(1re Partie…
En ce Samedi 6 Mars 1954, à Paris, en début d’après midi, dans un très modeste immeuble sis au 95 de la rue du Faubourg du Temple, c’est déjà la deuxième fois de la journée que Roger Roucaute, l’homme de confiance, ce jour là, du clan de Maurice Thorez, le célèbre secrétaire général du PCF, vient frapper, sans réponse, à la porte d’une petite chambre où réside, lors de ses passages dans la capitale, René Camphin, député du Pas-de-Calais.
Mais ce n’est pas en tant que député que sa présence est sollicitée, ce 6 Mars 1954, à Arcueil, au CC du PCF. Il était appelé à témoigner, devant le Comité Central, dans le cadre de ce qui était officiellement une Commission d’Enquête sur la Fédération du Pas-de-Calais du PCF. En réalité, le principal personnage visé par cette commission est Auguste Lecœur, qui, comme René Camphin, a fait sa carrière politique tout d’abord grâce à son action militante au sein de cette importante fédération, avant de jouer un rôle au plan national.
Mais ce rôle national, il l’ont surtout acquis, tout deux, par leur rôle à un niveau déjà très élevé de responsabilité dans l’organisation de la résistance active, sur le terrain, pendant l’occupation nazie. Résistance au cours de laquelle, entre autres compagnons de lutte, René Camphin a perdu ses deux frères.
La critique et la destitution d’Auguste Lecœur sont bien le motif central, sinon unique de cette réunion du CC du PCF, comme en atteste la liste des interventions dont la majorité, et la résolution finale, portent sur ce sujet (1). Le fait que Thorez en soit personnellement absent, dédaignant d’assister à la déchéance de son "dauphin", n’en est pas moins significatif, bien au contraire…
Au tournant des années 50, Auguste Lecœur était en quelque sorte l’étoile montante du PCF, et considéré comme un successeur potentiel de Maurice Thorez. Dire qu’il était numéro 2 ou 3 ou 4 dans la hiérarchie selon les "estimations" de certains historiens n’a pas grand sens… Ce qui est important est de comprendre les enjeux et les forces en présence, dans le parti comme dans la société de cette époque.
Aux élections législatives de 1951, celles qui comptent vraiment selon les institutions de la 4e République, le Parti Communiste reste nettement le premier parti de France, en nombre de voix, avec 26%. Et si Thorez a manqué d’être élu Président du Conseil, par l’Assemblée Nationale des députés, dans les années 44-47, la question de son accession au pouvoir, dans ce contexte, reste posée, alors qu’il semble remis de ses problèmes de santé et entend bien revenir au premier plan de la vie politique française. L’enjeu, pour lui, de conserver à tout prix son poste de Secrétaire Général du PCF est donc essentiel.
Enfin, ce 6 Mars 1954, cela fait exactement 1 an, à 1 jour près, que Staline est décédé, et que des enjeux de pouvoir encore plus essentiels sont en train de se décider en URSS. Même si la "déstalinisation" ne prendra un tour officiel qu’après le 20e congrès en 1956, le clan révisionniste de Khrouchtchev, en instrumentalisant le thème de la "lutte contre le culte de la personnalité" remet déjà en cause les acquis fondamentaux du 19e congrès de 1952, pourtant tout récent.
Mais ce clan veut tenter de prendre en outre le contrôle des partis occidentaux, et dans un premier temps, c’est Auguste Lecœur qui semble avoir été manipulé par Mikhail Souslov dans ce but, après une toute première tentative peu efficace sur Jacques Duclos, encore plus proche de Thorez. Il faut bien comprendre qu’à ce moment là, les enjeux idéologiques au sein du PCF sont assez secondaires par rapport aux enjeux de simple pouvoir. En effet, Mikhail Souslov était déjà, sous Staline, le principal référent de Lecœur à Moscou, et la "nouvelle" mission de Lecœur était naturellement dans la continuité de cette relation ancienne et ne posait problème que comme remise en cause du pouvoir personnel de Thorez sur le PCF, tout à fait indépendamment de sa ligne politique, inaffectée par ce réajustement éventuel.
La ligne politique de Thorez, au delà d’une servilité formelle, était déjà depuis 1946 et sa célèbre interview au Times, une anticipation de la victoire du révisionnisme en URSS. La négociation d’un modus vivendi entre le clan Khrouchtchev et celui de Thorez n’était donc qu’une question d’approche et de temps, et Lecœur ne pouvait qu’en faire les frais, et très rapidement, en fait.
La réticence du "noyau dur" thorézien à remettre en cause le "culte de la personnalité" n’était en rien une option idéologique, mais au contraire, d’abord et avant tout, un plaidoyer pro domo. Il lui fallait donc stopper de toute urgence l’ascension de l’étoile Lecœur, et pour ce faire en ternir l’éclat aux yeux des militants et des cadres du parti. Quoi de mieux qu’une "bavure" sanglante imputée à son action jusque là irréprochable, pour en justifier le dénigrement ?
En réalité, si l’influence électorale du PCF reste grande, le divorce entre la base ouvrière et l’appareil militant, aujourd’hui depuis longtemps consommé, vient déjà de s’amorcer, avec les grands mouvements sociaux des années 47-48. Intégrés, depuis les accords du CNR en 1943 au jeu des partis gouvernementaux, les dirigeants du PCF avaient, de fait, renoncé à une transformation réelle du système social en France, au delà de quelques réformes de réajustement concédées par l’impérialisme français renaissant de ses cendres, avec son aide zélée(2). Mais ce renoncement n’était pas forcément celui de toute la base ouvrière, et singulièrement dans des régions telles que le Pas-de-Calais et autres grandes régions industrielles et minières. Les grèves de 1947-48 avaient connu de nombreux débordements qui contredisaient la stratégie parlementariste et électoraliste de la direction du PCF.
Contrairement à une opinion encore largement répandue, même "à gauche", on peut savoir aujourd’hui, si l’on en doutait, et par des documents tels que les minutes du Kominform, notamment, que cette stratégie ne reflétait pas du tout le fond de la ligne soviétique en matière de lutte de classes, à l’échelle internationale. Jusqu’en 1953 la direction du PCF ne pouvait par conséquent pas vraiment dénigrer les luttes radicales qu’elle était sensée avoir organisé elle-même…
Même s’ils ne se faisaient guère d’illusions sur les capacité "révolutionnaires" des dirigeants du PCF, les dirigeants soviétiques, notamment pendant les premières années du Kominform, maintenaient néanmoins sporadiquement la pression pour que le PCF ne sombre pas définitivement dans le réformisme le plus total.
La direction du PCF était d’autant plus coincée entre des exigences contradictoires qu’elle devait sa popularité autant au prestige acquis par l’URSS de Staline au cours de la 2e guerre mondiale qu’à l’action radicale de la résistance française à la base, et assez peu, en réalité, à son propre charisme, artificiellement construit de ces morceaux raccordés par un collage de falsification historique encore récent et précaire, sur son propre rôle, et dont le réformisme et le parlementarisme étaient le fond. Donner des gages dans toutes ces directions imposait constamment un double langage, y compris vis à vis de la direction du PC de l’Union Soviétique.
En Mars 1954 ce n’était évidemment plus le cas, et le clan de Thorez avait donc tout loisir d’imputer à ses opposants dans le parti la responsabilité des débordements des mouvements sociaux, et même, au besoin, de ses propres "bavures" qu’il s’était jusque là ingénié à réduire et à dissimuler à tout prix.
Mais pour mieux comprendre ce qui se joue autour du témoignage éventuel de René Camphin, laissons encore quelques instants Roger Roucaute frapper vainement à la porte de la petite chambre du Faubourg du Temple, pour remonter quelques 7 ans en arrière, en 1947, en plein milieu des grèves très dures qui ont secoué la France, de 1947 à 1948…
Comme on l’a vu, le PCF est tiraillé, et singulièrement cette année là, entre toutes les options qui s’offrent à lui, sauf la bonne, celle d’une analyse dialectique de la situation et d’une politique prolétarienne autonome, inspirée des principes du marxisme-léninisme, quoi qu’il s’en réclame.
Jusqu’en Mai 47, il fait partie du gouvernement et continue à développer sa ligne de collaboration de classe, y compris en tentant d’enrayer le mouvement de grève né en Avril, à Renault-Billancourt…
Chassé en Mai du gouvernement Ramadier pour permettre la soumission de la France au Plan Marshall, le PCF se retrouve dans l’opposition, mais avec le prétendu ferme espoir de revenir au gouvernement rapidement…
Il soutient désormais les grèves, pour tenter de maintenir sa popularité, tout en essayant de ne pas être dépassé par la base, qui, elle, espère enfin voir se concrétiser les véritables espoirs de la Libération…
En Septembre, Duclos et Fajon, les représentants du PCF à la Conférence de Szklarska Poreba (Pologne), constitutive du Kominform, se font carrément étriller, ainsi que les italiens, pour l’inconséquence de la ligne de leur parti … Thorez, déjà, fuyant ses responsabilités, n’y est pas présent…( 3 )
Arrive Novembre… Le 18, Thorez rencontre Staline à Moscou… Dans la nouvelle situation, Thorez prétend tout de même avoir retenu la leçon reçue par Duclos et Fajon à Szklarska Poreba…
Staline lui rappelle néanmoins "…que le discours de Duclos devant le Parlement, dans lequel il a déclaré qu’aucune provocation ne conduirait la classe ouvrière à un soulèvement armé, a été malheureux. Il faut se souvenir que l’ennemi n’a aucune pitié pour les faibles et les désarmés."
En fait, à un autre moment de leur échange, et apparemment tout à fait incidemment, Staline lui avait déjà posé la question de la préparation du PCF à la reprise du combat, en lui posant la question des capacités éventuelles du parti français en armement… Thorez avait prétendu avoir pris des dispositions dans ce sens, confiées selon lui, à l’époque, à Lecœur et Tillon… Il semble donc, pour le moins, n’avoir pas été réellement convainquant ! ( 4 )
Avait-il donc quelque chose à prouver en matière de radicalité pour conserver ce fil moscovite, à l’évidence beaucoup moins solide que la plupart des historiens, de droite comme "de gauche", le prétendent encore ?
C’est l’une des données essentielles dont il faut tenir compte pour une bonne compréhension de la situation à cette époque.
Thorez revient en France le 29 Novembre… Le jour même où commence à l’Assemblée Nationale une discussion difficile sur la préparation d’une loi "temporaire" permettant la répression des luttes sociales… (Déjà…!)
Sur le terrain, la lutte continue de se durcir. Des actes de sabotage sont commis en vue de paralyser la production et d’empêcher la reprise du travail par les "jaunes" éventuels…
Dans la nuit du 2 au 3 Décembre, une voie ferrée est sabotée, près d’Arras. Les rails sont déboulonnés sur 25 mètres. A 3 heures du matin, l’express postal Paris-Tourcoing déraille, faisant 24 morts et une quarantaine de blessés.( 5 )
Des militants du PCF seront rapidement arrêtés, qui prétendront avoir visé un convoi de CRS, alors nouveau corps de répression, mais déjà honnis des prolétaires en lutte.
En réalité, on ne trouve plus trace de cette arrestation ni du procès qui leur aurait été fait, par la suite, en 1948… Et par lequel aucun n’a, de toutes façons, été condamné à la moindre peine…
Alors que le lendemain, 4 Décembre, galvanisée par cette tragédie, l’Assemblée votait à une majorité écrasante la loi liberticide, Thorez, à Hénin-Liétard, prononçait déjà un discours de "soutien" aux mineurs grévistes, les appelant à la modération…
Le 9, le Comité Central de Grève, tout nouvellement créé, donnait l’ordre de reprise du travail…
Le lien direct entre cette consigne de reprise brutale, inattendue, et l’amnistie totale promise aux saboteurs du Paris-Tourcoing est généralement établi par les historiens de tous bords, et plus souvent comme une affirmation que comme une probabilité…
Qui était vraiment le donneur d’ordre pour cette tentative criminelle de simulacre de "résistance" ? C’est une question qui n’a jamais été véritablement résolue, mais dont le contexte indique la signification politique, tant par ses prémisses que par l’échec macabre auquel elle a aboutit.
Mais il est surtout significatif que les enjeux et les complicités en sous-main soient suffisamment importants et haut-placés pour qu’un "compromis" intervienne aussi rapidement …
Il est même remarquable qu’une autre question reste posée : cet échec eut-il été réellement moindre si l’objectif prétendu de l’attentat avait été atteint ?
Quoi qu’il en soit, en avançant à nouveau dans le temps, on en retrouve les conséquences, jusqu’en 1954, précisément… Avec une étape significative, en juin 1953, qui clos le dossier juridique en faisant porter la responsabilité de l’"incident" … à la SNCF !!
Pourtant, si elle ne pouvait plus faire l’objet de sanctions juridiques, cette affaire n’en restait pas moins une très grosse pierre dans le jardin du PCF, car la responsabilité du sabotage lui a clairement été imputée, même si indirectement et sans preuves formelles, et pour cause, par les médias de l’époque.
Comme cela s’est produit près d’Arras, dans le Pas-de-Calais, il était évidemment très commode, pour le clan thorézien, de faire porter ce lourd chapeau à Lecœur… C’était à la fois rejeter cette pierre hors de leur jardin, et réduire à néant l’influence considérable de Lecœur sur le parti, et, de fait, l’exclure concrètement. Et donc, d’une pierre, deux coups…
Toutefois, un gros hic demeurait dans cette machination…
Lecœur, déjà responsable national, n’était pas à Arras mais à Paris, au moment des faits… Pour charger sa barque au point de la couler, il faut donc prouver qu’il a commandité le sabotage via un autre responsable local de confiance… René Camphin, qui était également dans le collimateur du clan Thorez, même si à un niveau moindre, doit donc devenir l’homme de la situation, qu’il le veuille ou non… Étant encore responsable localement, un refus de sa part pourrait se retourner facilement contre lui…
Mais le Vendredi 5 Mars au soir, la réunion du CC s’éternise… René Camphin ne semble pas décidé à marcher dans cette combine… Contrairement à une légende répandue par la suite, il semble que les relations entre Camphin et Lecœur n’aient pas forcément toujours été de fraternelle camaraderie, et il est possible que les responsables thoréziens aient espéré en jouer, mais le sens de l’honneur de René Camphin était aussi, semble-t-il, au dessus de telles considérations…
Reste en outre la possibilité qu’en homme de terrain, Camphin ait fini par se faire une idée des responsabilités réelles dans cette affaire…
En fait, après plusieurs vaines tentatives pour se justifier au cours de réunions précédentes, Lecœur, déprimé et malade, est absent, ce soir là, ayant simplement communiqué une lettre que lira, avec gêne, François Billoux, son principal accusateur pour le compte du clan Thorez.
La question cruciale est donc reportée au lendemain et ce n’est évidemment pas dans une ambiance fraternelle que tout ce petit monde se sépare, dans la nuit du 5 au 6 …
Et nous revoici donc avec Roger Roucaute, le Samedi après-midi, maintenant inquiet du silence de René Camphin, et qui se décide enfin à faire appel au concierge pour faire ouvrir la porte de la petite chambre, au 95, rue du Faubourg du Temple…
(A SUIVRE … !!)
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NOTES :
( 1 CC 1954 __5-6 MARS___ )
(2
https://tribunemlreypa.wordpress.com/2015/06/01/1944-2014-dun-programme-du-cnr-a-lautre/
( 3
https://tribunemlreypa.wordpress.com/andrei-jdanov-1947-rapport-sur-la-situation-internationale_/ )
( 4 rencontre Staline-Thorez__18-11-1947 )
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Source de l’article :
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