https://europalestine.com/2024/04/0…
CAPJPO-EuroPalestine
7 avril 2024
Source Haaretz 6 avril 2024
Habitants affamés devant un centre de l’UNRWA, mars 2024
L’article que nous reproduisons ci-dessous est long. Nous en recommandons néanmoins la lecture à tout le monde. Il s’agit d’une enquête publiée samedi 6 avril 2024 dans la version en langue anglaise du quotidien israélien Haaretz, que nous avons traduite en français. Le voici :
Épidémies, famine, blessures non soignées : la situation est sur le point d’empirer à Gaza
Les épidémiologistes préviennent que si la crise humanitaire à Gaza se poursuit, le nombre de morts pourrait atteindre 100 000, voire 120 000.
Par Netta AHITUV
« La chose la plus inquiétante à l’heure actuelle est la famine. Si la quantité de nourriture entrant dans la bande de Gaza reste telle qu’elle est et n’augmente pas de manière significative dans les prochains jours, nous atteindrons des niveaux de famine catastrophiques. J’ai étudié les crises humanitaires depuis 20 ans, et je n’ai jamais vu de tels taux de famine. J’ai également travaillé en Somalie, et l’apport calorique quotidien par personne à Gaza est actuellement en dessous du minimum pendant les pires jours de la famine somalienne. Il faut bien comprendre : la quantité de nourriture qui entre actuellement à Gaza est insuffisante pour la survie humaine. Nos données le montrent, et les premiers cas de décès par faim sont déjà enregistrés sur le terrain ».
Dans une récente interview avec Haaretz, Francesco Checchi, professeur d’épidémiologie et de santé internationale à la London School of Hygiene & Tropical Medicine, a résumé ainsi la situation désastreuse et en constante aggravation à Gaza depuis le déclenchement de la guerre le 7 octobre. Checchi s’est associé au Dr Paul B. Spiegel, directeur du Centre de santé humanitaire à l’École de santé publique Bloomberg de l’université états-unienne Johns Hopkins, pour diriger un groupe d’épidémiologistes qui se concentrent sur la surmortalité à Gaza – c’est-à-dire des morts qui n’auraient pas eu lieu sans la guerre.
Selon le modèle projectif complexe qu’ils ont élaboré, même si la guerre qui a éclaté après l’attaque brutale du Hamas contre le sud d’Israël devait prendre fin demain et que les habitants de Gaza bénéficiaient d’un « accès humanitaire et d’une mobilité considérablement accrus », il y aurait 6 500 morts supplémentaires. Il est probable que des situations de crise se produiront encore au cours des six prochains mois, en raison de blessures de guerre non soignées, de maladies infectieuses exacerbées par la famine et du manque de soins médicaux pour les personnes souffrant de maladies chroniques. Si l’on ajoute aux estimations les 32.500 Palestiniens tués à ce jour et au moins 5.000 disparus et probablement enterrés sous les décombres des bâtiments détruits, les chercheurs estiment que la guerre ne se terminera pas avec moins de 44.000 victimes.
Cependant, le rapport publié le mois dernier par l’équipe Checchi-Spiegel, intitulé « Crise à Gaza : projections d’impact sur la santé basées sur des scénarios », présente un modèle basé sur deux autres scénarios qui auraient un impact sur la surmortalité : en cas d’escalade militaire – sans doute en incluant l’invasion prévue de Rafah par Israël – et les épidémies qui éclatent dans la bande de Gaza – on peut s’attendre à plus de 85.000 décès supplémentaires, pour un bilan total dépassant les 120 000. Et même si la situation persiste entre octobre et mi-janvier, sans incursion supplémentaire ni déclenchement d’épidémies, le modèle prévoit 58.000 décès supplémentaires jusqu’au début août, ce qui entraînerait 100.000 victimes au total.
Le 9 août 1945, une bombe atomique est larguée sur Nagasaki. Selon des estimations conservatrices établies par des chercheurs de l’Université de Yale, dans le cadre des « Projets Avalon : documents sur le droit, l’histoire et la diplomatie », quelque 39.000 personnes sont mortes sur le coup. D’autres chercheurs ont estimé le nombre total de morts suite à l’explosion et immédiatement après entre 60.000 et 80.000. Lorsque le ministre israélien du Patrimoine, Amichai Eliyahu, a déclaré en novembre qu’il n’excluait pas le largage d’une bombe nucléaire sur Gaza, cette déclaration a suscité l’indignation – même le Premier ministre Benjamin Netanyahu n’a pas tardé à la condamner, affirmant que ces propos étaient déconnectés de la réalité. Mais après six mois de guerre, alors que le nombre de morts à Gaza ne cesse d’augmenter, ces chiffres ne sont peut-être pas si éloignés de la réalité.
Bien que les données sur les décès soient fournies par le ministère de la Santé de la bande de Gaza contrôlé par le Hamas, les responsables israéliens citent des chiffres similaires. Netanyahu lui-même a récemment estimé que 13.000 terroristes du Hamas ont été tués jusqu’à présent, et que le ratio se situe entre un et 1,5 non-combattants tués pour chaque terroriste tué. Cela équivaut à 13.000 à 20.000 morts civiles, (de l’aveu même de la direction israélienne, NDLR)
Le Hamas a signalé qu’environ 8.500 Palestiniens sont portés disparus à Gaza, soulignant qu’il s’agit d’une estimation très prudente. De son côté, le Comité international de la Croix-Rouge, qui mène son propre suivi à partir des témoignages des proches, cite 5.118 personnes disparues début mars.
Par exemple, en novembre, un homme nommé Omar al Darawi a perdu 32 membres de sa famille et voisins dans l’effondrement de deux immeubles de quatre étages dans le centre-ville de Gaza. Il a survécu mais a signalé que 45 personnes vivaient dans les bâtiments ; 13 ont survécu et 27 corps ont été retrouvés dans les ruines. Les cinq autres sont portés disparus et se trouveraient également dans les décombres. L’histoire de la famille Darawi a beaucoup retenu l’attention des médias.
Le nombre estimé de Palestiniens portés disparus n’est pas toujours mentionné par les responsables israéliens, non plus que le nombre de morts, et le phénomène de surmortalité résultant de la crise humanitaire et de l’effondrement des institutions de santé et autres institutions publiques à Gaza n’est pas pris en compte du tout à ce jour, selon le professeur Checchi. Les chiffres qui ressortent du modèle élaboré par son équipe doivent être pris en compte, souligne-t-il.
« La quantité de données que nous avons saisie dans le système est énorme », a-t-il déclaré lors d’un entretien téléphonique avec Haaretz. « Cela commence par les données sur la mortalité à Gaza avant le 7 octobre, qui constituaient une référence, et à cela nous avons ajouté diverses données récentes telles que la disponibilité de l’eau et de la nourriture, la surpopulation dans la bande sud [à la suite des déplacements depuis le nord et centre, en raison des combats], combien de services de santé fonctionnent encore, l’approvisionnement en oxygène actuellement disponible à Gaza pour les traitements médicaux et bien plus encore. Les scénarios ont été créés à partir de ces données.
Selon les recherches de l’équipe, la cause la plus fréquente de surmortalité dans la bande de Gaza vient des blessures traumatiques résultant des bombardements. Il y a actuellement quelque 74.000 blessés à Gaza, qui ne reçoivent, au mieux, que des soins médicaux très partiels. Avec la guerre, 36 hôpitaux et 100 autres cliniques et autres institutions médicales ont été endommagés, de sorte qu’il y a une grave pénurie de lits, d’équipements et de médicaments, sans parler des professionnels de la santé.
Le Dr Ghassan Abu-Sitta – un chirurgien plasticien et reconstructeur né au Koweït qui a quitté son cabinet de Londres et a soigné des victimes civiles à Gaza, à partir du 9 octobre, pendant 40 jours – a décrit dans des publications sur les réseaux sociaux et des interviews avec les médias comment lui et des collègues ont dû procéder à des amputations de membres dans des conditions horribles. Comme il l’a déclaré à l’Associated Press : « Le pire a été au début de manquer de morphine et d’analgésiques puissants appropriés, puis plus tard de manquer de médicaments anesthésiques, ce qui signifiait que vous deviez effectuer des interventions chirurgicales douloureuses sans anesthésie. »
Au moment où nous rédigeons ces lignes, selon un rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé, 8.000 Gazaouis sont sur une liste d’attente pour quitter la bande de Gaza afin de recevoir des soins médicaux d’urgence dans d’autres pays, comme la Turquie ou l’Italie. L’Égypte a déclaré qu’elle n’autorisait le passage de Gaza vers son territoire, via le terminal de Rafah, qu’aux individus dont le départ a été approuvé par les autorités égyptiennes et israéliennes – soit une moyenne de 22 personnes par jour jusqu’à présent. De leur côté, les Forces de défense israéliennes allèguent que le terminal de Rafah est sous souveraineté égyptienne et que la question n’est pas soumise à un pouvoir discrétionnaire d’Israël.
LE RISQUE ÉNORME POSÉ PAR LES MALADIES INFECTIEUSES
Les maladies infectieuses dans la bande de Gaza constituent la deuxième cause de décès excédentaires. Un rapport du 19 février du Global Nutrition Cluster, cité entre autres par l’OMS, a noté que 70 pour cent des enfants de moins de 5 ans ont souffert de diarrhées au cours des deux semaines précédentes – soit une multiplication par 23 par rapport à une référence de 2022 – ce qui les expose à des risques de déshydratation et de décès. Le rapport du Global Nutrition Cluster, dont les partenaires comprennent diverses organisations des Nations Unies, ajoute qu’au moins 90% des enfants de moins de 5 ans souffrent d’une ou plusieurs maladies infectieuses. Une incidence croissante d’infections respiratoires aiguës, de varicelle, de maladies de peau et d’infections des voies urinaires a également été signalée dans la bande de Gaza.
Juliette Touma, directrice des communications de l’UNRWA, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens, s’est rendue à deux reprises à Gaza depuis le début de la guerre. S’adressant à Haaretz depuis la Jordanie, elle affirme que le principal problème dans les camps de tentes pour les résidents déplacés de la bande de Gaza est le manque d’hygiène. « Il n’y a pas d’eau pour se baigner, pas même pour se brosser les dents, il n’y a pas de savon. Les gens restent des semaines avec les mêmes vêtements, donc on constate une forte incidence de gale, de poux, de rhumes et de diarrhée. En moyenne, il y a une toilette. pour 400 personnes. »
Le professeur Checchi souligne qu’avant la guerre, il y avait un taux élevé de vaccination parmi les Gazaouis, en particulier les enfants, contre certaines maladies infectieuses. C’est la raison pour laquelle « des maladies comme le choléra, typiques des crises humanitaires, n’ont pas encore été enregistrées à Gaza », dit-il. « Cependant, nous savons, grâce à notre expérience épidémiologique, que le choléra se retrouve dans chaque crise humanitaire et que s’il atteint Gaza, il provoquera des milliers de morts. Les trois fléaux les plus menaçants après lui sont la rougeole, la poliomyélite et les maladies respiratoires. »
Il ajoute : « De nombreuses épidémies sont des maladies dont les enfants en bonne santé sont capables de se remettre, mais lorsqu’un enfant meurt de faim, son système immunitaire ne fonctionne pas bien, et il existe alors un risque réel pour sa vie. »
En janvier, le rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri, a déclaré dans une interview à CNN : « Chaque personne à Gaza a faim, un quart de la population l’est et la famine est imminente ». Le ministère de la Santé de Gaza a récemment rapporté que 27 personnes – parmi lesquelles 23 enfants – seraient mortes de malnutrition dans les hôpitaux du nord de la bande de Gaza. Selon le rapport du Global Nutrition Cluster, les examens nutritionnels effectués en janvier dans les refuges et les centres de santé ont révélé que 15,6 pour cent des enfants de moins de 2 ans – un sur six – souffraient de malnutrition aiguë. En outre, on estime que plus de 50 000 femmes enceintes à Gaza, et plus de 90 pour cent d’entre elles, ainsi que les femmes qui allaitent, sont confrontées à une grave insécurité alimentaire, consommant deux groupes alimentaires ou moins chaque jour.
ISRAËL RÉPRIME DES ONG, Y COMPRIS ISRAÉLIENNES
Pour sa part, Touma affirme que la famine sévit dans toute la bande de Gaza. « J’ai rencontré une famille de 21 personnes, vivant sous une tente, qui ont survécu pendant deux jours avec une seule aubergine. Dans le nord de la bande de Gaza, les gens n’ont même pas de farine. Il est difficile de trouver des fruits, des légumes et des produits laitiers. , et les œufs sont difficiles à trouver et se vendent 10 shekels [environ 2,50 euros] pièce. »
Cette semaine, une tragédie impliquant l’approvisionnement en aide humanitaire désespérément nécessaire s’est produite lorsque sept employés de la World Central Kitchen – une organisation non gouvernementale qui prépare et fournit de la nourriture aux victimes de guerre dans le monde entier – ont été tués par une frappe aérienne israélienne sur leur convoi à Gaza.
Le 8 mars, lorsque des militants de l’organisation judéo-arabe Standing Together ont demandé à livrer une cargaison de nourriture aux Gazaouis, ils ont été arrêtés par des soldats à environ trois kilomètres du poste frontière.
« De nombreux Israéliens, Arabes et Juifs, s’opposent à la famine délibérée des habitants de Gaza », déclare Rula Daoud, codirectrice de l’organisation. « En une journée, nous avons collecté une tonne de nourriture, donnée par des particuliers : légumineuses, riz, blé, farine, sucre, sel, dattes et conserves. Nous avons tout chargé dans un camion et sommes partis dans un convoi de 25 voitures de personnes. Les soldats nous ont bloqués et nous ont donné trois minutes pour quitter les lieux, nous disant dans le cas contraire ils auraient recours à la force, nous arrêteraient et remorqueraient toutes les voitures – à nos frais. est venu ». La Haute Cour de Justice examine actuellement une requête soumise par cinq groupes israéliens de défense des droits de l’homme exigeant qu’ils soient autorisés à apporter de l’aide à Gaza.
L’interdiction faite aux groupes israéliens de fournir une aide humanitaire à Gaza s’applique non seulement aux denrées alimentaires mais aussi à l’aide médicale. Lorsque des organisations locales ont récemment tenté de livrer des médicaments à Gaza, elles se sont heurtées à un obstacle inattendu : les banques israéliennes ont menacé de geler leurs comptes. Cela vaut aussi pour la section israélienne de l’ONG Médecins pour les Droits de l’Homme (Physicians for Human Rights, PHR) qui, en temps normal, apporte du matériel médical dans la bande de Gaza et espère continuer à le faire à travers le couloir humanitaire établi entre l’Égypte et la bande de Gaza. Cependant, la banque Hapoalim, où se trouve le compte de l’organisation, ne le permettrait pas. D’autres groupes ont été confrontés au même problème, dans d’autres banques.
« Nous avons agi en pleine coordination avec les parties concernées au sein de l’armée », explique Guy Shalev, directeur exécutif du PHR. « C’est quelque chose que nous faisons régulièrement depuis des années, mais la banque a refusé de transférer le paiement à la société pharmaceutique. »
Cette pénurie de médicaments à Gaza entraîne généralement un coût élevé en vies humaines, selon le professeur Checchi. En effet, la troisième cause de surmortalité est le manque de traitement pour les personnes souffrant de maladies chroniques, comme celles affectant le cœur et les reins, ainsi que le diabète et certains cancers. Selon les responsables de la santé, environ 2.000 patients atteints de cancer sont enregistrés à Gaza, dont 122 enfants. Avant la guerre, certains se rendaient en Israël ou en Cisjordanie pour recevoir des soins vitaux. D’autres ont été soignés à l’hôpital de l’amitié turco-palestinienne, au sud de la ville de Gaza, le seul établissement spécialisé dans les soins contre le cancer dans la bande de Gaza. L’hôpital a été endommagé suite aux frappes aériennes israéliennes du 30 octobre et finalement détruit après que l’armée israélienne a déclaré avoir découvert un énorme système de tunnels en dessous, reliant les parties nord et sud de la bande de Gaza.
L’un des rares hôpitaux de la bande de Gaza qui fonctionne encore est l’Hôpital Européen, près de Khan Yunès. Eve Charbonneau, coordonnatrice de la santé de la Croix-Rouge internationale, qui s’est récemment rendue à Gaza, a déclaré à Haaretz qu’elle avait vu « de grandes foules de personnes vivant à l’intérieur de l’hôpital et des chambres. J’ai participé à de nombreuses missions dans des endroits difficiles et je n’ai jamais rien vu de tel dans ma vie. »
L’unité du porte-parole de Tsahal a fourni cette réponse à Haaretz : « Le Hamas se place au cœur de la population civile [de Gaza], dans les hôpitaux et les institutions médicales, et exploite la protection spéciale que le droit international accorde à [ces institutions] pour mener des activités militaires. Depuis le début de la guerre, 16.500 camions transportant 19 000 tonnes de matériel médical sont entrés à Gaza, notamment des médicaments destinés aux patients atteints de cancer, des stylos à insuline, des anesthésiques, des appareils à rayons X, des appareils de PET-scan et des générateurs d’oxygène. En coordination avec les organisations humanitaires à Gaza pour aider au transport des malades et des blessés à l’intérieur de la bande de Gaza, et au cours de la guerre, six hôpitaux de campagne ont été créés pour fournir une réponse médicale supplémentaire ».