que l’on cogne pour protester ou quémander du rabe, les combines des forçats pour rester à l’infirmerie, les surveillants et les colons qui, dans un autre bâtiment, venaient se faire soigner avec leur famille.

En face de l’hôpital, sur l’avenue du Général-de-Gaulle ? Des bistrots, successeurs des « puits de la soif » d’il y a cent ans, où les bagnards libérés ou les concessionnaires (cultivateurs d’un lopin de terre) se livraient au trafic de « tafia », le rhum local. Est-ce là que Louis Rossel, décrit par l’aumônier protestant de la Guyane française comme « matérialiste et buveur », échoua trop souvent jusqu’à son décès, le 27 janvier 1915 ? Sans doute, si l’on en croit la cause de sa mort notée, en novembre 1916, par le directeur de la pénitentiaire dans une réponse aux demandes incessantes de sa sœur : « Ramollissement cérébral ». L’épitaphe des bagnards alcooliques.


Au bagne, les archives inédites des forçats

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Mardi 4 août 2015.

L’administration du bagne conservait tout : les jugements bien sûr, mais aussi les billets de « punition », les lettres des forçats, celles de leurs familles, les comptes rendus d’inspection à Saint-Laurent-du-Maroni ou aux îles du Salut. Dans cette folle masse de documents conservés aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM), à Aix-en-Provence, Le Temps a retrouvé la trace des bagnards helvétiques. Seuls manquent leurs portraits, les archives anthropométriques du bagne ayant été gravement endommagées au cours de plusieurs sinistres en Guyane. R.W.

« Le Temps » exprime ses vifs remerciements à l’historien Michel Pierre, auteur du « Dernier Exil » (Ed. Gallimard) et à Gilles Poizat, archiviste des ANOM, sans lesquels cette série d’articles n’aurait pu voir le jour.

Ci-dessus : Le 15 mai 1888, le Suisse Louis Rossel est condamné par la justice pénitentiaire de Guyane à 5 ans de double chaîne pour sa première - et dernière - tentative d’évasion du bagne. (Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Eugénie Hegelbach, sœur adoptive du bagnard Louis Rossel, ne l’a jamais abandonné. Même après sa mort, elle continuait de demander des nouvelles aux autorités pénitentiaires.(Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Le 14 septembre 1904, le forçat helvétique Louis Rossel est nommé porte-clefs, c’est-à-dire assistant des surveillants. Une place très mal vue par les autres bagnards.(Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Le Vaudois Louis Rossel, comme tant d’autres forçats, sollicite la clémence des autorités. Sous sa signature, son matricule : 22102.(Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)

Ci-dessus : Le 29 janvier 1915, Louis Rossel meurt à l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni. Sa sœur Eugénie n’en sera informée qu’un an plus tard, après avoir maintes fois sollicité la direction du pénitentier. (Le Temps / Archives nationales Françaises d’outre mer / ANOM)


Sur les traces des forçats helvétiques

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Lundi 03 août 2015

Des déportés suisses furent internés au bagne. Leurs destins disent l’histoire de cette colonie pénitentiaire hors du commun. « Le Temps » a tenté de reconstituer ces vies fragiles

Leurs noms sont aboyés au soleil couchant. Crânes rasés, têtes baissées, flottant dans leur pyjama de grosse toile blanche striée de bandes rouges, leurs mains serrant le calot de feutre qui leur a servi de couvre-chef durant les trois semaines de traversée de l’Atlantique, les « transportés », débarqués du Ville de Saint-Nazaire sont le spectacle de cette soirée de mai 1887.

Aux commandes de l’appel, sur le ponton de Saint-Laurent-du-Maroni, alors que le drapeau bleu-blanc-rouge est amené au clairon ? Les surveillants de l’administration pénitentiaire coloniale, revêtus de leur tenue blanche d’apparat. Sur les quais et le terrain vague qui sert de grande place, devant l’opulente maison du directeur ? Tout ce que la commune-prison compte de curieux : épouses, commerçants, fonctionnaires, Guyanais noirs et Amérindiens remontés en pirogue.

De lourds nuages de pluie arrosent le Surinam, sur la berge opposée du grand fleuve limoneux. Adieu l’Europe. Adieu la Suisse. Adieu Cudrefin, ce village du canton de Vaud où vit toujours Eugénie, sa sœur adoptive, la seule qui prit jamais soin de lui. Louis Rossel n’a pas encore 20 ans. Il tremble car il sait, en regardant ses pieds nus entravés par des chaînes, qu’il ne reverra plus le lac, et ne connaîtra plus jamais le froid perçant des hivers helvétiques.

« L’assassin de la rue Gay-Lussac », comme l’ont surnommé les journaux français après qu’il eut étranglé, à 18 ans, la patronne d’un bistrot parisien, est trempé de sueur et de peur. Une condamnation à mort, commuée en travaux forcés à perpétuité. Un matricule, numéro 22 102. Et puis le bagne. Tout comme les Suisses Edouard Argast, arrivé un an plus tôt ; François Bochaton, échoué dans cet enfer équatorial en 1873, Jean-Baptiste Fouché, débarqué en 1880, Charles-Henri Prinetti, matricule 2665 ; Casimir Villedieu, matricule 3101.

Tous ont franchi pour le pire la frontière française, avant de se retrouver aux mains des gendarmes ou des policiers. Tous ont été condamnés. Tous sont bagnards, envoyés par la République en Guyane pour des meurtres, des vols, des agressions mais aussi – plus rarement – pour avoir récidivé plus de sept fois pour des crimes mineurs et mérité la « relégation », l’autre catégorie de forçats.

Ces bagnards suisses sont jeunes. Tous, ou presque, sont perdus pour leur famille, mortifiée d’apprendre qu’ils ne reviendront jamais sur le Vieux Continent, car au-delà de huit ans de travaux forcés – et sauf pour les « politiques » – le bannissement guyanais est perpétuel. Avec, souvent, la mort en embuscade : « Sur 52 000 forçats envoyés en 70 ans à la Guyane écrira en 1935 le journaliste Pierre Hamp, en préface du livre de l’officier salutiste suisse Charles Péan (lire ci-contre), 6000 restent vivants. Le bagne a tué plus d’hommes que les hommes du bagne n’en ont tué. »

L’orage déferle maintenant sur Saint-Laurent-du-Maroni en cette soirée étouffante de mai 1887. Le Camp de la transportation, adossé au fleuve, est plongé dans un silence carcéral que seuls troublent les consignes des porte-clés, les bagnards auxiliaires des surveillants, chargés de fouiller les détenus et de maintenir l’ordre, une fois les lourdes portes de l’enceinte refermées. En 1890, Louis Rossel sera l’un d’eux, mais il ne le sait pas encore. Il tentera entre-temps de s’évader, sera repris, puis condamné à la double chaîne, deux fois plus lourde que l’ordinaire.

Ce sont les vies, les parcours, les années passées de corvées en chantiers par les bagnards suisses, à Saint-Laurent, Saint-Maurice ou aux îles du Salut, que Le Temps a pu reconstituer grâce à des documents inédits – méticuleusement annotés puis rangés par des « matons » le plus souvent corses ou bretons – des archives françaises d’outre-mer, à Aix-en-Provence.

Un journaliste romand, Olivier Grivat, avait fait, voici trente ans, le voyage en Guyane sur les traces de quelques-uns de ces forçats helvétiques. Son récit, dans la Tribune-Le Matin de septembre 1983, s’accompagnait alors de la mention « Exclusif », et disséquait les archives suisses, logiquement limitées, et partielles. Nous avons repris le fil. Et à force d’égrener ces dossiers, ces punitions et ces lettres envoyées par leurs parents sur les rives du Léman, à Neuchâtel, au Tessin, ou à Zurich, le bagne est peu à peu devenu une histoire suisse.

Cette histoire, un homme l’incarne plus que tout autre : il s’agit de Charles Péan, décédé en 1991, qu’Olivier Grivat rencontra au Bureau international du travail, où il représentait à la fin de sa vie l’Armée du salut. Charles Péan est le Suisse qui fit fermer le bagne. L’homme qui, entre 1928 et le départ des derniers forçats de Guyane en 1953, sera l’interlocuteur privilégié des autorités françaises et, en ce qui concerne les détenus helvétiques, de l’ambassade de Suisse à Paris.

Péan, auteur de Terre de bagne et du Salut des parias : « Il confirme que le bagne est dans la peau de l’homme encore plus que dans le territoire de la Guyane, écrira à son propos Pierre Hamp. Si le criminel n’a pas contracté en France cette maladie pénale, le bagne colonial la lui a donnée sous ce titre fallacieux : travaux forcés. »

Retour à Saint-Laurent-du-Maroni en ce mois de juillet 2015. Louis Rossel était là jadis, à cet endroit précis. Sur ce ponton dont il ne reste plus que les piliers rouillés et envasés. Nous avons retrouvé sa trace, comme celle de Georges Delay, le « Papillon » helvète, matricule 3366426, qui, par deux fois, en 1907 et 1909, tenta de s’évader du côté des concessions, ces lopins maraîchers octroyés aux bagnards libérés, souvent nord-africains.

Ah, Papillon ! Comment ne pas évoquer celui qui, 60 ans après les cavales de Delay, écrira sur le bagne un best-seller mondial. Henri Charrière, proxénète parisien condamné pour meurtre, s’est attribué beaucoup d’exploits d’autres forçats. Envoyé au bagne entre 1933 et 1944, il signe en 1969 une autobiographie romancée, adaptée au cinéma, avec l’acteur Steve McQueen.

Son ancienne cellule, au Camp de la transportation, fait partie de la visite rituelle organisée par le Musée du bagne, ouvert en novembre 2014. L’historien français Michel Pierre en est l’un des concepteurs : « Il n’y avait pas que des Français au bagne explique-t-il. Beaucoup de forçats, de droit commun ou « politiques » venaient des colonies : Algérie, Indochine, Madagascar… Mais il y eut aussi des Européens, surtout ceux raflés durant la Première Guerre mondiale, parmi lesquels des Suisses accusés d’intelligence avec l’ennemi parce qu’ils parlaient allemand, et condamnés à la déportation perpétuelle en enceinte fortifiée. »

Cette réalité, nous l’avons reconstituée. Aux îles du Salut, sur la piste des Suisses Henri Bucher et Louis Meier, tous deux appréhendés en France entre 1914 et 1918 pour espionnage, le quotidien de ces « politiques », reclus mais pas forcés de travailler, s’est dessiné au vu des rapports, des notes de surveillants, mais aussi de leurs lettres et de celles de l’ambassadeur de Suisse à Paris, Alphonse Dunant (1917-1938), qui ne ménagea pas sa peine pour les sortir de Guyane et les faire rapatrier. Non sans échanges acrimonieux avec Berne sur le remboursement des frais de transport des forçats libérés…

Les bagnards helvétiques eurent des destins aux antipodes, en fonction de leur pedigree et de leur période d’internement. Louis Rossel obtint en 1904 un poste convoité aux cuisines de l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni, imposante bâtisse coloniale toujours debout, rongée par les tropiques. Delay joua d’abord les « forts à bras », s’évada deux fois, en 1909 et 1910, puis devint un détenu modèle et mourut lui aussi en Guyane. Bucher et Meier, déportés de la « der des ders », se retrouvèrent à l’île du Diable à partir de 1919, parcourant en tous sens ce rocher minuscule avec une cinquantaine d’autres forçats. Avant que Meier, pressé de négocier une remise de peine, accepte d’épauler les policiers coloniaux et les tirailleurs sénégalais chargés de mater les émeutes nationalistes d’août 1928 qui embrasèrent Cayenne. L’histoire ne dit pas si le bagnard Meier, issue d’une bonne famille protestante de Zurich, sut que le Jurassien Blaise Cendrars tira de ses journées l’un de ses fameux romans, Rhum. A moins qu’il ne fût une de ses sources.

Il n’y eut pas, à notre connaissance, de Suissesses envoyées au camp féminin du bagne à Mana, près de Saint-Laurent. Ce récit des Suisses jetés dans les geôles coloniales de Guyane, instituées en 1852 et abrogées en 1936, mais fermées vingt ans plus tard, est donc une histoire d’hommes, de violences, d’horreurs, de détresse et parfois de lueurs d’espoir. Charles Péan en fut le témoin. Dès son premier voyage, en 1928, le salutiste est interpellé par un jeune détenu, voleur récidiviste, tandis que le bourreau monte, à côté, une sinistre guillotine. Le gamin réclame une cellule pour lui seul. Traqué par un caïd, il hurle qu’on le laisse tranquille. Demande rejetée : « Le lendemain, il gît là, dans la case, crevé, le ventre ouvert. Il a voulu résister… » écrit Péan. C’était il y a bientôt un siècle. Très loin de la Suisse. C’était le bagne.

Richard Werly


Guyane 2015, la mémoire du bagne

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/890…

Vendredi 31 juillet 2015.

A Cayenne et Saint-Laurent-du-Maroni,

Notamment, les traces du lourd passé carcéral demeurent. Promenade en passant par quelques jalons historiques

Ci-dessus : A Cayenne, la place des Palmistes. Epicentre de Cayenne, la place était entretenue par les bagnards en corvée de « fagot ». Au milieu se trouve la statue de Felix Eboué (1984-1944), grand personnage de la Guyane contemporaine, gouverneur de l’Afrique Equatoriale Française durant la seconde guerre mondiale.(Richard Werly)

Ci-dessus : Saint-Laurent-du-Maroni, le Palais de justice. L’incarnation du pouvoir colonial, devenu le centre névralgique de l’ordre républicain. Le Palais de justice de Saint-Laurent du Maroni, situé en face de l’ancien quartier général du bagne, est un de ces bâtiments coloniaux typiques hérités de l’époque pénitentiaire. (Richard Werly)

Ci-dessus : Saint-Laurent-du-Maroni, la résidence du « directeur ». Face au fleuve Maroni, en face du Surinam voisin, l’ancienne résidence des gouverneurs du bagne colonial est aujourd’hui la maison des hôtes de la commune, et la résidence du sous-préfet. (Richard Werly)

Ci-dessus : Le ponton des bagnards sur le fleuve Maroni. Il n’en reste que ces piliers rouillés. Un nouveau ponton, non loin, sert aux bateaux de plaisance. A Saint-Laurent du Maroni, le ponton est incontournable. C’est là que débarquaient les forçats des différents navires chargés de les convoyer au fil de l’histoire du bagne. (Richard Werly)

Ci-dessus : A Cayenne, les chaines du souvenir. Face à la mer, à l’endroit où s’élevait jadis le pénitencier de la ville, ces chaines symbolisent l’abolition de l’esclavage le 10 juin 1848 et les stigmates du bagne. Ironie de l’histoire : les enfants de le ville s’en servent désormais le soir comme une aire de jeu. (Richard Werly)

Ci-dessus : A Saint-Laurent, la mémoire des forçats. Comme à Cayenne, un monument symbolise l’empreinte indélébile du bagne. Ce forçat assis se trouve à quelques mètres du syndicat d’initiative et du ponton des bagnards. Derrière s’écoule le fleuve par lequel tant de détenus tentèrent de s’échapper avant d’être repris. (Richard Werly)

Ci-dessus : Le camp de la transportation, « l’âme du bagne ». Ses bâtiments, abandonnés après la fermeture effective du bagne au début des années 1950, sont devenus des logements bon marché. Le camp de la transportation eut plusieurs vies : prison, semi-bidonville, ruines promises à la destruction. (Richard Werly)

Ci-dessus : Aux îles du salut, les cellules de réclusion. Au large de Kourou, les trois îles du salut (île Royale, île Saint-Joseph, île du Diable) étaient réservées aux « politiques », ceux qu’il fallait éloigner du continent. Le camp de l’île royale est le mieux préservé et un excellent guide, Serge Colin, en assure la visite. (Richard Werly)

Ci-dessus : La guillotine, hantise des bagnards. Le bourreau était un forçat. La guillotine, démontée, était installée après chaque séance du Tribunal maritime spécial. La tête du forçat décapité, brandie par le bourreau, leur était présentée accompagnée de la formule rituelle : « Au nom du peuple français, justice est faite ».(Richard Werly)

Ci-dessus : 2015, 120 ans après Alfred Dreyfus. Voici l’île du Diable, où fut exilé le capitaine Dreyfus, de 1895 à 1899. Tropicale. Recouverte de végétation, presque paradisiaque, vue de l’île Royale. Son accès est interdit pour cause de courants marins violents. Mais au premier plan, la « case Dreyfus » est toujours bien visible. (Richard Werly)

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