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Une invention médiatique, l’arme du blé

mardi 27 septembre 2022, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 24 septembre 2022).

http://spartacus1918.canalblog.com/…

26 septembre 2022

Echanges n° 179

La guerre du blé n’aura pas lieu, car l’Afrique est déjà dans le chaos d’une guerre ouverte, de guerres larvées et de révoltes sociales

« Les famines ne sont jamais liées à la production alimentaire. Elles sont causées par des problèmes d’accès (1)  ». Par «  accès  » il faut comprendre, dans cette citation, toutes les possibilités d’obtenir un produit, soit parce qu’il est disponible sur le marché, soit parce que l’on a les moyens financiers de se les procurer. Mais tout ce qu’on en dit actuellement insiste presque uniquement sur la mise sur le marché d’un seul produit, le blé.

Et là, c’est une véritable déferlante. Comme d’habitude, une actualité fabriquée à partir d’une circonstance fortuite chasse tout ce qui faisait auparavant cette actualité. Les activités guerrières avec leurs victimes – morts ou blessés – et leurs inestimables destructions (rien qu’en Ukraine plus de 1 000  missiles sont lancés chaque jour sur des objectifs tant civils que militaires) ne concerneraient plus les armes et leur charge quantitative de destruction. Cette prétendue «  guerre du blé » relègue la guerre concrète, pas seulement celle d’Ukraine mais aussi toutes les celles qui perdurent un peu partout dans le monde (Thaïlande, Afghanistan, Irak, Syrie, Yémen, Éthiopie, Érythrée, zone malienne, Mauritanie, Libye, RDC) et toutes les guérillas ici ou là). Cette «  guerre du blé » ne fait pas directement de victimes sur les lieux de tous ces affrontements y compris en Ukraine. Mais elle contiendrait un énorme potentiel de déstabilisation et d’explosions sociales dans les pays dépendant des importations de blé dans la vie quotidienne des populations, essentiellement en Afrique. Sur cette question des approvisionnements en blé, le manque de blé-argent pour compenser l’inflation sur le prix bu blé se conjugue avec le manque de blé-grain causé par le retard d’approvisionnement par les pays producteurs à cause de la guerre en Ukraine et des sanctions contre la Russie.

Une première observation

Dans tout échange, marchandise contre argent, depuis l’achat d’une baguette chez le boulanger jusqu’à une livraison mondiale de gaz ou de pétrole, il y a un contrat, tacite dans le quotidien, écrit pour les opérations plus importantes, et les charges de ces contrats sur la matière essentielle sont de véritables volumes. Le blé est souvent l’objet de tels contrats qui concernent parfois jusqu’à l’emblavement et la récolte future. Toutes ces données juridiques doivent être respectées sauf cas de force majeure et sous menace de sanctions financières. Elles sont pratiquement ignorées dans tous ces débats sur la « guerre du blé  » alors qu’elles restent dominantes y compris face aux vicissitudes politiques sur le sujet. Et on peut faire confiance aux commerçants concernés pour contourner les interdits politiques qui viendraient entraver l’exécution des contrats. Pour les produits essentiels, les nouveaux contrats sont l’objet d’une compétition féroce non seulement entre grands groupes mais aussi entre États, ce qui contribue pour une part à la relance de l’inflation car c’est le plus-offrant qui l’emporte, ce qui se répercute sur les prix du produit concerné (2).

Blé n’a pas dans son origine signifié la guerre mais la paix

Si l’on se réfère à l’étymologie, le mot blé n’a jamais évoqué la guerre et cela semble un véritable paradoxe de voir un titre comme «  L’arme du blé ».

D’abord le mot blād « produit de la terre  », (que l’on peut déduire de blat « récolte, produit de la récolte ; jouissance d’un capital » et de . blēd, blǣd « produit, récolte », ces mots remontant à la racine indo.-européene. *bhlē- « fleur, feuille, fleurir » Dans le domaine gallo-roman, le mot est attesté sous la forme du plur. collectif neutre blada, ) au sens de « récolte, produit de la vigne », sém. de bladum, du sens de «  récolte  » à celui de « céréale, blé » n’est pas encore très sûre au début du ixesiècle.). Le mot gallo-roman est parvenu au sens de « céréales, blé » au xe siècle (3).

Qui consomme le blé ?

Mais la réalité du monde présent façonne les mots bien loin de leur sens originel ; car les acteurs sur la scène du blé n’ont rien à faire de l’étymologie sauf à s’en servir éventuellement comme argument publicitaire. Cette réalité peut être bien différente suivant les habitudes alimentaires des populations. Tous les pays du monde ne sont pas logés à la même enseigne par cette « guerre du blé » car cela dépend avant tout de la céréale constituant la base de l’alimentation. Certains pays ne sont nullement concernés par cette guerre (là où le riz ou le maïs sont dominants dans l’alimentation) ; d’autre, par contre, sont directement impactés. Ce qui nous amène à considérer la donnée de la production et de la consommation des céréales dans le monde.

Les céréales comptent parmi les plantes les plus cultivées à cause de leur grande facilité d’adaptation aux conditions environnementales, de leur facilité de stockage et de leur polyvalence culinaire.

Les céréales les plus produites sont (par ordre d’importance) le maïs, le blé, le riz, l’orge, le sorgho, l’avoine, le seigle, le mil. Et les premiers pays producteurs de ces céréales sont (par ordre d’importance) la Chine, les États-Unis, l’Inde,la Russie, le Brésil, l’Indonésie, l’Argentine, la France, l’Ukraine, le Canada. Mais dans cette production, il y a de grandes différences : la Chine produit le plus de riz dans l’ouest et de blé dans l’est. Pour le maïs les États-Unis et la Chine dominent, loin devant l’Union européenne. Pour le blé, les dominants sont la Chine, l’Union européenne et l’Inde, loin devant les États-Unis et la Russie  ; l’Ukraine ne figure pas parmi les 10 premiers producteurs.

Une première observation conduit à considérer, pour l’Afrique, l’importance des productions locales et la part qu’elles tiennent dans la consommation locale et les échanges de produits alimentaires interafricains (dont on connaît bien mal les données). Ces produits dont production et consommation peuvent varier d’un pays d’Afrique à l’autre sont le maïs, le blé, l’avoine, le sorgho, le millet et une tubercule (non céréale), le manioc (c’est la sixième plante nourrissant l’humanité). La carence de l’un de ces produits quand il est la principale base alimentaire peut signifier, non des importations (limitées avant tout par le coût) mais le report sur d’autres produits disponibles localement, ce qui entraîne un changement des habitudes alimentaires. Toute carence d’approvisionnement ne signifie donc pas automatiquement un accroissement des importations d’une céréale ou d’une autre.

En ce qui concerne le blé, les pays qui en consomment le plus sont la Chine, suivie de l’Union européenne et de l’Inde. Mais ces pays, également producteurs, satisfont leurs besoins, alors que les pays d’Afrique ne sont guère producteurs et doivent importer du blé à tout prix. Ce qui fait que la Russie et l’Ukraine contrôlent 30 % des échanges mondiaux de blé, ce qui relativise leur instrumentalisation présente (4).

Qui dépend du blé russe et ukrainien en Afrique ?

En 2020 l’Afrique a importé 32 % de son blé de Russie et 12 % d’Ukraine ; la restriction des approvisionnements (par la conjonction du prix et de l’embargo) peut effectivement entraîner des mouvements sociaux importants. La dépendance pour les pays d’Afrique du blé russe et ukrainien varie entre 50 % et 100 % de leurs importations totales de blé.

On peut chiffrer cette dépendance des importations de blé russe et ukrainien pour les principaux pays d’Afrique (sous réserve que la Russie a récemment mis dans son contingent de blé national du blé ukrainien volé dans les territoires d’Ukraine sous son contrôle).

En dépendent, entre autres : le Bénin à 100 % du blé russe ; le Rwanda à 91 % du blé importé, 37 % russe et 57 % ukrainien ; la Somalie à 71 % du blé ukrainien  ; la RDC à 50% du blé russe  ; l’Égypte à 64 % du blé russe et à 24 % de l’ukrainien.

En général, il se confirme une détérioration rapide des perspectives de l’économie mondiale, sous-tendue par la hausse des prix des denrées alimentaires, des carburants et des engrais, une volatilité financière accrue, un désinvestissement dans le développement durable, des reconfigurations complexes de la chaîne d’approvisionnement mondiale et des coûts commerciaux croissants.

Cette situation en évolution rapide est alarmante pour les pays en développement, et en particulier pour les pays africains et les pays les moins avancés, dont certains sont particulièrement exposés à ses effets sur les coûts commerciaux, les prix des matières premières et les marchés financiers

Les possibilités de remplacer les importations en provenance de Fédération de Russie et d’Ukraine par le commerce intra-africain sont limitées, car l’offre régionale de blé est relativement faible et de nombreuses régions du continent manquent d’infrastructures de transport et de capacités de stockage efficaces  » (6).

Compte tenu des chocs spécifiques aux pays, du changement climatique, des restrictions à l’exportation et de la constitution de stocks, «  il pourrait y avoir un risque de crises d’insécurité alimentaire dans certaines régions, en particulier si l’augmentation des coûts des engrais et d’autres intrants à forte intensité énergétique a un impact négatif sur la prochaine saison agricole (7).

L’instrumentalisation de cette question du blé a fait que celle-ci s’est concentrée sur les moyens de transport notamment pour écouler vers le monde le blé ukrainien avec le prétexte d’éviter une explosion sociale notamment dans toute l’Afrique dépendante comme nous venons de le voir du blé russe et ukrainien. Avant l’invasion russe de l’Ukraine, 95 % de ces exportations se faisaient par la mer, principalement, pour l’Ukraine, par le port d’Odessa. La mer Noire étant, suite à l’invasion russe de l’Ukraine, totalement minée par les deux belligérants, tout converge vers la recherche de moyens de transport de substitution : ferroviaire, routière et fluviale pour prétendument éviter cette explosion sociale africaine.

Pour sauver ses exports de céréales, l’Ukraine se prépare à organiser des livraisons de grain par voie ferroviaire à destination de la Roumanie, de la Pologne, de la Slovaquie, de la Moldavie et de la Hongrie..

L’opérateur ferroviaire Ukrzaliznytsia a indiqué le 6 mars qu’il travaillait sur la livraison de grain à la frontière de ses pays voisins, d’où il sera livré aux ports et centres logistiques des autres pays européens.

Les routes et rails polonais apparaissent comme une solution de repli pour exporter le blé ukrainien, coincé par le blocus russe dans les ports de la mer Noire. Mais cette option pose plusieurs défis logistiques, auxquels Varsovie tente de remédier.

Varsovie estime qu’elle pourrait faire transiter par son territoire un tiers du blé que l’Ukraine exporte mensuellement en temps de paix, soit le double des quantités qui passent actuellement par le pays. Le gouvernement polonais, qui espère capter davantage de marchandises ukrainiennes sur le long terme, a proposé à son voisin un accès à ses ports sur la mer Baltique.

Mais, pour l’instant, contourner les blocages de la mer Noire par le continent s’avère un véritable défi logistique. D’abord, parce que l’écartement des rails, différent en Pologne et en Ukraine, complique le transfert des marchandises vers l’UE. La Pologne a appelé à l’aide la Commission européenne pour trouver les équipements nécessaires aux transferts de blé entre les deux réseaux ferroviaires.

Mais, une fois à la frontière, les cargaisons ukrainiennes font face à une série de tests sanitaires pour vérifier qu’elles répondent bien aux critères européens de qualité. Or les points de contrôle sont débordés devant l’afflux de marchandises, créant d’interminables files d’attente et un goulet d’étranglement.

Par ailleurs, les bombardements russes sur les routes et voies ferrées rendent compliquée la recherche d’une assurance adéquate pour les transporteurs, souligne le quotidien américain. L’Ukraine et la Pologne tentent de résoudre ce problème en créant une entreprise commune permettant d’assurer les transporteurs.

Autre défi, la Pologne doit encore trouver des chauffeurs routiers. Finalement, la Pologne ne pourrait faire transiter qu’un tiers du blé ukrainien.

Une alternative réaliste au transport terrestre serait l’expédition du blé par le Danube et les ports roumains en mer Noire, mais ces routes sont déjà congestionnées. La Moldavie pourrait jouer un rôle essentiel dans ce transit du blé, par ses liaisons routières et ferroviaires avec la Roumanie et le reste de l’Europe, mais aussi par son contrôle du port de Giurgiulesti sur les 570 m de son territoire sur l’estuaire du Danube proche d’Odessa.

Ce n’est pas ce que l’on dit partout dans les médias

L’engrenage médiatique nous serine depuis quelques semaines les visions catastrophiques habituelles, selon lesquelles le temps presse, avant le début des récoltes pour huiler l’engrenage à la frontière polonaise (8), alors que plane le spectre d’une crise alimentaire mondiale.

Mais cet accent mis dans cette instrumentalisation de la « guerre du blé » sur les seuls moyens de transports (dont les perturbations causées par l’intervention russe seraient la seule cause d’affrontements politiques et sociaux en Afrique) laisse totalement de côté un facteur beaucoup plus important dans l’accès des pays essentiellement africains aux approvisionnements en blé.

Ce facteur est l’énorme augmentation du prix du blé qui fait que dans nombre de pays africains, tant les particuliers que les collectivités et les États, ne peuvent assurer un achat quelconque de blé faute de moyens financiers. L’irruption de ce facteur laisse totalement de côté la question des approvisionnements et la rend même tout à fait secondaire, car cette augmentation des prix réduit considérablement la demande. Ce qui fait que cet accent mis sur les moyens d’acheminement du blé ne sert qu’à entretenir une angoisse de plus de généralisation des conflits armés.

La croissance exponentielle du prix du blé

Quelques chiffres particulièrement éloquents du cours mondial du prix du blé pour une tonne (9) :

janvier 2021 200 €

février 2021 270 €

10 mai 2022 385 €

16 mai 2022 395 €

19 juin 2022 416 €

21 juin 2022 374 €

15 août 2022 339,75

Quelles sont les raisons multiples de cet accroissement qui, selon les lois de base du capitalisme, concerne autant le coût des données techniques de production que la demande qui ne peut être satisfaite par l’offre.

Parmi les données techniques, les coûts de production sont obérés par l’augmentation du prix des intrants (engrais et pesticides qui suivent le prix du gaz et du pétrole qui servent à les fabriquer), de celui de l’énergie (carburants, électricité, gaz), et celui de la main-d’œuvre raréfiée par les migrations et la mobilisation des hommes en Ukraine.

Mais d’autres facteurs jouent qui eux ne sont pas contrôlables mais s’imposent pour modifier l’offre et la demande.

Pour l’accroissement de la demande, il faut considérer l’augmentation de la populations mondiale (90 millions de plus de consommateurs potentiels chaque année), l’accroissement relatif du niveau de vie dans les pays industrialisés.

Pour la diminution de l’offre on doit considérer les effets du réchauffement climatiques avec des périodes de sécheresse ou des inondations toutes aussi catastrophiques, l’épuisement des sols et les mutations de culture du blé vers des options plus adaptées aux vicissitudes climatiques ou simplement plus rémunératrices.

Un seul exemple pour montrer l’impact de la hausse des prix du blé dans les pays africains

C’est ce qui se passe dans un pays africain, le Soudan, mais que l’on retrouve avec des variantes dans chacun des pays africains où le défaut d’approvisionnement en blé est beaucoup moins dû aux problèmes de transport qu’au manque de disponibilités financières.

«  Au Soudan, le blé et le pain manquent partout et pourtant les sacs de graines s’empilent dans la petite maison d’Imad Abdallah  : le gouvernement qui jusqu’ici achetait chaque année sa récolte n’a plus d’argent.

Lors des semailles en mars, les autorités lui avaient pourtant promis 75 dollars par sac de blé, un prix incitatif fixé par le gouvernement pour promouvoir la culture de la précieuse céréale.

Comme des milliers d’autres agriculteurs, chaque paysan a découvert – mais seulement après la récolte – qu’il n’y avait plus d’acheteurs pour ses céréales.

Les besoins en blé, céréale la plus consommée du pays après le sorgho, […] s’élèvent à 2,2 millions de tonnes par an, importées en grande majorité de Russie et d’Ukraine, selon l’ONU.

Avec la baisse des importations et la hausse des prix des matières premières, conséquences du conflit entre la Russie et l’Ukraine, l’ONU estime que d’ici septembre 18 millions de personnes, soit près de la moitié de la population, pourraient connaître la faim.

Malgré ce risque de crise alimentaire, des responsables soudanais ont récemment déclaré ne pas acheter l’intégralité des récoltes produites dans le pays.

Les caisses de l’État sont vides, depuis le coup d’État du chef de l’armée, le général Abdel Fattah al-Burhan, en octobre, et la baisse de l’aide internationale.

Le Soudan, l’un des pays les plus pauvres au monde, n’avait déjà que peu de devises après des décennies de sanctions américaines. Aujourd’hui, “il n’y a pas assez d’argent”, résume un fonctionnaire de la banque agricole qui achète chaque saison la production de blé locale.

[En mai], des dizaines d’agriculteurs du nord du pays ont manifesté, craignant un pourrissement du blé stocké.

Selon la Banque centrale, le Soudan a importé pour 366 millions de dollars de blé entre janvier et mars.

Les Soudanais font face à de fréquentes pénuries de pain et les files d’attente devant les boulangeries s’allongent, alors que parallèlement des sacs de blé s’entassent, faute d’acheteurs, chez les agriculteurs.

Une situation absurde dénoncée par les paysans qui s’estiment lésés après avoir investi dans l’achat d’engrais, de pesticides et autres matériels nécessaires à la culture du blé.

Aujourd’hui dans la province d’Al-Jazira nombreuses sont les parcelles en jachère alors que “les agriculteurs préparent habituellement leurs terres pour la culture à cette période de l’année”, regrette l’agronome Abdellatif Albouni.

Au Soudan, le prix du blé est hautement sensible et la population réagit vivement aux mouvements, comme fin 2018, quand le gouvernement Béchir avait supprimé les subventions à la culture de cette céréale.

À l’annonce du triplement du prix de cette denrée de base, la foule était descendue dans les rues de la ville d’Atbara – à 300 kilomètres de la capitale – pour exprimer sa colère. Une contestation qui s’était propagée dans l’ensemble du pays et avait mené à la chute du dictateur (10).  »

On se trouve en présence d’une situation complexe dans laquelle l’inflation notamment sur le prix du blé et, le manque de disponibi­lités financière entraînent une situation de famine, génératrice de mouvements sociaux et politiques (11).

L’Afrique avec sa population légèrement supérieure à 1 milliard d’habitants, le deuxième continent le plus peuplé après l’Asie, est le lieu qui cumule la production de richesses minérales essentielles pour l’activité productrice et la vie quotidienne mondiale et n’en recevant que la plus petite part des revenus globaux du monde capitaliste et la plus grande part des conséquences climatiques et autres des calamités d’un mode de production mondial.

C’est un lieu commun que de constater que l’Afrique est le pays qui contribue le moins aux émissions de gaz, bases du réchauffement climatique, mais en subit le plus durement les conséquences (12).

L’Afrique est une sorte de cumularde de l’ensemble des problèmes et cela bien avant qu’on attribue ces problèmes à la guerre en Ukraine qui n’est qu’une goutte d’eau dans la mer des calamités frappant l’Afrique.

Ce n’est pas la guerre en Ukraine qui met des millions d’Africains notamment en risque de famine, mais la crise alimentaire qui a démarré avant le conflit, et la faim dans le monde augmente régulièrement depuis six ans. Réchauffement climatique, spéculation, hyper spécialisation des terres… des sujets occultés par le conflit.

Le Maroc a limité l’exportation des tomates vers l’Europe. Une vingtaine de pays lui ont depuis emboîté le pas. Pour le Pakistan et le Kirghizstan, c’est le sucre, la Malaisie le poulet, l’Iran, les aubergines, l’oignon et les pommes de terre, l’Indonésie l’huile de palme….

Mi-mai, l’Inde a interdit les exportations de blé. Immédiatement les cours du blé sur les marchés mondiaux se sont envolés, « avec la guerre en Ukraine, voilà qui va aggraver la crise d’approvisionnement en céréales  », s’alarmait alors le G7.

Deuxième producteur de blé au monde, l’Inde a deux bonnes raisons pour garder son blé pour elle. D’abord, sa production est en baisse, à cause d’une canicule inédite dans les régions du Nord. Ensuite, sans cette interdiction, le blé indien serait majoritairement parti à l’export, pour profiter de l’envolée des cours, et la sécurité alimentaire du 1,4 milliard d’Indiens aurait été menacée.

«  Les barrières commerciales ne sont pas une solution  », a plaidé la directrice de l’OMC, la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, à l’unisson du G7, mais quelles solutions l’OMC a-t-elle à proposer ?

Spéculation

La crise alimentaire actuelle est la troisième en quinze ans. 2007-2009, 2011, et 2021 et plus.

Comme les précédentes, ce n’est pas la pénurie de nourriture qui l’a déclenchée. Selon la FAO, le monde bénéficie d’un «  niveau d’approvisionnement relativement confortable  » en céréales (13).

Comme nous l’avons vu, le problème, c’est l’augmentation des prix sur les marchés mondiaux. Une partie de cette hausse s’explique par les prix de l’énergie, des fertilisants, du transport,mais une autre partie, c’est la spéculation.

Difficiles à mesurer, les fonds négociés en Bourse liés aux matières premières ont attiré dès le mois de mars plus de 4,5 milliards de dollars d’investissement, les deux principaux fonds passant de 197 millions en 2021 à 1,2 milliard en avril 2022 (14).

Si l’argent afflue pour se placer sur les matières premières, c’est qu’il y a de l’argent à faire, mais les lobbys financiers expliquent que c’est la guerre en Ukraine qui fait grimper les prix, pas la spéculation. On connaît aujourd’hui le rôle qu’elle a joué dans la crise de 2007-2009, or la régulation adéquate se fait toujours attendre (15).

Depuis quelques semaines, les appels vibrants à lutter contre la crise alimentaire actuelle sont légion mais chacun avance dans son sens, à plusieurs parfois, mais jamais tous ensemble.

«  Les pays du G7 ont leur plan avec la Banque mondiale, le FMI travaille avec la Banque africaine de développement, la France pousse l’Union européenne à endosser son initiative nommée Farm, pour Food and Agriculture Resilience Mission, depuis avril l’ONU aussi a son plan….

Il existe pourtant un organe de l’ONU, chargé de cette coordination, le CSA… ou Comité de la sécurité alimentaire mondiale. Créée en 1974, il fut profondément réformé après la crise alimentaire de 2009. Chaque année, le CSA publie des recommandations que ses 133 pays membres sont libres d’adopter ou pas. Sur la volatilité des prix, en 2011, le changement climatique en 2012, l’agro-écologie en 2021.

Dans un silence total, le groupe d’expert de haut niveau placé auprès de ce comité a publié mi-avril son analyse de l’impact du conflit militaire en Ukraine sur la sécurité alimentaire et la nutrition. Il y fait 17 recommandations de court et moyen terme pour régler la crise actuelle et les crises futures…

Ce groupe d’expert, ce pourrait être le GIEC de la sécurité alimentaire, mais force est de constater qu’il n’est jamais cité par tous ceux qui disent vouloir apporter une réponse à la crise alimentaire actuelle. Plusieurs organisations de la société civile réclament depuis mi-avril la tenue d’un CSA extraordinaire.

Et dans le même temps, la guerre de communication fait rage.

“C’est la Russie et elle seule qui est responsable de cette crise alimentaire”, a déclaré Charles Michel, le président du Conseil ­européen.

Pas d’exagération, réplique la Russie : “Il ne faut pas exagérer l’importance de l’influence sur les marchés internationaux des réserves de céréales (…) la part de ces céréales représente moins de 1% de la production mondiale de blé et d’autres céréales”a déclaré en juin aux journalistes le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.

“Le narratif actuel, c’est qu’il y a un problème de production, mais on entend pas dire le problème, c’est la spéculation, le défaut d’encadrement, de régulation et de transparence des marchés agricoles. Ces problèmes ont déjà été identifiés lors des crises alimentaires précédentes, or les solutions n’ont toujours pas été apportées”, dit Valentin Brochard, chargé de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-Terre solidaire (16). Pour cette ONG, cette guerre de responsabilité cache le fond du problème, à savoir, que la faim dans le monde augmente depuis six ans (14). »

C’est ce modèle qui défaille aujourd’hui, et met des millions de personnes en danger de famine. C’est ce modèle qui n’est pas résilient, pour utiliser le mot à la mode, c’est ce modèle agricole, fondé sur les échanges et non la souveraineté alimentaire, que la guerre en Ukraine vient torpiller.

Le recul des exportations de blé et d’autres produits alimentaires de base venue de Russie et d’Ukraine menace de famine 11 à 19 millions de personnes de plus dans le monde, alerte vendredi la FAO estimait pour sa part que "la guerre pourrait augmenter le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire de 47 millions de personnes en 2022, le portant à 323 millions d’ici la fin de l’année (16)

Nul doute que la guerre en Ukraine aura un impact terrible, notamment sur les pays africains qui dépendent de ces importations, mais connaissent des crises alimentaires depuis bien plus longtemps.

Si la guerre cesse, ce modèle agricole non résilient restera. Sauf s’il y a une volonté politique réelle et coordonnée de remettre ce modèle en question, ce qui n’est pas manifeste pour le moment.  » (16).

Plus de 800 millions de personnes vivent chaque jour avec la faim comme compagnon constant, ce qui signifie qu’environ une personne sur neuf sur terre n’a pas assez de nourriture pour mener une vie saine et active.

Dans les pays en développement où vivent la grande majorité des personnes souffrant de la faim dans le monde, jusqu’à 12.9 % de la population souffre de la faim et est considérée comme gravement sous-alimentée. L’Asie est le continent qui compte le plus de personnes affamées, représentant les deux tiers du nombre total, tandis que la zone en développement de l’Afrique subsaharienne est la région où la prévalence (pourcentage de la population) de la faim est la plus élevée. Actuellement, une personne sur quatre en Afrique subsaharienne est sous-alimentée.

D’après le dernier rapport sur l’insécurité alimentaire dans le monde,), 868 millions de personnes, soit 12,5% de la population mondiale, souffrent de malnutrition (17).

***

Le site Anthropologie du présent (site géré par Alain Bertho, professeur émérite d’anthropologie à l’Université de Paris8-Saint-Denis) recense tout ce qu’il peut recenser de scènes de violence et d’émeutes dans le monde. Cela va d’affrontements avec la police au stade de Tizi-Ouzou (Algérie, 5 juin) parce que des supporteurs n’acceptent pas la défaite de leur équipe de football, aux émeutes de l’électricité en Guinée le 8 juin 2022, en passant par aussi bien sûr par les émeutes de la faim, les manifestations politiques ou syndicales, les affrontements entre communautés, etc.

Alain Bertho classe ces violences dans son bilan présenté sous la forme du graphique ci-dessus. Mais il est souvent bien difficile de démêler les cause réelles de ces émeutes car on leur trouve en général une cause profonde de mécontentement et de révolte autant contre un régime politique ou un système de production qui s’exprime sur une cause factuelle comme la corruption, la pénurie d’un produit, l’inflation, la hausse du prix d’un produit .

On peut y ajouter une scène rapportée par radiofrance.fr, «  une scène de vol généralisé sur un marché de Kenitra au Maroc où l’on voit des commerçants, leur stock de carottes, salades, choux fleur posés à même le sol, bousculés par des assaillants. On voit des hommes, des femmes piocher à main pleine dans les tas de légumes, remplir leur panier, et repartir avec leur butin. Ce n’est pas une émeute de la faim, mais clairement un pillage alimentaire à grande échelle. Cette scène a eu lieu le 20 février 2022.  » (19)

En fait, comme on l’a vu, tous ces mouvements de contestation sont pour une bonne part liés, pas tant à des carences d’approvisionnement en produits essentiels de la vie quotidienne (céréales et combustibles) qu’à l’augmentation de leur prix. La plupart des commentaires sur les éventuelles perturbations sociales en raison de ces difficultés d’approvisionnement laissent croire qu’il n’y a pas présentement de perturbations et que celles-ci ne seraient dues qu’aux difficultés de transport. La guerre en Ukraine n’a pas vraiment d’effet sur cette question d’approvisionnement mais par contre, pour les raisons que nous avons exposées, elle a des effets sur le prix du blé, de l’huile de tournesol, du colza… Elle ne fait que donner un coup de pouce supplémentaire aux difficultés existant dans tous les pays et particulièrement à ceux d’Afrique, et entretenir cet ensemble de révoltes qui n’avaient pas attendu ce conflit pour que lespopulations puissent tenter de survivre face à une carence alimentaire où le prix des denrées rend impossible une alimentation normale et cela devant des montagnes de denrées acheminées de toute façon. Les émeutes de la faim ne datent pas d’hier et ce qui se passe présentement ne fait qu’entretenir et accroître le feu de la révolte

H. S.

À lire aussi :

«  Près d’un tiers de la population mondiale en insécurité alimentaire, en forte hausse en 2020  », lemonde.fr/, 12 juillet 2021.

«  Éradiquer la faim, c’est une question de volonté politique  », entretien avec José Graziano da Silva, directeur général de la FAO de 2012 à 2019  : lemonde.fr/, 6 juin 2022.

«  Crise alimentaire  : Poutine est-il le seul responsable  ?  », par David Laborde et Antoine Bouët, chercheurs à l’Ifpri (International Food Policy Research Institute), telos-eu.com/fr/ (15 juillet 2022)

Sur tweeter, de @GRAIN_org :

«  Two good pieces on #speculators driving the food price crisis :

��“Investors cash in on food commodities as the poor go hungry” by @biz_journo_dw

https://p.dw.com/p/4CAsG and

��“Shortage amidst plenty”, by @FredMousse, of @oak_institute

NOTES

(1) Arif Husain, économiste en chef du Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU, cité par Courrier international du 16 juin 2022.

(2) «  6 étapes pour établir un (très) bon processus achat  », par Faustine Rohr-Lacoste (mai 2021) : https://blog.spendesk.com/fr/proces…

(3) lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition/ble#1

techno-science.net › glossaire-definition › Ble-page-2.html

(4) Rapport de l’ONU. news.un.org/fr/story/2022/08/1125332

(5) «  Dossier : Ukraine, l’engrenage  », «  Dépendance au blé russe et ukrainien  », Le Monde diplomatique (avril 2022).

(6) «  Le transport des céréales : la logistique, un enjeu stratégique pour la filière  », passioncereales.fr/

(7) aa.com.tr/fr/afrique/vingt-cinq-pays-africains-importent-plus-dun-tiers-de-leur-blé-de-russie-et-d-ukraine-onu/2539348.

(9) contact@etude-finance.com

Explosion du prix du blé, quel impact

(10) «  Au Soudan, pénurie de blé mais les agriculteurs peinent à écouler leurs récoltes  », reportage de Abdelmoneim Abu Idriss Ali (AFP) repris par de nombreux sites de presse et radio.

(11) «  Les effets de la crise alimentaire  », carte ci-contre p. 16  » (Ifri).

(12) COP26 : «  l’Afrique ne veut plus payer les dégâts de la crise climatique  », voaafrique.com/, 3 novembre 2021. – L’Afrique, émetteur insignifiant de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale mais continent le plus vulnérable face au changement climatique, a appelé mardi 2 novembre 2021 au financement de milliards de dollars pour son adaptation, à l’occasion de la COP26 qui se tenait à Glasgow.

(13) L’approvisionnement mondial en céréales toujours fragile », Challenges.fr

(14) «  L’engouement des fonds d’investissement pour l’agriculture et l’agroalimentaire  », https://www.commodafrica.com/ – lighthousereports.nl/investigation/the-hunger-profiteers/

(15) https://www.radiofrance.fr/francecu…

(16) La spéculation sur le blé n’a pas attendu la guerre en Ukraine

(17) https://www.radiofrance.fr/francecu…

(18) berthoalain.com/documents/)

(19) radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-bulle-economique/crise-alimentaire-des-raisons-structurelles-anterieures-a-la-guerre-en-ukraine-4443283

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