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Médias et Gilets jaunes : le roi est nu !

jeudi 5 mars 2020, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 5 mars 2020).

« Médias et Gilets jaunes : le roi est nu » par Aude Lancelin

https://qg.media/2020/03/02/medias-…

2 mars 2020

Aude Lancelin

Crédit photo : Laure Boyer. Tous nos remerciements pour ce magnifique cliché.

Ce texte est une version développée de l’allocution prononcée par Aude Lancelin sur le thème « Liberté de la presse et démocratie », le 12 février 2020 au bureau de liaison du Parlement européen à Paris.

Plus personne ne peut nier la toxicité d’un système où les journalistes, supposés gardiens de la vérité, sont salariés par les oligarques les plus puissants du pays. Il aura fallu toute l’innocence d’un peuple soulevé pour rendre à ces constats leur évidence, en même temps qu’une consistance irrécusable.

On ne sait par où commencer, tant là aussi la désolation est totale. Il y aurait en effet énormément de choses à dire sur l’état de la liberté d’informer en France depuis l’élection du petit Prince du CAC 40, où en deux ans et demi, ce ne sont pas moins de trois lois liberticides touchant directement l’exercice de la profession qui auront désormais été présentées au Parlement français.

La « loi sur le secret des affaires » tout d’abord, entrée en vigueur dès l’été 2018, transposition d’une directive européenne visant à protéger les deals avouables ou inavouables des grandes entreprises et autres banques contre la curiosité des enquêteurs et des lanceurs d’alerte. La loi dite sur « les fake news », adoptée en catimini juste avant Noël 2018, alors que la France était dans un climat quasi insurrectionnel, et que tous les regards étaient anxieusement tournés ailleurs, vers l’Arc de Triomphe et les autres ronds-points de France. Et bien sûr la Loi Avia dite « loi contre les contenus haineux sur internet », en seconde lecture à l’Assemblée, objet en ce moment même d’une bataille acharnée du Sénat, mais qui sera néanmoins très probablement adoptée, l’Assemblée nationale n’étant plus, on le sait, qu’une chambre d’enregistrement des exigences présidentielles, et au-delà, européennes.

Il y aurait énormément de choses à dire donc, on concentrera néanmoins ce propos sur les répercussions sur la profession de journaliste du plus grand soulèvement populaire connu par la France depuis au moins cinquante ans, à savoir le mouvement des Gilets jaunes. Depuis ce surgissement inattendu, proprement miraculeux en termes de réveil de l’intelligence collective, de remise en marche de l’Histoire, autant que de révélation de la dégénérescence terminale d’un système, notre métier s’est vu en effet soumis à une remise en question publique d’une profondeur inédite.

On croyait pourtant que tout avait été dit, depuis des années, en termes de critique de médias. Et d’une certaine façon, tout avait été dit, sur les journalistes devenus simples agents gouvernementaux, toutous du capital, domestiques posant aux héros du monde libre. Seulement voilà, et c’est là la grande nouveauté, ce qui se disait à bas bruit, sur des sites de bourdieusiens revêches et de complotistes radicalisés – c’est comme ça qu’ils nous voient et nous ont longtemps dépeints – a commencé à se dire partout. Dans la rue. Sur des groupes Facebook de centaines de milliers de personnes. Jusqu’aux pieds des locaux de groupes de médias, devant les immeubles de la télévision nationale parfois, où ont pu se regrouper des manifestants certains samedis depuis fin 2018.

Ainsi des pans entiers de la population, jusqu’ici tenus éloignés de ces questions sulfureuses, objets d’un déni massif de la part des professionnels du secteur, ont commencé à parler couramment de « médias du CAC 40 », de « médias mainstream », par opposition aux médias indépendants, de « Charte de Munich », autant de références qui, il y a trois ans encore, valaient mise au ban professionnelle, et quasi procès en psychiatrie – nous sommes quelques-uns à pouvoir en témoigner. Désormais le roi est nu. Plus personne ne peut nier, sans se discréditer intellectuellement, la toxicité d’un système médiatique où les journalistes, supposés gardiens de la vérité, sont salariés par les oligarques les plus puissants du pays, les maîtres des télécoms et autres Goliaths du luxe, qui ont un intérêt direct à ce que celle-ci ne soit jamais dite. Il aura fallu toute l’innocence d’un peuple soulevé pour rendre à nos constats leur évidence, en même temps qu’une consistance irrécusable – désormais acquise, c’est là le point.

Les conséquences de cette déflagration sont multiples. La valeur de la sacro-sainte carte de presse – brevet actant en quelque sorte votre appartenance irrécusable à la profession – s’en est trouvée fortement chahutée. Comment aurait-il pu en aller autrement ? Si le sens du métier, si sa morale même, est de chercher la vérité et de la dire, quoiqu’il en coûte, comment les reporters en première ligne auraient-ils pu ne pas être soudainement considérés comme tout aussi journalistes que les poussahs des plateaux télé grassement payés pour déjeuner avec des attachées de presse ? Comment les plumes engagées ne seraient-elles pas désormais plus soutenues par la ferveur populaire que les plantes vertes télévisées servant de simple relai à la parole ministérielle ?

On a ainsi vu pousser sur le pavé ou sur les réseaux des dizaines de nouveaux journalistes. Des agences de presse obscures, ou jusqu’ici marginales, sont devenues plus scrutées certains week-ends que l’AFP elle-même. Des titres jusqu’ici nains ont parfois plus pesé sur le cours des événements depuis deux ans que des géants subventionnés à coups de millions d’euros par l’argent public et les subventions des GAFAS. Des noms de journalistes inconnus ont surgi sur les bandeaux de BFM. Des titres jusqu’ici confidentiels ont pris une ampleur inattendue, ou sont sortis de terre en à peine quelques mois.

Cette situation a bien sûr suscité un certain affolement dans les étages directoriaux des grands médias, où on a ainsi pu observer plusieurs types de réactions.

La première d’entre elle, quand on était encore dans le vif de l’événement, fut une tentative d’adaptation sauvage. Ainsi a-t-on vu au cours de l’hiver 2018-2019, un des présentateurs de la première chaîne française d’information française en continu, Thomas Misrachi, citer à l’antenne « Le Nombre jaune », instance autonome de comptage des manifestants, comme une source d’information crédible face aux chiffres du Ministère de l’Intérieur. Le temps a suspendu son vol quelques minutes sur l’antenne de BFMTV lors de ce magnifique et terrible hiver. On a pu même avoir parfois l’impression d’être passé dans un univers parallèle. Durant quelques semaines en effet, les plus zélés des serviteurs de l’ordre se sont en effet eux aussi aperçu que le fait de se borner à donner les chiffres d’un gouvernement éborgneur, pouvait les ranger dans le camp des bourreaux, suscitant un puissant malaise. Ces moments de pur vertige – qui prouvent d’ailleurs au passage les effets pédagogiques de la peur – n’ont toutefois guère duré. Rapidement on est revenu à la routine de la place Beauvau, ultime arbitre des chiffres et du discours.

Le second type de réaction fut bien sûr la disqualification et les ricanements. Des journalistes qu’on n’avait jamais vu sur le terrain depuis des années – si jamais on les y avait jamais vu un jour -, ont ironisé lourdement sur ces nouveaux venus s’imaginant qu’une GoPro tenait lieu de sauf-conduit professionnel. Policiers et éditorialistes, main dans la main, se sont alors transformés en vigiles pour déterminer qui avait le droit ou non de rendre compte de la réalité du terrain.

Parmi d’innombrables exemples possibles, on n’en prendra qu’un, très récent. Le 19 janvier 2020, le fameux correspondant du quotidien Libération à Bruxelles, Jean Quatremer, connu pour ses opinions européistes et macronistes vindicatives, écrivait sur le réseau social Twitter : « Le goût d’une partie de la profession pour le suicide est fascinant : affirmer que n’importe qui peut se proclamer journaliste, c’est tuer notre raison d’être, c’est affirmer que la profession n’a aucune valeur ajoutée. »

Ce faisant, l’éditorialiste ne faisait d’ailleurs que paraphraser, comme souvent, les propos d’Emmanuel Macron, lui-même, dont les vœux à la presse de début 2020 furent entièrement articulés autour d’une obsession phare : « L’information est une affaire de professionnels. » Ainsi la carte de presse serait une sorte de Jockey club. Ce qui tuerait la raison d’être du journalisme, ce ne serait pas sa soumission aux puissances d’argent ou au pouvoir politique, pour reprendre les mots mêmes du CNR dans les ordonnances de 1944 sur la presse, mais l’autorisation donnée à des manants de chasser sur des terres jusqu’ici soigneusement protégées de barbelés.

Cerise sur le gâteau, ce tweet de Jean Quatremer a aussitôt été brandi offensivement par un certain Denis Olivennes, factotum d’un des oligarques nouveaux venus dans la presse française, Daniel Kretinsky, magnat tchèque de l’énergie fossile. Après avoir racheté le journal Marianne, ce dernier est devenu un puissant actionnaire du groupe Le Monde aux côtés de Xavier Niel, et continue désormais son marché dans le domaine des médias français. Récemment il a pu ainsi entrer au capital de Polony TV, une de ces web télés qui se faisait fort de réinventer un paysage médiatique détruit par la pensée unique, et finit donc à la même mangeoire que tous.

Après avoir présidé la FNAC, Air France, puis le groupe L’Obs, et enfin le groupe de médias d’Arnaud Lagardère, les mauvais résultats de la station Europe 1 l’en ayant prématurément chassé, Denis Olivennes se retrouve aujourd’hui bombardé directeur opérationnel des médias dudit milliardaire Kretinsky. Rien ne se perd, tout se recycle au royaume des oligarques. Et voici ce que cet « ex » de la Fondation Saint-Simon, couvert de stock-options et de parachutes dorés, se permet aujourd’hui d’écrire : « Le journalisme militant est absolument contraire à la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes (Charte de Munich) qui impose notamment de « ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui de propagandiste ». Si ce n’était simplement dérisoire, ce serait d’une rare perversité. Une des incarnations les plus décomplexées du pouvoir oligarchique dans les médias, Denis Olivennes, se réclamant aujourd’hui de la Charte de Munich, c’est El Chapo brandissant le Code Pénal, ou Gabriel Matzneff, citant Au pays de Candy.

Qu’est-ce que la Charte de Munich, en effet ? Une déclaration de 1971, adoptée par la Fédération européenne des journalistes, non contraignante hélas, et bien évidemment. L’une des seules protections, purement indicative donc, que les journalistes puissent mettre en avant contre leurs actionnaires. Un des seuls remparts qu’ils puissent brandir face à leurs maîtres. A la ligne 3 de la Charte, on lit la puissante phrase suivante : « La responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l’égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics ». Quelle plus belle perspective que d’autoriser le journaliste à brandir la souveraineté du simple citoyen face à celle des propriétaires de médias, et face aux intérêts nationaux ? Il y a donc de quoi ressentir un certain vague à l’âme à voir Denis Olivennes, un de ces personnages dont l’unique raison d’être, où qu’ils soient parachutés, est de faire régner inflexiblement la loi des actionnaires, tenter de détourner à son profit la fameuse Charte.

Ainsi les plus cyniques des médiacrates, les véritables Stormtroopers du capital, loin de prendre la mesure de la gravité de la crise des médias en cours, ont-ils au contraire tenté de pousser le désastre à leur avantage, en mettant toujours plus de vigiles à l’entrée du night club de la presse, plutôt que d’accompagner son indispensable réforme. Fort heureusement, certains signaux sont plus prometteurs, voire annonciateurs de grands bouleversements dans notre métier.

Un seul exemple là encore. Les services de fact checking, qui servaient jusqu’ici très souvent de simple alibi commode aux médias mainstream, se sont, eux aussi, trouvés pris dans la bourrasque de l’Histoire. Leur cas est particulièrement intéressant.

Ces îlots de vérification au sein des rédactions, très à la mode depuis les années 2010, étaient littéralement en train de transformer le métier de journaliste en celui de simple garde-barrière des petites vérités factuelles (1). Le fact checking permettait en effet de cantonner le journalisme à l’exercice d’une apparente neutralité, de ne surtout jamais aborder la vérité autrement que par petits bouts disparates, sans jamais s’intéresser au tableau d’ensemble. Nul hasard à cet égard si les GAFAS en sont venu à les rémunérer au sein des médias à coups de millions d’euros, et à nouer des accords avec eux pour patrouiller sur les réseaux sociaux, afin de séparer le bon grain du journalisme de préfecture, de l’ivraie des sites séditieux.

Pourtant, même ces services modèles de l’information pasteurisée, et globalement inoffensive, se sont eux aussi retrouvés piégés par ces temps nouveaux. Face à l’afflux de nouvelles affolantes venues de la rue durant le grand hiver des Gilets jaunes, les fact checkeurs ont dans un premier temps appliqué les vieilles méthodes, celles qu’on leur avait inculqué en écoles. Ils ont recalculé la taille de la casquette du préfet Lallement, pas si énorme qu’on le disait sur les-réseaux-sociaux. Ils ont ergoté sur le véritable prix d’une bouteille que s’était un jour offert le clan Macron au pied des remonte-pentes, pas si chère qu’on le disait sur les-réseaux-sociaux. Rien que des exemples authentiques là-dedans hélas.

Et puis, au bout d’un moment, sous la pression des sollicitations multiples venues de leurs lecteurs, ils se sont mis à faire vraiment le job. Et là, les résultats ont été ravageurs. La vérité est un maître tyrannique quand on commence à la prendre au sérieux. Les fact checkeurs se sont ainsi vus obligés de confirmer des censures, de démentir des communiqués ministériels, de reconnaître des violences commises contre les citoyens. Durant quelques mois, on les a vus au pied du mur, dans l’obligation littérale de contredire les pouvoirs qu’ils servaient jusqu’ici avec bonne conscience.

Il y aurait encore énormément de choses à dire encore sur la façon dont ce métier a été percuté par l’Histoire depuis la fin de l’année 2018. Finissons toutefois par une touche optimiste. La situation est sinistre, la France est en position toujours aussi peu reluisante dans le classement de la liberté de la presse mondiale, l’étau des oligarques ne cesse de se resserrer sur les grands titres nationaux. Mais répétons-le : la vérité est un maître tyrannique quand on commence à la prendre au sérieux. Quand les temps deviennent violents et injustes, la simple honnêteté factuelle, le simple constat, la froide observation, deviennent en effet tout aussi dangereux pour le pouvoir que le plus enflammé des tracts. Le pouvoir macroniste aura réussi à refaire des journalistes dans leur ensemble une corporation dangereuse. Chapeau l’artiste, ce n’était pas gagné.

Aude Lancelin

(1) « La pensée en Otage », éditions LLL, janvier 2018

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