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Luis Lema
Publié vendredi 11 octobre 2019 à 20:46
Modifié vendredi 11 octobre 2019 à 20:46
En envahissant une partie de la Syrie, la Turquie cherche à transformer durablement cette région. Avec l’accord – au moins tacite – de la Russie et de Damas ?
Avis aux futurs historiens qui, plus tard, se pencheront sur l’interminable guerre syrienne : il ne faudra pas manquer de relever la date du 6 octobre 2019. Avec l’invasion par la Turquie d’une partie de la Syrie, qui a commencé en début de semaine, le conflit a changé de nature. Car il ne faut pas s’y tromper : sous couvert de créer un « corridor de paix » dans le nord syrien, les troupes turques ne font pas que franchir allègrement la frontière de leur pays. Au risque de provoquer de nouveaux pillages, des massacres et des transferts de population, elles cherchent aussi à transformer durablement toute cette région.
Les Kurdes, qui ont une certaine expérience en la matière, en sont convaincus : derrière les tweets du saltimbanque américain, derrière les colères du sultan turc et derrière l’impassibilité du tsar russe, cette incursion militaire sonne le début de l’ère du « grand jeu ». Un accord entre les puissances, un peu moins que formel, mais un peu plus que tacite. Un entendement entre gens qui se comprennent et qui sont décidés à exploiter la vaste marge de manœuvre dont ils disposent.
Les forces kurdes, ces « unités de protection du peuple » qui ont servi de chair à canon contre les djihadistes de l’Etat islamique, seront les premières victimes. Une fois qu’elles auront été suffisamment affaiblies et qu’elles ne pourront plus s’approcher de la Turquie, elles seront « offertes » sur un plateau au régime syrien. La contrepartie ? Idlib, la dernière province qui échappe encore au contrôle de Damas, au-delà du Rojava, comme les Kurdes appellent leur proto-Etat en Syrie. La Turquie finira par se retirer d’Idlib – tout le monde en est persuadé – et la province se trouvera tout entière à la merci des bombardements russes. Seule condition : que les centaines de milliers de réfugiés syriens arabes produits par ces bombardements ne se précipitent pas en Turquie. Cela tombe bien : le « corridor de paix » ouvert par Ankara les attend à bras ouverts, et ils pourront fort opportunément servir à « diluer » la population kurde du Rojava collée à la frontière turque.
De pures élucubrations ? Une théorie du complot à la sauce moyen-orientale ? Ce sera à ces mêmes futurs historiens de nous le dire. Mais d’ici là, une chose est claire : les Occidentaux n’ont plus grand-chose à faire dans le jeu qui vient, qu’il soit aussi « grand » qu’on le pressent ou qu’il s’en tienne à des dimensions un peu plus réduites. Européens et Américains ont refusé de jouer les cartes qu’ils avaient en main pour mettre un terme aux crimes du régime syrien de Bachar el-Assad ou pour influer sur un règlement entre la Turquie et sa guérilla kurde du PKK. Les Occidentaux ont passé leur tour, et le reste se décidera sans eux.