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Cette époque où l’on détestait la plage

samedi 6 août 2022, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 6 août 2022).

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6 août 2022 à 09h06 Mis à jour le 6 août 2022 à 10h11

Lorène Lavocat

Les plages n’ont pas tout le temps été des lieux de vacances et de plaisir. Longtemps, elles étaient redoutées et évitées par la haute-société, raconte Alain Corbin dans « Le territoire du vide ».

Chaque été, des millions de vacanciers affluent sur les plages françaises. Le littoral serait même la « première destination touristique » de l’hexagone. La mer — ses flots bleus et son sable fin — s’est imposée comme l’image d’Épinal du voyage estival. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. C’est ce que nous raconte Alain Corbin, dans un ouvrage à glisser dans sa valise.

Le territoire du videest paru en 1988, mais il n’a pas pris une ride. À peine une risée. L’auteur, historien pionnier des sensibilités, nous y raconte l’émergence du « désir du rivage » en Occident. Car pendant longtemps, « une chape d’images répulsives » a éloigné nos ancêtres des côtes. Dans les sociétés européennes classiques, très pieuses, l’océan, « relique menaçante du déluge », apparaissait « comme l’instrument de la punition divine ».

La mer était longtemps imaginée comme un territoire rempli de monstres, comme dans cette carte de Sebastian Münster réalisée vers 1544.

On craignait ses tempêtes, ses débordements, ses monstres abyssaux. Corbin raconte que les marins portugais du XVIᵉ siècle plongeaient des reliques dans les vagues. L’Apocalypse chrétienne vint s’ajouter à une défiance antique envers le rivage. Ulysse, Énée… tant de héros ballottés par les flots. Un rivage « hanté par l’irruption possible du monstre, par l’incursion brutale de l’étranger, décrit Corbin. Il [était] le lieu naturel de la violence inattendue. »

Mais dès le XVIIᵉ siècle, « un renversement s’inaugura qui allait autoriser un nouveau regard ». Les mystères de l’océan s’estompaient, grâce aux progrès de l’océanographie, notamment en Angleterre. En France, un groupe de poètes dits baroques, esquissaient dans leurs vers la joie que procurait le bord de mer.

Nul plaisir ne me peut toucher
Fors celuy de m’aller coucher
sur le gazon d’une falaise
où mon deuil se laissant charner
Me laisse rêver à mon aise
Sur la majesté de la mer
(Tristan)

En 1628, le poète Saint-Amant élit domicile sur la côte sauvage de Belle-Île (Morbihan). Lecture, écriture, pêche en barque, chasse au lapin sur le rivage, balade méditative. Le rivage émergea alors comme un lieu de retraite et de contemplation.

Au tournant du XVIIIᵉ siècle, un autre phénomène raviva l’intérêt des classes dominantes pour la mer. À cette époque, nombre de jeunes nobles et de bourgeois entreprirent des voyages, avec deux destinations favorites : la Hollande (oui oui !) et l’Italie. La première attirait pour son innovation politique — il s’agissait alors de la jeune république des Provinces-unies — la seconde pour le retour aux racines (antiques). Dans les deux-cas, les aristocrates se prirent d’admiration pour le littoral. La Haye fut décrite comme « le plus beau village d’Europe », et les Pays-Bas considérés comme « une terre bénie du Créateur ».

« Le recours opposé aux méfaits de la civilisation »

Tout était donc en place pour un basculement. Entre 1750 et 1840 analyse Corbin, « les côtes [apparurent] comme le recours opposé aux méfaits de la civilisation ». Avec un effet principal : la ruée des curistes vers les rivages. Bien avant notre dépression moderne, le spleen et la mélancolie s’imposèrent en effet comme les troubles du siècle des Lumières. D’abord en Angleterre, parmi l’aristocratie anglicane menacée dans son pouvoir politique et social (1)… puis partout en Europe. Crise de nerfs, vapeur, hystérie, nymphomanie firent leur apparition dans la bonne société corsetée par le patriarcat.

Aux grands maux, les grands remèdes : se forgea alors tout un discours médical sur les bienfaits de l’océan pour contrer les « pathologies urbaines » : « Un lien se [noua] entre le dégoût pour la ville devenue gluante et le désir de rivage », écrit Corbin. La mer se fit recours, on attendait d’elle qu’elle endurcisse les corps et apaise les âmes. Un certain docteur Buchan écrivait ainsi, en 1804 : « La villégiature maritime assure à la jeune fille une sereine puberté, endigue les passions du sexe et prévient l’efféminisation des hommes peu virils. » Vaste programme.

Calais Sands at Low Water - Poissards Collecting Bait (Les sables de Calais à marée basse - les Poissards ramassent des appâts), de Joseph Mallord William Turner, en 1832. CC BY-NC-ND / Bury Art Muséum

Des thérapies, parfois de choc, se développèrent. Surtout pour les femmes et les jeunes filles. On pratiquait l’immersion brutale dans la mer, avec un « guide baigneur » qui plongeait sa cliente au moment précis où se brisait la vague, et tenait sa tête en bas afin d’augmenter la suffocation. Rappelons que sur les bords de la mer du Nord et de la Manche, l’eau n’excédait pas les 14 °C. Tout ceci pour « endurcir », donc. Les hommes, eux, s’adonnaient à la nage.

La naissance des bains de mer version aristo se fit, bien sûr, dans le respect des bonnes mœurs : on se baignait vêtus d’épaisses robes de laine, et on se rendait sur les plages dans des « voitures de bain ». Attention, les nobles n’ont pas inventé la baignade ! Le peuple des rivages pratiquait depuis longtemps déjà la baignade, mais de manière festive et collective. Chaque année, les villageois du Pays basque descendaient ainsi de la montagne pour plonger dans les flots.

Éprouver le corps, extirper les désirs

« Au bord de la mer, à l’abri de l’alibi thérapeutique, dans le saisissement de l’immersion qui mêle le plaisir à la douleur de la suffocation, se [construisit] une nouvelle économie des sensations, décrit l’historien. Ici [s’élabora] à destination des classes de loisir, une façon neuve d’éprouver son corps en tentant d’en extirper les désirs qui le perturbent. »

Peu après, les romantiques exaltèrent cette dimension sensuelle et émotionnelle du rivage. Chateaubriand, Hugo, Balzac, Byron. Pour eux, « l’individu n’y [venait] plus admirer les bornes imposées par Dieu à la puissance de l’océan ; en quête de lui-même, il [espérait] s’y découvrir ou s’y retrouver », nous dit Corbin.

Du plaisir spontané à l’équipement rationnel

Le rivage s’aménagea pour devenir un lieu de loisirs. À côté des travailleurs des grèves — pêcheurs, cueilleurs de goémon — se déploya tout un équipement bourgeois. Salons de thé, librairies, casinos, établissements de bains. Une vie sociale nouvelle s’y épanouit : on venait y rencontrer des personnes en vue, chercher un bon parti. La villégiature se massifia, se « démocratisa »… dans une certaine mesure. « Il convient de distinguer les lieux naturels où se [déployaient] un plaisir spontané et souvent populaire et l’équipement rationnel de plages destinées à un public distingué, aux émois soigneusement guidés, contrôlés et magnifiés », rappelle Corbin. D’un rivage hostile, « territoire du vide », la plage moderne était née.

Le livre de Corbin s’arrête donc au milieu du XIXᵉ siècle. On connaît la suite : les stations balnéaires se déployèrent peu à peu tout le long du littoral. Avec l’avènement des congés payés, les classes ouvrières purent aussi goûter au plaisir du bain de mer. Les côtes françaises sont aujourd’hui largement urbanisées, bétonnées même. Mais les bouleversements climatiques et écologiques vont-ils à nouveau inverser la tendance ? Submersion, incendie, prolifération de méduses… Serons-nous demain à nouveau amenés à nous éloigner d’un rivage redevenu inhospitalier ?

Le territoire du vide, d’Alain Corbin, aux éditions Flammarion, nouvelle édition janvier 2018, 416 p., 10 euros.

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