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Jean Genet - Les Black Panthers et la Palestine

vendredi 1er décembre 2023, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 1er décembre 2023).

Jean Genet : les États-Unis et la Palestine

https://investigaction.net/jean-gen…

27 novembre 2023

Franklin Frederick

"Un racisme anti-arabe, presque maladif, est à ce point à l’œuvre dans chaque Européen qu’on peut se demander si les Palestiniens doivent compter sur notre aide, si mince soit-elle ?"

Ces mots très actuels ont été écrits par Jean Genet en 1971, dans son premier grand texte consacré aux Palestiniens (1).

Genet est l’un des écrivains les plus originaux et les plus combatifs du XXe siècle. Né en 1910 à Paris de père inconnu, il est confié à l’assistance publique par sa mère à l’âge de sept mois. On imagine les efforts énormes que cette mère a dû déployer pour garder l’enfant, puisqu’elle l’a gardé pendant ses sept premiers mois, ne l’abandonnant probablement à une institution que lorsque la lutte pour se maintenir, elle et son enfant, devenait une tâche impossible. Genet ne l’a jamais rencontré. Les autorités le confièrent à une famille d’artisans du petit village d’Alligny-en-Morvan. Cependant, les liens d’affection que Genet pouvait développer envers sa famille adoptive étaient également menacés dès le départ, car il grandit en sachant qu’à l’âge de treize ans, selon la loi, il serait placé comme apprenti ailleurs, ce qui se produisit effectivement. À quinze ans, Genet s’enfuit du centre d’apprentissage où il avait été conduit et, pour le punir, il est emprisonné pour la première fois. Dès lors, il passera une grande partie de sa vie dans des prisons successives.

À l’âge de dix-huit ans, il s’est engagé dans les forces armées pour échapper à la pauvreté et à l’emprisonnement. Il a servi dans l’armée coloniale française au Maroc, où il a vu de ses propres yeux la réalité brutale du colonialisme. De retour en France en 1937, il est arrêté à plusieurs reprises pour vagabondage, désertion et surtout vol. C’est en prison, en 1942 et 1943, que Genet écrit ses premiers romans, Notre-Dame des Fleurs et Miracle de la Rose. En 1949, grâce à une pétition lancée par Jean Cocteau et Jean Paul Sartre et signée par de nombreux écrivains, Genet est gracié par le Président de la République et quitte définitivement la prison.

Genet n’a jamais caché son homosexualité et ses premiers livres ont fait scandale en raison de la franchise et de la liberté inédite avec lesquelles il écrivait sur les homosexuels et sur lui-même.

Mais c’est dans ses écrits de solidarité avec le Black Panther Party et le peuple palestinien dans la lutte contre le racisme et l’oppression que Jean Genet nous a laissé un héritage fondamental et peut-être son message le plus important pour notre époque.

Jean Genet aux États-Unis

« Aussi bien, où que je me trouverai, je me sentirai lié toujours au mouvement qui provoquera la libération des hommes. Aujourd’hui et ici, c’est le Black Panther Party, et je suis auprès d’eux parce que je suis avec eux. »

En 1970, deux émissaires des Black Panthers américains se sont rendus en France pour demander à Jean Genet, alors célébrité littéraire mondiale, de soutenir leur lutte contre le racisme. Une pièce de Genet, Les Nègres, avait connu un immense succès à New York dans les années 1960. Le spectacle est resté à l’affiche pendant quatre ans alors que la loi permettait aux Afro-Américains et aux Blancs de fréquenter le même théâtre aux États-Unis depuis quelques années seulement.

Pour une grande partie du public blanc, cette pièce a été un choc. Mais pour les spectateurs afro-américains, le texte de Genet a été libérateur et cathartique. Pour James Baldwin, la pièce de Genet a été une révélation. D’où l’intérêt des Black Panthers pour cet auteur blanc qui a si bien compris la réalité de l’oppression et du racisme. En réponse à l’appel des Black Panthers, Genet propose immédiatement de se rendre aux Etats-Unis.

Le contexte de cette visite de 1970 est décrit par le biographe américain de Genet, Edmund White (2) :

« Le vice-président de Nixon, Spiro Agnew, avait juré de livrer une guerre sans merci aux Panthers, ce qu’il fit avec une totale conviction jusqu’à ce qu’il fût chassé du pouvoir en 1972 pour fraude fiscale. À Chicago et à Philadelphie, la police avait engagé des fusillades avec les Panthères – ou, plus précisément, avait donné l’assaut, par surprise, à leur siège local. À Chicago, par exemple, le 4 décembre 1969, la police attaqua l’appartement de Fred Hampton, président des Panthères noires de l’Illinois. Le chef du parti à Peoria, Mark Clark, et Fred Hampton furent tués. Quatre autres Panthères et deux policiers furent blessés. La police parla de fusillade générale, mais on ne trouva par la suite aucun impact de balles qui étayait cette version. »

En réalité, la police livrait une guerre ouverte aux Panthères depuis la création du parti, et en 1970 tous les leaders (y compris Bobby Seale et Huey Newton) étaient morts, en prison ou dans la clandestinité, à l’exception de David Hilliard, le chef d’état-major national (qui préparait en 1992 un livre sur l’amitié de Genet avec les Panthères en 1970).

Le 2 avril 1969, vingt et un Panthères avaient été arrêtés à New York et inculpés de complot visant à organiser des attentats à explosif contre des magasins et des bâtiments publics. Seize furent placés en détention préventive (la caution ayant été fixée à cent mille dollars par personne) pendant dix mois jusqu’à leur procès qui s’ouvrit en février 1970. C’est dans ce contexte que Jean Genet arriva aux États-Unis. Les américains, dit-il, ne pouvaient supporter ‘une idéologie rouge dans une peau noire’ et avaient massacré vingt-huit Panthères au cours des deux années précédentes.

Aux États-Unis, Genet donne plusieurs conférences en compagnie des Black Panthers dans diverses universités américaines. Il y rédige une Lettre aux intellectuels américains, qui est largement diffusée lors de ces rencontres et dans laquelle il écrit :

« Pour un Blanc, I’Histoire, passée et à venir, est très longue, et très imposante pour son système de références. Pour un Noir, le Temps est court. II ne peut remonter dans son histoire au-delà des périodes d’esclavage. Et aux USA, nous nous employons encore à limiter le Temps et l’Espace des Noirs. Non seulement chacun d’eux est de plus en plus retranché dans sa seule personne, mais encore nous les emprisonnons. Quand il le faut, nous les assassinons. »

« Devant la vigueur de leur action, devant la rigueur de leur réflexion politique, les Blancs, et particulièrement l’émanation de la caste dominante aux Etats-Unis d’Amérique, la Police, ont eu presque soudainement un réflexe racial : puisque les Noirs se montraient capables de s’organiser, le plus simple était de jeter le discrédit sur leur organisation. »

« Ainsi la police a pu dissimuler le sens véritable de ses interventions derrière des prétextes inqualifiables : des procès de drogue, de meurtre ou de mœurs. En fait, elle cherchait à massacrer les responsables du Black Panther Party. »

Dans un autre discours, prononcé le 1er mai aux États-Unis, Genet a déclaré :

« Une autre chose me préoccupe : c’est le fascisme. On entend souvent le Black Panther Party parler de fascisme et les Blancs ont du mal à accepter le mot. C’est qu’il faut un très grand effort d’imagination aux Blancs pour comprendre que les Noirs vivent sous un régime oppressif et fasciste. Ce fascisme, pour eux, n’est pas le fait du seul gouvernement américain, mais aussi de la communauté blanche tout entière, qui est vraiment privilégiée. Ici, les Blancs ne sont pas opprimés directement, mais les Noirs le sont, dans leur esprit et quelquefois dans leur corps. De cette oppression, les Noirs ont raison d’accuser l’ensemble blanc, et ils ont raison de parler de fascisme. Nous, nous vivons peut-être dans une démocratie libérale, mais les Noirs vivent, bel et bien, sous un régime autoritaire, impérialiste, dominateur. II est important de communiquer parmi vous le goût de la liberté. Mais les Blancs ont peur de la liberté. C’est une boisson trop forte pour eux. Ils éprouvent encore une autre peur, qui ne cesse de grandir, c’est de découvrir l’intelligence des Noirs.

Ce que l’on nomme la civilisation américaine disparaitra. Elle est déjà morte car elle est fondée sur le mépris. Par exemple, le mépris des riches pour les pauvres, le mépris des Blancs pour les Noirs, etc. Toute civilisation fondée sur le mépris doit nécessairement disparaitre. »

La pertinence et l’actualité de ces mots pour notre temps me semblent évidentes. Jean Genet a eu une influence civilisatrice sur le Black Panther Party. Il était courant dans le langage des Panthères de l’époque d’utiliser des adjectifs désignant l’homosexualité comme des insultes, révélant d’énormes préjugés. La solidarité de Jean Genet ne l’a pas empêché de voir et de dénoncer les préjugés des Black Panthers et d’exiger un changement de comportement, ce qui a conduit l’un des principaux dirigeants du parti, Huey Newton, à prendre une position écrite. Dans un article écrit en prison, Newton a eu le courage admirable d’avouer son propre malaise en présence d’homosexuels masculins et de reconnaître qu’il se sentait menacé par eux. Newton affirme ensuite que les homosexuels sont “peut-être les personnes les plus opprimées de la planète”, défend leur dignité et exige que les Panthers les respectent et cessent d’utiliser des termes péjoratifs et offensants à l’égard de l’homosexualité. Ce texte de Huey Newton a été extrêmement important pour le mouvement naissant de libération des homosexuels aux États-Unis à l’époque.

Jean Genet et les Palestiniens

Son expérience dans l’armée française au Maroc a très tôt éveillé la conscience de Genet sur la réalité du colonialisme. Il écrira plus tard une pièce qu’il qualifiera lui-même de “longue méditation” sur la guerre de libération algérienne, Les Paravents.

L’extrême droite française de l’époque, notamment à travers son bras armé, l’OAS (Organisation de l’Armée Secrète), mène des actions terroristes en France contre les Algériens et tous ceux qui soutiennent le mouvement indépendantiste algérien. Anticipant les attaques virulentes de la droite et de l’extrême droite, les producteurs de la nouvelle pièce de Genet décident d’organiser cinq premières au lieu d’une pour la pièce Les Paravents en avril 1966. De cette façon, les journalistes pouvaient choisir la première à laquelle ils voulaient assister. Mais le soir du 30 avril, un groupe envahit la scène de la pièce en jetant des bouteilles et une chaise. A partir de ce moment, chaque représentation de la pièce a été attaquée de la même manière. À une occasion, un groupe, dont faisait partie un jeune Jean Marie Le Pen, a tenté d’empêcher le public d’entrer dans le théâtre en criant. Des années plus tard, Jean Marie Le Pen deviendra le leader de l’extrême droite en France et le père de Marine Le Pen.

De par son engagement dans les luttes anticoloniales des peuples arabes, il était naturel que Jean Genet se consacre, dans les dernières années de sa vie, à la cause palestinienne.

En 1971, environ un an après sa visite aux États-Unis pour soutenir les Black Panthers, Genet publie Les Palestiniens, son premier grand texte consacré à la cause palestinienne :

« Quant à Israël, imaginé à la fin du XIXe siècle pour mettre en sécurité peut-être les Juifs, il devait assez vite devenir et rester dans cette partie de l’Asie la plus offensive menace impérialiste occidentale. (…) Car il faut être clair, pour les Palestiniens l’ennemi, s’il ne fait qu’un, a deux Visages : le colonialisme israélien et les régimes réactionnaires du monde arabe. »

Pour Jean Genet, les Afro-Américains représentés par la lutte des Black Panthers et les Palestiniens souffraient de la même oppression coloniale, d’où la similitude de leurs luttes et de leurs positions. Un groupe de Black Panthers s’est rendu en Palestine à peu près à la même époque pour s’informer de leurs stratégies de lutte et leur offrir leur solidarité et leur soutien, dans un mouvement qui visait à unifier toutes les luttes contre le colonialisme, y compris celles menées sur le territoire des États-Unis. Jean Genet a clairement compris et exprimé que la lutte anticoloniale, comme elle l’est encore aujourd’hui en Palestine, est inséparable de la lutte contre l’impérialisme.

Le massacre de Chatila

Le moment crucial de l’expérience de Genet dans la défense de la cause palestinienne se situe au Liban. En 1982, Genet retourne au Moyen-Orient dix ans après sa première visite, en compagnie de son amie Layla Shahid, responsable de la Revue d’études palestiniennes. Une fois de plus, je me tourne vers la biographie d’Edmund White pour contextualiser le moment historique de la visite de Jean Genet

« Lorsque Genet arriva au Liban le 12 septembre 1982, après dix ans d’absence, Beyrouth était calme. C’était un moment crucial de la guerre du Liban. Assiégés depuis trois mois – l’armée israélienne était aux portes de la ville -, les combattants palestiniens, qui s’étaient réfugiés dans les quartiers occidentaux de la capitale, avaient finalement accepté de quitter le pays et d’être évacués vers la Tunisie, l’Algérie et le Yémen. Les camps palestiniens furent alors désarmés et, le 23 août, fut élu un nouveau président du Liban, Béchir Gemayel. Les civils palestiniens demeurés au Liban reçurent la promesse d’être protégés par une force internationale composée de soldats américains, français et italiens. (…) Genet assista du balcon, le 13 septembre, au départ de la force internationale. À peine les navires avaient-ils quitté le port que le 14 septembre le nouveau président (qui était également le leader de la droite chrétienne) était assassiné. Le lendemain matin, l’armée israélienne, en violation de tous les accords conclus, entrait dans Beyrouth « pour assurer le maintien de l’ordre ». Les Israéliens entreprirent de traquer les derniers combattants palestiniens demeurés dans la ville et le soir même ils investissaient les camps de Sabra et de Chatila dans la banlieue de Beyrouth et établissaient leur quartier général dans un immeuble de huit étages à deux cents mètres de leur entrée.

Le mercredi 15 septembre, à cinq heures du matin, les troupes israéliennes pénétraient à Beyrouth-Ouest. (…). Décidées à balayer les derniers vestiges palestiniens, les forces israéliennes, sous le commandement du général Sharon, avaient passé un accord secret avec les phalangistes, brûlant de venger la mort de Béchir Gemayel qu’ils attribuaient aux services secrets palestiniens, l’état-major général israélien décrétait, aux termes de l’Ordre n° 6, que les « camps de réfugiés sont d’accès interdit. La fouille et le nettoyage des camps seront effectués par les phalangistes de l’armée libanaise. Une petite unité de miliciens phalangistes, probablement pas plus de cent cinquante hommes, entra à Chatila et en massacra tous les occupants sous les projecteurs et les fusées d’éclairage de l’armée israélienne. Comme le conclut Thomas L Friedmann, auteur de From Beyrouth to Jerusalem, “ les responsables de la Croix Rouge me dirent qu’ils estimaient le bilan total à entre huit cents et mille morts“. »

Jean Genet a été l’un des premiers à entrer dans le camp de réfugiés après le massacre. Je reproduis ici des extraits d’une interview que Genet a accordé à Vienne au journaliste autrichien Rüdiger Wischenbart sur ce qui s’est passé :

« R.W. : On dit que c’est plus ou moins par hasard que vous vous trouviez à Beyrouth au moment des massacres de Sabra et Chatila. Comment êtes-vous venu au camp de Chatila et qu’est-ce que vous avez vu ?

J.G. : Non, je n’y étais pas par hasard, mais invité par la Revue d’études palestiniennes. (…) Donc, ce lundi, je visite Beyrouth. Le mardi, Béchir Gemayel est assassiné. (…). Le lendemain, les troupes israéliennes franchissaient le passage du Musée, passaient par d’autres endroits dans Beyrouth-Ouest et occupaient entre autres les camps de Sabra, de Chatila et de Borj el Barajneh. Les raisons qu’ils avaient données, c’étaient d’empêcher un massacre. Or le massacre a eu lieu. Dire que les Israéliens ont voulu ce massacre, c’est difficile. Je n’en suis pas sûr. Mais ils l’ont laissé s’accomplir. Il a été accompli sous leur – en quelque sorte – protection, Puisqu’ils éclairèrent les champs de Sabra, de Chatila et de Borj el Barajneh. Quand on envoie des fusées éclairantes, c’est pour qu’on s’y reconnaisse, pour y aider les partisans. Et les partisans d’Israël étaient évidemment les gens qui ont commis le massacre.

R.W. : Y a eu une enquête du Parlement israélien sur la responsabilité ? Est-ce que vos observations, votre enquête sur place sont à peu près identiques à celles de l’enquête parlementaire ?

J.G. : Le but de ma visite et le but de cette enquête ne coïncident pas. Pas du tout. Le but de l’enquête – d’après ce que j’ai lu – c’était de sauver l’image d’Israël. Bon. Une image est sans intérêt. (…) Donc, de l’image je m’en fous complètement. Quand l’enquête était menée par Israël, elle voulait sauver une image. Je n’allais pas pour ça. J’allais pour distinguer une réalité, une réalité politique et une réalité humaine. Donc je ne peux pas m’étendre sur le but d’Israël avec son enquête. Son enquête, à mon avis, faisait partie du massacre. Je m’explique. Il y a eu le massacre qui ternit une image, et ensuite il y a l’enquête qui efface le massacre. Je me fais comprendre ? »

Genet a écrit l’un des textes les plus importants de la dernière décennie de sa vie sur ce qu’il a vu à Chatila : Quatre heures à Chatila.

Les analyses de Jean Genet, son indignation et la clarté percutante de ses propos peuvent nous aider à comprendre beaucoup plus profondément ce qui se passe aujourd’hui en Palestine. Rien n’a commencé maintenant, tout a une histoire. Et une histoire qui s’entrelace avec d’autres. Chez Jean Genet, la lutte des Black Panthers s’entrelace avec la lutte des Palestiniens et surtout avec la lutte contre le colonialisme, l’impérialisme et son racisme implicite, car la supériorité mythique de la “race blanche” a toujours été la justification centrale de l’oppression coloniale et des conquêtes impériales.

Pour tout ce qu’il a vu, ressenti et exprimé, pour son courage et la clarté de ses positions, Jean Genet reste notre contemporain incommode, gênant et nécessaire.

Franklin Frederick

(1) Ce texte, comme tous les autres de Jean Genet cités ici, a été publié en France chez Gallimard sous le titre L’ennemi déclaré, 2010.

(2) Edmund White, Jean Genet, Gallimard.

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