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Une si blanche préhistoire

dimanche 7 juillet 2019, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 7 juillet 2019).

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Philippe Dagen, Le Monde

Publié lundi 5 janvier 2015 à 10:15

Aujourd’hui, le héros de l’âge de pierre – chasseur de Cro-Magnon ou peintre de Chauvet – est toujours un bel athlète blanc, et Lucy une petite créature à peine humaine et noire de peau. Présence de cheveux, couleur de la peau, sexe : de quels stéréotypes les représentations pré-historiques sont-ils la projection ?

Le 17 décembre 2014, la copie de la fresque dite « des lions », premier élément de la réplique de la caverne du Pont-d’Arc, en Ardèche – nommée grotte Chauvet –, a été présentée à la presse. Elle sera inaugurée le 25 avril avec ses lions, rhinocéros, bisons, bœufs musqués, mammouths et autres chevaux.

Quelques jours plus tôt, la revue scientifique Nature publiait un article signé de plusieurs préhistoriens qui faisait état de la présence de traits gravés intentionnels à la surface d’un coquillage découvert sur le site de Trinil, à Java, à la fin du XIXe siècle. Les incisions en zigzag dateraient d’il y a 500 000 ans. Quoi de commun entre les deux annonces ? Elles sont accompagnées de reconstitutions de ceux qui auraient réalisé ces œuvres.

La publication du coquillage s’accompagne d’une image signée Minke van Voorthuizen, designer et artiste néerlandaise. On y voit un homme à la peau sombre et au système pileux abondant, Aborigène d’Australie ou Papou de Nouvelle-Guinée, qui tient entre ses doigts une moule ornée d’une ligne blanche brisée. Or il est plus que discutable de donner à croire qu’un Aborigène ou un Papou actuel ressemble à un pithécanthrope de Java d’il y a un demi-million d’années ou, du moins, serait ce qui s’en rapprocherait le plus. Ce dernier avait-il la peau noire ? Les yeux noirs ? Une longue barbe et de longs cheveux ? C’est possible, mais ce n’est pas établi.

Certitudes infondées et lieux communs

A l’inverse, il est établi par la paléontologie que la structure de sa face, ses bourrelets suborbitaux, la partie inférieure de son visage sans menton étaient profondément différents de ceux des hommes actuels, qu’ils vivent en Australie, en Nouvelle-Guinée ou n’importe où ailleurs. Sans doute l’auteure de cette image malencontreuse n’a-t-elle pas perçu ce que celle-ci sous-entend de certitudes infondées et de lieux communs.

Les œuvres du Pont-d’Arc ont elles aussi suscité des reconstitutions visibles. Sur un site Internet consacré au Vallon-Pont-d’Arc et à son exploitation touristique, dont la réplique de la grotte doit être le moteur principal, on voit un homme supposé être l’auteur des figures animalières. Pourquoi un homme ? Il serait donc entendu que les femmes du paléolithique n’étaient bonnes qu’à cuisiner, coudre ou porter des enfants, et incapables de dessiner ? L’artiste a également de longs cheveux – faute de savoir les couper ? – mais une barbe courte : étrange incohérence. Sa peau est claire. Il a un côté hippie des années 1960. Qu’en sait la science avec précision ? Rien. Les peintres du Pont-d’Arc avaient peut-être le crâne rasé – le tranchant des racloirs de silex aurignacien est très efficace. Ils avaient, qui sait  ?, les oreilles percées, des peintures corporelles. Ou pas. Ils avaient, pourquoi pas  ?, les seins nus dans un décolleté de fourrure de renard ou d’ours, car ces « ils » étaient peut-être des « elles ».

La collision fortuite de ces images dans l’actualité soulève nombre de questions. A quoi servent-elles et sur quoi se fondent-elles ? Que peut-on affirmer sur l’apparence extérieure des hominidés d’il y a deux millions d’années comme sur celle des hommes du paléolithique supérieur, séparés de l’époque actuelle par seulement une à trois dizaines de milliers d’années ? Ces dioramas en apprennent-ils plus sur les temps préhistoriques ou sur le nôtre ? Autrement dit : de quels stéréotypes d’aujourd’hui ces temps reculés sont-ils la projection ?

Le désir de donner un visage à nos ancêtres est aussi vieux que la préhistoire elle-même. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les essais se sont succédé grâce à la collaboration de praticiens de la sculpture collaborant avec les archéologues et les paléontologues qui étudiaient les crânes et les fragments de squelettes. Ce que ces derniers déduisaient des morceaux de calottes ou des formes des mandibules, les premiers cherchaient à le développer par le modelage et la ­polychromie, jusqu’à obtenir des bustes ou des mannequins grandeur nature. Cette collabo­ration a permis, dès les années 1870, les premières reconstitutions du pithécanthrope de Java, de l’homme de Neandertal et de celui de Cro-Magnon. Elle s’est poursuivie depuis, en s’améliorant au rythme des fouilles et des méthodes de plus en plus perfectionnées d’observation et de déduction, jusqu’à l’époque actuelle où les analyses d’ADN vont de pair avec l’usage des ­logiciels et de la 3D pour essayer de donner un ­visage vraisemblable à l’australopithèque Lucy ou aux magdaléniens des rives de la Vézère.

Aux bustes de plâtre peint d’Aimé Rutot et de Louis Mascré, réalisés entre 1909 et 1914, ont succédé aujourd’hui les mannequins de silicone d’Elisabeth Daynès, avec leurs systèmes pileux factices et leurs manteaux de fausse fourrure. Musées, publications scientifiques et ouvrages de vulgarisation font grand usage de ces dioramas. Ils satisfont la curiosité et rendent plus ­accessible une réalité qu’il est difficile d’imaginer à partir de quelques débris osseux et de quelques pierres.

Ces productions contemporaines sont censées tendre à la plus grande exactitude. Or, non seulement des différences sensibles séparent les ­représentations du même individu, mais bien des détails de leur apparence ne peuvent être justifiés par la science. Les différentes versions de Lucy – un fossile découvert en 1974 en Ethiopie, estimé à 3,2 millions d’années d’ancienneté – ­révèlent ainsi des disparités surprenantes.

Cet Australopithecus afarensis, aujour­d’hui considéré comme une espèce cousine du genre Homo, était-il un petit être gracile au corps recouvert de poils sombres et à la face simiesque ? Ou était-il plus humain, moins velu, plus féminin et doué d’un regard curieux ? Ou son anatomie était-elle plus nettement sexuée, avec des fesses et des seins proéminents ? Il suffit de peu pour que la ­figure bascule d’une représentation à l’autre. Or ce peu est indécidable.

Les données scientifiques sur Lucy, dont plusieurs chercheurs affirment qu’il s’agit d’un sujet masculin, ne permettent pas de fixer avec certitude des détails qui affectent fortement la perception que l’on peut avoir aujourd’hui de ce stade de l’évolution humaine. Ce qui vaut pour Lucy vaut pour le crâne de Toumaï, découvert au Tchad en 2001, dont on connaît des portraits glabres et d’autres velus. Et vaut pour des stades bien plus récents, jusqu’au paléolithique supérieur. Les questionnements sont nombreux. L’homme de Neandertal avait-il les yeux bleus ? Les Aurignaciens qui ont dessiné les lions du Pont-d’Arc étaient-ils noirs ou blancs de peau ? Même question pour les hôtes de la grotte de Lascaux (Dordogne).

Difficile de répondre à ces interrogations faute d’éléments matériels : les tissus cutanés et les systèmes pileux de ces êtres, et donc, pour les plus proches, leurs coupes de cheveux, leurs éventuelles peintures corporelles, scarifications et tatouages, leurs tenues vestimentaires n’étant évidemment pas été conservés. Parmi les rares chercheurs qui se sont attachés à définir leur pigmentation, l’anthropologue Nina Jablonski (Pennsylvania State University) propose une chronologie fondée sur des corrélations entre évolutions des caractères physiques, circonstances climatiques et modes de vie. Selon elle, les hominiens d’il y a trois millions d’années ont une peau claire couverte de poils, comparable à celle des jeunes chimpanzés. Quand, aux alentours de – 2,5 millions d’années, le climat devient plus sec en Afrique, la savane se substitue à la forêt humide et les hominidés doivent se déplacer dans des espaces découverts – donc plus chauds et plus dangereux.

L’évolution de la pigmentation de l’espèce humaine

Les poils, qui gênent la transpiration, tendent alors à disparaître jusqu’à ce qu’apparaissent, vers – 1,6 million d’années, des corps à la peau nue – hors chevelure et poils pubiens – et doués désormais de glandes eccrines, qui favorisent une transpiration abondante. Le soleil agressant ces peaux trop claires, elles s’assombrissent. La protection contre le rayonnement et la sudation en sont améliorées. Cependant, quand des groupes issus de ces populations se déplacent vers l’hémisphère Nord, l’ensoleillement étant moins intense, la peau foncée cesse d’être nécessaire et s’éclaircit progressivement ce faisant, elle génère plus de vitamines D qu’une peau plus foncée, s’adaptant à des climats très froids qui n’ont plus rien d’équatorial ni de tropical.

L’évolution de la pigmentation de l’espèce humaine aurait donc pris des milliers d’années pour en arriver à la répartition contemporaine. Nina Jablonski trouve d’ailleurs dans celle-ci une preuve de sa théorie : la carte actuelle du rayonnement solaire se juxtapose presque exactement avec celle de la répartition des différentes nuances de coloration. Elle a exposé ses thèses dans deux ouvrages, Skin : a Natural History (Berkeley, 2006) et Living Color : The Biological and Social Meaning of Skin Color (Berkeley, 2012). Son système d’analyses a été complété par les recherches en paléogénétique conduites par Sandra Beleza à l’université de Porto (Portugal). L’éclaircissement de la pigmentation serait intervenu lentement en Europe, entre – 19 000 et – 11 000. Elle ajoute que le teint très probablement pâle des Néandertaliens n’a pas contribué à cette évolution de la branche européenne d’Homo sapiens. Si tel est le cas, les auteurs des peintures aurignaciennes du Pont-d’Arc, que l’on situe entre – 33 000 et – 28 000, n’étaient très probablement pas de peau claire et blonds, alors que ceux des frises de Lascaux, qui datent d’autour de – 18 000, peuvent l’avoir été.

Pourtant, les représentations picturales qui circulent habituellement sur ces époques ne tiennent à peu près aucun compte de ces recherches, que ce soit celles sur les hominidés ou celles sur les Homo sapiens. Ces derniers et, plus globalement, l’ensemble des populations ayant vécu sur le territoire de ce qui s’appelle aujourd’hui l’Europe, sont représentés sous les traits d’hommes blancs, souvent blonds, et cela dès les premières images de la fin du XIXe siècle. Gravures illustrant des ouvrages plus ou moins savants, peintures exposées dans les Salons, statues pour jardins publics : la préhistoire est en effet, dès ses débuts, un excellent sujet pour artistes, particulièrement en France.

Ils se nomment Fernand Cormon, auteur en 1898 des décors du Musée d’histoire naturelle, ou Emmanuel Frémiet, dont les bronzes de chasseurs d’ours se voient encore au Jardin des plantes à Paris, ainsi qu’un autre bronze de 1890, Le Premier Artiste, de Paul ­Richer. Des peintres se spécialisent dans l’«  âge du renne » : Emmanuel Benner, Léon-Maxime Faivre et Paul Jamin racontent des chasses qui tournent mal. Au même moment, en Suisse, Albert Anker ou Otto Emmanuel Bay trouvent dans les découvertes des cités lacustres les thèmes de variations tragiques ou élégiaques.

Tous s’accordent sur un point : en ces époques, l’Europe est peuplée de guerriers à la peau blanche. Leurs compagnes sont souvent rousses, ont le teint laiteux, ce qui se voit d’autant mieux que, en ­dépit des glaciations, tous vivent presque nus dans leurs abris. Les conventions artistiques du temps pèsent lourd : ces paléolithiques ressemblent de près aux Grecs et aux Romains que d’autres peintres ou les mêmes font paraître sur leurs toiles, pas plus habillés, tout aussi blancs, tout aussi athlétiques. Ils ne se distinguent qu’à leurs armes, de pierre taillée pour les premiers, de métal pour les seconds – qui sont leurs descendants comme les hommes modernes sont ceux des peuples de l’Antiquité. L’idée d’une continuité physique – à l’époque raciale – s’impose sans discussion, comme une évidence, comme s’imposent d’autres certitudes anachroniques et indémontrables : les hommes des cavernes auraient vécu en familles monogames, les fonctions domestiques étaient réparties dans ces ménages comme dans la société de la fin du XIXe siècle, et on s’y réunissait pour des fêtes et les enterrements.

L’art, une affaire exclusivement masculine

Quant à l’art, il était une affaire exclusivement masculine. En 1870, l’illustrateur Emile Bayard dessine les planches de L’Homme primitif, de Louis Figuier – ouvrage qui fit date –, dont celle qui témoigne de la naissance de l’art, intitulée Les Précurseurs de Raphaël et de Michel-Ange, ou la naissance des arts du dessin et de la sculpture à l’époque du renne. Trois artistes légèrement barbus modèlent ou dessinent sur une pierre plate : scène d’atelier classique. Pour la réédition de 1873, Bayard modifie sa reconstitution pour tenir compte des hypothèses des savants : il enveloppe ses héros de fourrures qui leur donnent un air de Lapons. Mais ce sont toujours trois hommes blancs, comme sont blancs et virils ceux du Premier Artiste, de Richer, et d’Un Peintre décorateur à l’âge de pierre, de Jamin, entouré d’une cour ébahie de jeunes femmes nues – et blanches évidemment.

L’image du héros des premiers âges de l’humanité se trouve ainsi fixée pour longtemps. Rahan, « le fils des âges farouches » né sous le pinceau d’André Chéret, héros de bande dessinée dont l’apparition date de 1969 dans le premier numéro de Pif Gadget, ne serait pas déplacé dans les planches de Bayard, antérieures d’un siècle – remarquable continuité d’un stéréotype. Couvertures en couleur des éditions successives de La Guerre du feu de Rosny aîné ou de la saga de Jean Auel, vignettes des livres de classe, pages des revues de vulgarisation, dioramas des musées : rien n’a changé tout au long du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui. A son tour, le cinéma a orchestré les mêmes airs, popularisé les mêmes clichés. Le film Prehistoric Women, de Gregg Tallas, en 1950, en est une preuve involontairement burlesque, mais la meilleure est donnée, en 1966, par One Million Years B.C., de Don Chaffey, avec Raquel Welch dans son bikini en peau de bête, encore plus sexy que Carol Landis dans la première version du film, réalisée par Hal Roach en 1940. Ce qui n’empêcha pas cette version, lors de sa sortie, de rivaliser au box-office avec Autant en emporte le vent.

« Une idéologie condescendante »

L’incongruité de ces représentations et leurs sous-entendus ont été parfois dénoncés. Dans La Stampa du 14 mars 1982, Primo Levi ne ménageait pas l’adaptation cinématographique de La Guerre du feu, de Jean-Jacques Annaud, sortie en 1981. L’auteur de Si c’est un homme écrivait : « Quant aux personnages, ils apparaissent étonnamment stupéfaits et sales. […] Les vêtements que nous montre le film ne servent à rien, ils permettent seulement d’insuffler au spectateur la notion redondante selon laquelle ces sauvages étaient très sauvages. » Il concluait que le film décevrait « les passionnés des deux versants, les anthropologues et les amateurs de porno ». Le 30 janvier 2005, cinq préhistoriens français n’étaient pas plus tendres pour le docu-fiction de Jacques Malaterre, Homo sapiens, qui affichait la caution scientifique d’Yves Coppens. Dans une tribune parue dans Libération et intitulée « « Homo sapiens » pouvait être plus savant », les scientifiques Hélène Roche, Jean-Michel Geneste, Serge Maury, Jacques Pelegrin et Boris Valentin en accusaient la « théâtralisation », les « accoutrements provoquant répulsion ou commisération ». « Bref, ce n’est pas seulement l’imagination qui a pris le relais sur ce thème central de l’apparence, c’est une idéologie condescendante », concluaient-ils.

« Condescendante » est ici une façon polie de suggérer que le fantasme de la supériorité raciale affecte aussi les images de la préhistoire. Ces critiques n’ont eu jusqu’ici que fort peu d’effets. Aujourd’hui encore, comme il y a un siècle, le héros de l’âge de pierre – chasseur de Cro-Magnon ou peintre de Chauvet – est toujours un bel athlète blanc, et Lucy une petite créature à peine humaine et noire de peau.

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