Palestine - 10 octobre 2015 - À Jérusalem, « l’intifada des couteaux »

À Jérusalem, « l’intifada des couteaux »

http://www.letemps.ch/monde/2015/10/09/jerusalem-intifada-couteaux

Luis Lema

Publié vendredi 9 octobre 2015 à 18:25,

modifié vendredi 9 octobre 2015 à 18:53

Les violences s’étendent aux quatre coins de la Cisjordanie ainsi qu’à Gaza

Oum Osama a été contrainte de trouver un nouvel endroit pour exposer ses marchandises. La vendeuse de la Vieille ville, âgée de « plus ou moins 75 ans », fait partie de ces figures locales qui, à force d’être entourées par la vieille pierre de Jérusalem, en ont presque pris le teint crème, les décennies aidant. Il n’y a plus de place pour elle, sur le chemin de la mosquée, au pied de la grande maison, que l’on appelle encore la Wittenberg House. C’est dans cette maison, disent les historiens, que séjourna Mark Twain lorsqu’il écrivit ses chroniques de la Terre Sainte, pleines d’ironie, aux alentours de 1867.

C’est cette même maison qu’acheta en partie, dans les années 1980, un certain Ariel Sharon, ex-premier ministre et « roi d’Israël ». Il transforma la bâtisse – drapée d’un immense drapeau israélien et gardée jour et nuit par des hommes en armes – en une provocation quotidienne en plein quartier musulman. Puis, c’est là aussi que, samedi dernier, l’étudiant palestinien Muhanad Halabi, 19 ans, assassinait deux Israéliens avec un couteau, se disant déterminé à accélérer la venue de la troisième Intifada.

Guerre d’usure

Exit, donc, Oum Osama et ses habits brodés, tolérés jusqu’ici de guerre lasse par la police israélienne. D’autres, bien plus jeunes, ont pris sa place, depuis une semaine. Les chants à la gloire d’Israël, les pâtisseries préparées pour les soldats, les drapeaux en papier crépon, bricolés comme à l’école primaire : les étudiants de l’école religieuse ont investi la rue. En ce vendredi, jour de prière musulmane, les milliers de fidèles qui défilent vers la mosquée jettent un regard en coin vers ces adolescents et leur rabbin, protégés par une imposante présence militaire. Pas un mot, pas un haussement de sourcils. La guerre d’usure est là pour durer, il ne faut rien laisser paraître.

Daniel Luria parle au nom de ses jeunes étudiants religieux juifs : « Il a fallu un double meurtre pour que le monde se réveille. Les juifs ont le droit à vivre partout à Jérusalem, c’est une évidence. Nous sommes réunis ici en signe de deuil. Mais nous voulons surtout accroître la présence juive dans cette ville qui est la nôtre. Ces violences sont là pour montrer qu’il est temps d’agir. »

La Wittenberg House a fini par devenir la propriété d’Ateret Cohanim, l’organisation que dirige Daniel Luria et qui, un peu partout dans les quartiers arabes de Jérusalem, multiplie l’occupation de maisons afin d’y installer des colons juifs religieux. L’homme insiste : « La réponse militaire est importante, mais elle ne suffira pas. C’est la mentalité des Arabes que nous devons changer. Ils doivent comprendre à qui appartient cette terre. »

Ce vendredi, c’est pourtant sur des forces de l’ordre sans précédent que comptait le gouvernement israélien pour prévenir tout débordement à Jérusalem. Au moins 2000 soldats et policiers avaient été déployés aux abords des lieux saints, l’Esplanade des Mosquées pour les musulmans, le Mont du Temple pour les juifs. Après le double meurtre, des détecteurs de métaux ont même fait leur apparition dans les ruelles tortueuses, jusque dans la Via Dolorosa des chrétiens. Mais Daniel Luria a raison : même par milliers, les militaires n’y suffisent plus. Alors que résonnent les appels la prière, des orthodoxes juifs passent les cordons policiers et forcent le passage dans le quartier musulman, en scandant à tue-tête des chants religieux. Les commerçants musulmans, à leur tour, entonnent des « allah u-Akbar » à quelques centimètres d’eux. La police finit par intervenir en force. Une nouvelle mèche a été éteinte. De justesse.

Insurrection des couteaux

Ce n’est pas le cas ailleurs. A Ramallah, dans la capitale de fait de l’Autorité palestinienne, c’est vendredi qu’était enterré Muhanad Halabi, l’agresseur de la Vieille ville. C’est en son nom que les jeunes ont continué de braver les forces de l’ordre israéliennes. Une première : les jeunes filles, cheveux recouverts d’un keffieh, y côtoient désormais les jeunes hommes, face aux soldats israéliens. Interrogées par les télévisions arabes, le visage masqué, elles disent à qui mieux-mieux leur volonté de ne pas laisser la place aux seuls garçons dans cette troisième Intifada qui, pour les jeunes palestiniens a bel et bien commencé.

La première Intifada fut celle des pierres, la deuxième celle des attentats suicide. L’insurrection en cours est, jusqu’ici, celle des couteaux. En trois jours, au moins une douzaine d’attaques à l’arme blanche ont eu lieu aux quatre coins de la Cisjordanie, ainsi qu’à Jérusalem. Celle de samedi dernier, mais aussi, hors de la vielle ville, sur la ligne qui sépare la ville arabe des quartiers juifs ultra-orthodoxes. Même à Gaza (où six Palestiniens ont été tués vendredi), des manifestants ont commencé de brandir des couteaux de cuisine en signe de ralliement à ce mouvement qui fait frémir aussi bien les responsables israéliens que l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, complètement débordée.

Aux abords de la Vieille ville, passées les tensions de la sortie de la prière, les quartiers de Mea Sharim et de Musrara sont encore bouleversés par l’attaque de la veille : un adolescent juif blessé au couteau par un palestinien de son âge, qui a réussi à prendre la fuite, malgré le branle-bas de combat général. Ami, qui tient une petite épicerie à Musrara, laisse exploser sa colère : « Ils nous poignardent comme des animaux ! Ils n’obéissent même plus à leurs chefs. Comment voulez-vous continuer de vivre avec ces gens-là ? »

En un peu plus d’une semaine, les violences qui font trembler Israël et la Palestine ont coûté la vie à quatre Israéliens et à 13 Palestiniens, dont cinq auteurs présumés d’agressions. N’en déplaise à l’épicier de Musrara, un jeune Israélien s’est lui aussi emparé d’un couteau. Vendredi, en guise de représailles, il a poignardé deux Palestiniens et deux Arabes israéliens à Dimona, dans le sud d’Israël, amenant le premier ministre Benyamin Netanyahou à condamner « fermement » l’attentat.

Retour à la Vieille ville de Jérusalem, ce mouchoir de poche de 1,5 km carré, cette caisse de résonance où tout s’entrechoque. Pnina et ses enfants viennent d’une banlieue pauvre de Dimona, précisément. Devant le mur des Lamentations, que surplombent les mosquées désormais désertes, la mère est encore vêtue du t-shirt où est imprimée la photo de son aîné, Mordechai. La veille, devant des centaines de personnes brandissant les drapeaux israéliens, le fils était l’un des héros de la cérémonie consacrant les promus de l’armée, qui ont intégré le corps d’élite des Golani. La mère en a encore les yeux embués de fierté. « Il n’a fait que deux mois comme simple soldat. Et le voilà reconnu comme un combattant d’exception. » Vu du quartier juif, les tensions qui secouent les ruelles musulmanes semblent bien loin. Mais Pnina en est pleinement consciente, bien sûr. « S’il faut défendre Jérusalem, notre armée pourra compter sur Mordechai », plaisante-t-elle à moitié.