En Cisjordanie, les colons israéliens pillent les cultivateurs d’olives
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Publié le 29 novembre 2023 à 13h27
Modifié le 30 novembre 2023 à 11h17Philippe Pernot
Beyrouth (Liban), correspondance
Déjà source de violences arbitraires avant l’escalade du 7 octobre, la récolte des olives pour les agriculteurs palestiniens est devenue mortellement périlleuse. - Majdi Fathi / NurPhoto / NurPhoto via AFP
Colons et soldats israéliens décuplent leurs raids contre les agriculteurs palestiniens depuis l’attaque du Hamas. Ils s’en prennent aux olives, dont la récolte est cruciale pour l’économie et l’identité palestiniennes.
« Nous sommes attaqués par des colons et des soldats, je vous écris quand je rentre chez moi. » Reporterre a reçu ce message de Ghassan al-Najjar samedi 18 novembre, peu avant l’entretien téléphonique que nous avions prévu. Quelques minutes plus tard, l’agriculteur palestinien de 34 ans nous a envoyé une vidéo tremblante, filmée de loin. On y voit des personnes armées, en uniforme, qui chargent de grands sacs en toile blanche dans un pick-up sur lequel brille un gyrophare.
La scène se déroule dans ses champs d’oliviers, près de Naplouse, en Cisjordanie occupée. « Ils nous ont fait s’asseoir dans l’herbe, nous ont volé huit récolteuses, qui coûtent 4 000 dollars chacune, et environ 250 kg d’olives destinées à faire de l’huile, d’une valeur de plus de 2 000 dollars », dit-il. « Mais nous allons bien, grâce à Dieu », finit-il par soupirer d’un air las.
250 attaques en Cisjordanie
Ghassan al-Najjar a l’habitude. Burin, son village perché sur des collines arables, est pris en étau entre trois colonies israéliennes. Depuis des décennies, il est régulièrement la cible d’attaques, de confiscations et de destructions. Mais depuis l’opération « Déluge d’al-Aqsa » du Hamas, qui a fait 1 200 morts en Israël, les actes de vengeance des colons et soldats contre les Palestiniens sont en hausse constante.
L’ONU a recensé plus de 250 attaques, plus d’un millier de familles expulsées, ainsi qu’un total de 200 Palestiniens tués en Cisjordanie — en plus des 15 000 à Gaza. « On est passés de l’apartheid à un génocide », affirme l’agriculteur, faisant écho aux propos d’ONG palestiniennes, israéliennes et internationales qui accusent Israël de ségréguer les Palestiniens en Cisjordanie, voire de pratiquer un nettoyage ethnique.
La cible privilégiée des colons et des soldats : la récolte des olives et les villages agricoles. « Ils nous empêchent de récolter les fruits de plus d’un millier d’oliviers sur nos terres, je vais perdre les deux tiers de ma récolte », se désole al-Najjar. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres, la raison est claire : détruire les oliviers revient à détruire l’âme de beaucoup de Palestiniens. « Nos oliviers représentent ce qu’il nous reste de dignité et d’humanité. Or, ils ne nous voient pas comme des humains », dit l’agriculteur.
Des fusils d’assaut pour les colons
Après le 7 octobre, l’armée israélienne a annoncé vouloir distribuer 10 000 fusils d’assaut aux colons. Ils sont soutenus par le gouvernement d’extrême droite israélien, dont plusieurs ministres sont eux-mêmes des colons. « Maintenant, de nombreux colons portent l’uniforme [de réserve] de l’armée et agissent en coopération avec les soldats : on ne peut plus les différencier », explique-t-il.
Les attaquants déploient un large registre de violence, affirme de son côté Ibrahim Manasra, responsable local de l’ONG palestino-jordanienne Arab Group for the Protection of Nature (APN). « Non seulement ils s’attaquent directement aux arbres en les coupant, les brûlant et les déracinant, mais ils envahissent nos villages, brûlent nos maisons, nous confisquent nos puits, viennent dans nos champs nous insulter, nous tirer dessus, nous humilier ; ils accrochent des pancartes à nos arbres pour nous en interdire l’accès sous peine d’être tués », explique-t-il.
« S’ils veulent vraiment récupérer nos terres, pourquoi s’acharner ainsi et les détruire ? »
Un agriculteur palestinien a ainsi été tué d’une balle dans le cœur fin octobre près de Naplouse. « Mais le pire, c’est qu’ils empoisonnent nos puits et nos terres avec des herbicides ou des déchets chimiques industriels. S’ils veulent vraiment récupérer nos terres, pourquoi s’acharner ainsi et les détruire ? » s’insurge Ibrahim Manasra.
La récolte des olives représente aussi un moment crucial dans la vie économique palestinienne. Cette année, c’est une véritable catastrophe. Depuis le 7 octobre, 90 000 oliviers auraient été brûlés, déracinés ou coupés, causant 7 millions de dollars de pertes nettes, selon lui.
« En plus, il faut ajouter le manque à gagner pour les 166 000 oliviers dont l’accès est barré ou qui ont été confisqués : on estime qu’environ 35% de la récolte va être perdue », ajoute-t-il. Une perte difficile à chiffrer, car elle va affecter des centaines de milliers de Palestiniens sur plusieurs générations, si Israël ne leur rend pas l’accès à leurs terres.
Isolement et humiliations
Ibrahim Manasra lui-même vit dans le village agricole de Wadi Fuqin, près de Bethléem. Expulsés trois fois sous le mandat britannique (1920-1948), puis lors de la « Nakba » (création de l’État d’Israël et « catastrophe ») de 1948, puis de nouveau lors de la guerre de 1967, ses habitants ont finalement pu retrouver leurs terres ancestrales en 1972 après avoir passé un accord avec l’armée. Coincé entre le « mur de séparation » construit par Israël depuis les années 2000 et la « ligne verte » qui démarque officiellement la frontière israélienne, le village est coupé du monde.
Avant le 7 octobre, presque 700 obstacles et checkpoints y bloquaient les routes des agriculteurs palestiniens, selon l’ONU. Il faut souvent trois ou quatre heures pour passer l’inspection des soldats israéliens, subir leurs questions et leurs humiliations. « Nos villages sont devenus des prisons isolées les uns des autres », soupire Ibrahim Manasra. « Après le 7 octobre, Israël nous a imposé dix jours de lockdown complet : nous avons dû manger uniquement ce qui poussait sur nos terres, les femmes enceintes n’ont pas pu se rendre à l’hôpital pour accoucher », poursuit-il.
La majeure partie de la Cisjordanie est sous occupation militaire israélienne : « C’est donc aussi les Israéliens qui accordent les permis de travail aux agriculteurs, selon leur bon vouloir », explique Moayyad Bsharat, responsable et coordinateur de l’Union des comités du travail agricole (UAWC) palestinienne. « Or, les autorités ne leur donnent souvent que deux heures par jour et deux jours par an pour la récolte, ce qui rend leur travail de facto impossible. »
« Nos oliviers font partie de nos âmes »
Une loi israélienne prévoit que si un terrain n’est pas cultivé pendant trois ans, il revient à l’État — qui le distribue ensuite aux colons. « Le but est de décourager les Palestiniens de cultiver leurs terres et de les pousser à l’exil. Nos oliviers font partie de nos âmes : si on les perd, on pleure comme on perdrait un fils ou une fille », dit-il. En conséquence de ces tracas administratifs, le prix de l’huile d’olive a explosé, passant à 30 shekels le litre [7,4€]. « La plupart des Palestiniens ne peuvent plus se permettre d’en acheter, c’est absurde », dénonce Moayyad Bsharat.
En temps normal, l’UAWC organise des campagnes annuelles pour protéger les agriculteurs de la violence des colons, notamment en invitant des volontaires internationaux. « On organise des rondes et on participe à la récolte, en créant un effet dissuasif. C’est loin d’être du tourisme humanitaire : les volontaires sont régulièrement attaqués par des colons ou bannis d’Israël », explique Moayyad Bsharat. « C’est une armée dans l’armée. Face au danger, on a dû annuler la campagne cette année », se désole-t-il.
L’union contre la mort
Alors, il ne reste aux agriculteurs palestiniens que l’autodéfense. Mais que faire, face aux fusils d’assaut ? « On ne peut pas leur jeter des pierres, cette année, sans se faire tirer dessus », enchérit Ghassan al-Najjar. Pour lui, il n’y a qu’une option. « Tous les agriculteurs de Burin vont se rassembler, on est une trentaine, et nous allons faire les récoltes ensemble chez chacun de nous », explique-t-il. Les récolteuses volées par les colons appartenaient à la coopérative agricole de Burin, grâce à laquelle les agriculteurs se soutiennent entre eux.
L’UAWC pourra l’aider à racheter les machines, et l’APN pourra replanter les arbres détruits. Dans le cadre de sa campagne « Millions d’arbres », l’association autofinancée et indépendante a replanté plus de 3 millions d’arbres fruitiers et d’oliviers là où ils avaient été brûlés, arrachés, empoisonnés. Pas de quoi enrayer les destructions massives, mais une graine d’espoir au milieu de la violence.