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L’espace public, comme idéologie : une note discordante dans le consensus urbanistique (DOC)

lundi 2 mars 2020, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 2 mars 2020).

Jean-Pierre Garnier, 2 mars 2020 :

Ci-joint une note de lecture sur un bouquin traduit en français d’un anthropologue anarchiste catalan. Il s’en prend allègrement à la vision citoyenniste donc consensuelle qui sévit aussi en France lorsqu’il est question d’espaces publics.

Article au format .doc : http://mai68.org/spip2/IMG/doc/Espa…

L’espace public, comme idéologie (1) : une note discordante dans le consensus urbanistique

Jean-Pierre Garnier

« Du fait qu’il est supposé
appartenir à tous, l’espace public
n’appartient en réalité à personne.
La seule instance qui ait le droit
de l’investir, c’est la police.
L’espace public, c’est le territoire
de l’État. »

Alessi Dell’Umbria

De quoi parle-t-on quand on dit « espace public » ? Pour les urbanistes, les architectes et les designers, "espace public" veut dire aujourd’hui un vide entre les constructions qu’il faut aménager afin qu’ils soit rempli de façon conforme aux objectifs des pouvoirs publics et des puissances privées qui sont, bien sûr, une seule et même chose. Dans ce cas, il s’agit d’un territoire sur lequel on interviendra et qu’on modèlera, un domaine à organiser pour garantir la fluidité des circulations, des usages adéquats, des significations souhaitables, un espace aseptisé qui devra assurer sécurité et prévisibilité aux constructions privées ou aux édifices publics devant lesquels il s’étendra.

Ce n’est pas pour rien que la notion d’espace public est devenue à la mode parmi les professionnels de l’aménagement urbain, surtout depuis le lancement de grands projets « métropolitains » ou de « réhabilitation urbaine », afin les rendre alléchants pour les spéculateurs, les touristes et les institutions en quête de légitimité. Dans ce cas, parler d’espace public dans un contexte déterminé par la production et l’organisation capitaliste de la ville revient, au bout du compte, à user d’un euphémisme : en réalité on veut toujours dire rente foncière.

Parallèlement à cette idée d’espace public comme complément rentable rassurant des opérations urbanistiques, nous voyons se répandre un autre discours également centré sur ce même concept, mais avec un spectre plus large et une volonté encore plus ambitieuse : influer sur les comportements et les esprits. C’est ce discours que s’emploie à déconstruire méthodiquement l’anthropologue anarchiste catalan Manuel Delgado avec une argumentation acérée qui tranche avec les considérations lénifiantes dont l’espace public fait d’ordinaire l’objet parmi les diplômés ès-questions urbaines. Dans ce cas, l’espace public en vient à être conçu comme la matérialisation d’une valeur idéologique, le « consensus », soit comme un lieu où se concrétisent diverses catégories abstraites, comme la démocratie, la citoyenneté, le « vivre ensemble », le civisme et autres valeurs politiques aujourd’hui centrales dans des sociétés en pleine désagrégation sociale et décomposition intellectuelle. Une scène, en quelque sorte, sur laquelle on aimerait voir évoluer une foule ordonnée d’êtres libres et égaux qui useraient de cet espace pour aller et venir travailler ou consommer, et qui, dans leurs moments libres, se promèneraient avec insouciance dans un paradis de courtoisie. Il va de soi qu’on se doit d’expulser de ce territoire ou d’en interdire l’accès à tout être humain incapable de faire montre des bonnes manières propres à cette « classe moyenne éduquée » à qui il est en priorité destiné.

Ce qui pourrait bien être reconnu comme un espace public idéal ou idéalisé, voire un idéalisme de l’espace public apparaît de nos jours, pour peu que le regard porté sur lui soit lucide donc critique, au service de la réappropriation capitaliste de la ville. Une dynamique dont les éléments fondamentaux et récurrent sont la conversion de vastes secteurs de l’espace urbain en parcs à thèmes, la transformation de centres historiques dont l’histoire tumultueuse a été définitivement gommée en musées à ciel ouvert, la « requalification » de quartiers populaires entiers au profit de « gens de qualité », la dispersion d’une misère croissante que l’on ne parvient plus à dissimuler, le contrôle accru d’un espace public de plus en plus soumis à des intérêt privés, etc.

Ce processus s’accompagne d’une démission des agents publics de leur hypothétique mission de garantir les droits démocratiques fondamentaux — la jouissance libre de la rue, celle d’un logement décent pour tous, etc. —, et du démembrement des restes de ce que l’on avait un jour présumé être l’État-providence. Par un apparent paradoxe, un tel abandon de la part des institutions politiques de ce que l’on suppose être leurs responsabilités principales en matière de « bien commun », est en train de devenir parfaitement compatible avec un autoritarisme notable dans d’autres domaines, à commencer par la « sécurité ». Ainsi ces mêmes instances politiques qui se montrent soumises ou inexistantes devant le libéralisme urbanistique et ses excès, peuvent paraître obsédées par le souci de contrôler rues et places très fréquentées — obligées maintenant de se convertir en « espaces civilisés », comme le voulait l’ancien maire « socialiste » de Paris Bertrand Delanoë — conçues comme de pure garnitures d’accompagnement pour les grandes opérations immobilières.

Or, ce rêve d’un espace public fait tout entier de dialogue et de concorde, en faveur duquel grouille une armée de volontaires avides de collaborer, s’effondre alors qu’apparaissent les signes extérieurs d’une société dont la matière première est l’inégalité et l’échec. Au lieu de l’aimable arcadie de la civilité et du civisme en laquelle aurait dû se convertir la ville entière selon les plans d’urbanisme, ce qui surnage, à la vue de tous, demeure les preuves que l’abus, l’exclusion et la violence continuent d’être les ingrédients consubstantiels de l’existence d’une ville capitaliste. Partout se manifestent avec évidence les témoignages de la frustration de l’espoir de faire des villes la scène du triomphe final d’une utopie civile qui se lézarde sous le poids de tous les désastres qu’elle abrite et qu’elle provoque

À propos de ces questions, ce livre contient une série développements, au ton parfois caustique, qui en dérangeront plus d’un. En premier lieu, une genèse et une analyse de la fonction aussi dogmatique que normalisatrice du concept d’espace public actuellement en vigueur. Il synthétise ensuite une critique de ce que sont les rhétoriques légitimatrices qui accompagnent la planification urbaine et les discours institutionnels destinés à discipliner les habitants de la métropole. Il traite enfin de l’impossible réalisation des principes de désaffiliation de toute appartenance sociale et d’anonymat dont on présume qu’ils rendraient possible le « vivre ensemble » pacifique dans ces espaces appelés publics, renouant ainsi avec le vieux mythe cher aux chercheurs alignés et à leurs commanditaires étatiques d’une Cité sans classes uniquement peuplée de citadins-citoyens.

Notes :

(1) Manuel Delgado, L’espace public comme idéologie, Collectif des Métiers de l’Édition (CMDE) Coll. Les Réveilleurs de la Nuit, 2016.

(2) Alessi Dell’Umbria, C’est de la racaille ? Eh bien, j’en suis ! À propos de la révolte de l’automne 2005, L’Échappée, 2006. Réédité et augmenté sous le titre La Rage et la révolte en 2010 par Agone.

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