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Les anarchoïdes du site Lundi matin (DOC et PDF)

dimanche 26 avril 2020, par Jean-Pierre Garnier (Date de rédaction antérieure : 26 avril 2020).

Jean-Pierre Garnier, 25 avril 2020 :

J’ai commencé une série sur les anarchoïdes du site Lundi matin. Plus prétentieux, m’as-tu-vus et contents d’eux que jamais. Pour eux, les classes sociales et leurs luttes appartiennent au passé. Place au « commun » et aux innombrables « possibles » qu’il laisse entrevoir « au-delà du capitalisme ».

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Les anarchoïdes1 : un possibilisme new look

 

Jean-Pierre Garnier

 

 

« Il faut préférer ce qui est impossible mais vraisemblable à ce qui est possible, mais incroyable. »

 

Aristote 

 

 

Dans les années 1880-1900 apparut dans l’histoire du socialisme français un courant réformiste appelé «possibilisme». Ses dirigeants, qui comptaient parvenir au communisme… sans révolution par le simple bulletin de vote, l’avaient dénommé ainsi parce qu’ils pensaient atteindre ce but en plusieurs étapes  en consacrant l’essentiel de leurs efforts, pour ne pas dire la totalité, à franchir la première, jugée seule possible à court sinon à moyen terme, à savoir la conquête de municipalités. Or il semble, à lire ou à écouter les gloses de représentants diplômés d’une certaine pensée critique présentée comme «radicale», que le possibilisme, revêtu par leurs soins de nouveaux atours, ait trouvé grâce à eux une nouvelle postérité.

 À première vue, tout sépare voire oppose les possibilistes de jadis aux anarchoïdes des temps présents. Les premiers misaient sur l’accession au pouvoir communal par la voie électorale pour commencer à «changer le monde», alors que les seconds ne veulent pas entendre parler de démocratie représentative, l’exercice souhaitable du pouvoir devant s’effectuer sous le signe de la démocratie directe et l’autogouvernement. Pour les uns, c’était dans le cadre de l’appareil d’État qu’il fallait œuvrer, alors que pour les autres, c’est seulement à partir d’initiatives collectives qui le «contournent ». Mais dans les deux cas, c’est l’échelle locale qui est considérée comme prioritaire pour ne pas dire exclusive pour l’élaboration et la mise en œuvre de «projets communs émancipateurs», quelle que soit la délimitation et la dénomination du territoire choisi.

Le mot d’ordre qui fait un tabac parmi les rebelles de confort anarchoïdes est, en effet, celui de la «relocalisation de la politique». Occupy Wall street, l’investissement des places en Grèce puis en Espagne, les séances de débat nocturnes de Nuit Debout et, plus récemment, l’occupation de ronds points pendant des mois par les Gilets jaunes confirmeraient le bien fondé de ce mot d’ordre. Selon le socio-politologue Laurent Jeanpierre, qui s’est taillé une réputation de penseur hors pair parmi ses pairs en tirant de ces irruptions collectives inattendues dans l’espace public des enseignements auxquels ils n’avaient pas pensé — et sur lesquels il faudra revenir —, les mobilisations protestataires de la dernière décennie témoigneraient d’un «déplacement de la scène des investissements pratiques et théoriques du mouvement social vers les petites échelles»2. Certes, il ne faut pas pour autant «délaisser les échelles nationales et internationales», signale t-il en incise sans s’attarder sur le sujet, à l’instar autres ténors du chœur anarchoïde pour qui analyser pour la combattre la dimension géopolitique de la domination capitaliste, c’est-à-dire l’impérialisme tel qu’il se manifeste de nos jours, est, en fait, le cadet des soucis. Mais, comme pour les possibilistes de jadis, c’est, pour ceux qui ont pris la relève aujourd’hui, une tâche qu’il faudra remettre à plus tard. C’est-à-dire aux calendes grecques.

 

1. Ériger sa petitesse en mesure du monde

Le déferlement imprévu d’une pandémie mondialisée aurait dû pourtant extraire nos anarchoïdes de leur ornière localiste. D’autant qu’elle a donné lieu à nouveau de la part de la caste intellectuelle hexagonale dont ils font partie intégrante, avec plus d’amplitude encore que lors du mouvement des Gilets jaunes, à un déluge d’interprétations savantes sur le sens à lui donner. Mais on y chercherait en vain trace, mises à part, sur le mode allusif, les considérations critiques générales habituelles sur les méfaits du «capitalisme globalisé et financiarisé» et la «marchandisation du monde » qu’il est en train de parachever, d’une réflexion prenant pour objet l’impact à attendre ou, plus exactement à redouter, de l’irruption corona virus sur la scène mondiale, celle des rapports de forces au niveau planétaire. Ils sont pourtant déterminants pour ce qu’il adviendra «le jour d’après», y compris dans les espaces restreints où nos anarchoïdes se cantonnent, pour ne pas dire se réfugient, pour actualiser en toute tranquillité dans un entre soi inviolé les «idéaux d’émancipation» dont ils se réclament.

Dans un article publié sur Lundi matin, le site de prédilection des anarchoïdes, l’historien et anthropologue Jérôme Bachet se fait fort de répondre à la question, quasi d’ordre existentiel voire métaphysique, que devrait susciter chez tout un chacun l’irruption pour le moins malvenue d’un virus mortel : «Qu’est-ce qui nous arrive ?»3 Comme à l’accoutumé parmi les sachants, ce «nous» d’importance n’est pas censé renvoyer à eux-mêmes alors qu’ils sont les destinataires quasi-exclusifs de leurs discours pour happy few au style pompeux souvent alambiqué, mais au moins à l’ensemble de la population française sinon à l’humanité toute entière. Mais, à la lecture ce «papier» par ailleurs, reconnaissons-le, fort bien argumenté et documenté pour ce qui est de la mise en perspective historique de la «crise sanitaire» et de ses interactions avec les crises existantes (à la fois économique, politique et écologique), on découvrira peu à peu et surtout dans sa partie terminale que l’horizon adopté par l’auteur pour dégager les implications, en termes d’engagement politique, de cet «événement», au sens historique le plus fort du terme, n’est autre, une fois de plus, que ce «post-capitalisme» aux contours flous qui sert d’ordinaire de boussole, un peu folle, si l’on y regarde de près, au petit monde anarchoïde. Avec, pour meubler l’attente de ce dernier et servir d’exutoire à son impuissance, l’inévitable évocation sans fin de «possibles» toujours alléchants.

Misant sur la «probabilité croissante d’explosions sociales» résultant de la colère populaire engendrée par la gestion calamiteuse de la pandémie et l’accentuation des inégalités sociales, conjuguées à la délégitimation non seulement des gouvernants, mais de la démocratie dite représentative elle-même, J. Baschet se fixe déjà pour objectif d’y «repérer quelques opportunités de faire croître des possibles déjà à l’œuvre, […] dans l’attente d’élaborations collectives en cours et à venir». Élaborations qui seront évidemment mitonnées avec ses pairs dans le vase clos et protecteur des enceintes universitaires ou d’annexes plus ou moins informelles dont la reconversion à d’autres usages et au profit d’autres usagers à l’issue d’une quelconque révolution ne saurait en aucun cas figurer, pour eux, parmi lesdits «possibles».

Bien entendu, l’«urgence écologique» est de la partie. «La conscience devenue aiguë, surtout parmi les plus jeunes générations, des dégâts écologiques induits par le productivisme capitaliste» est perçue par J. Baschet comme un facteur d’instabilité supplémentaire qui achèverait de fragiliser les pouvoirs en place. Apparemment,  il compte parmi ces gogos de la «gauche «post-marxiste» — antimarxiste, en fait — reverdie qui n’ont jamais entendu parler, à moins qu’il feigne de l’ignorer, du financement par des fondations privées liées au capitalisme financier de mouvements juvéniles de diversion qui descendent dans la rue et occupent les places pour «sauver la planète». Extinction/Rébellion, par exemple, l’une des émanations de l’Open Society de Georges Soros, parangon fortuné de «révolutions démocratiques» adoubées par le Département d’État et la CIA, patronnée également par un autre milliardaire philanthrope, Chris Hohn, gérant de fonds spéculatifs à la City de Londres. On comprend, en tout cas, que loin de subir une répression brutale comme cela est devenu la règle contre d’autres types de mobilisations, les prestations de ses militants sur le Pont au Change et la Place du Châtelet à Paris en octobre 2019, qu’ils avaient occupés et bloqués sous les fenêtres de la Préfecture de police, aient bénéficié de l’aval implicite des autorités chargées du maintien de l’ordre !

Selon la doxa anarchoïde, les expériences menées dans les bacs-à-sable «alternatifs» de taille variable, depuis les «centres sociaux» installés dans des immeubles squattés jusqu’aux ZADs aménagées par les opposants à des «grands projets inutiles et imposés», ont fait la preuve qu’un autre monde était immédiatement possible. En réponse au retour du darwinisme social accompagnant l’offensive néo-libérale, les anarchoïdes ripostent en exhumant pour l’appliquer à leurs «expérimentations» sur le terrain, urbain ou rural, le vieux précepte anarchiste de l’entraide, forgé au début du siècle dernier par l’anarchiste Pierre Kropotkine. À lire J. Baschet, les pratiques collectives inspirées par ce principe «n’ont pas attendu la crise du coronavirus pour (ré)émerger et apparaître comme la base concrète de mondes désirables et à nouveau habitables», même si «les conditions d’existence imposées par la pandémie et les mesures prises d’en haut pour l’endiguer ne peuvent qu’en accentuer le besoin et la pertinence». Un préfixe en résume la philosophie : «auto». «Auto-organisation»«auto-production», «autogouvernement» tels seraient les trois piliers de «choix de vie auto-déterminés». Quid, alors, de l’«hétéro» dans ces conditions ? D’une existence régie jusqu’ici, pour le plus grand nombre, par l’exploitation capitaliste et la domination étatique ? Exploiteurs et dominants s’évanouiront-ils comme par enchantement sans pleurs ni grincements de dents dans on ne sait quel autre monde alors que leurs emprise sur celui-ci est devenue transnationale ? Ou seront-ils gagnés à la cause anarchoïde et convertis par ses bienfaits attendus ?

Sauf à renouer avec la vision chrétienne d’une humanité uniquement composée d’«hommes de bonne volonté» sous l’effet de la venue de quelque Sauveur, il est plus que probable que l’émancipation, pas plus que la révolution ou les révolution qui la conditionnent, ne serait, si elle advenait, un piquenique dans un «portagé partagé», une «ressourcerie [sic] autogérée» ou un autre type d’«espace libéré» niché dans quelque recoin d’un territoire par ailleurs totalement modelé par la logique du profit et sous contrôle de l‘État. Du reste, J. Baschet, après la référence obligée à la révolution zapatiste, mise à contribution cette fois-ci pour monter qu’«une autre façon est possible» de faire face à la pandémie du coronavirus, en gommant une fois de plus le fait que cette révolution n’a été elle-même possible que les armes à la main, résume involontairement les limites spatiales et sociales du possibilisme new look dont il est l’un des chantres: «il peut aussi exister des formes de confinement collectivement décidées et auto-organisées, au plus loin des cadres étatiques». Curieuse formulation !

Comme l’avait ironiquement noté un marxiste de la chaire, sociologue de son état et aussi d’État, en rupture (partielle) avec ses pairs alors que le vent «contestataire» soixante-huitard soufflait encore sur les travées universitaires, les chercheurs critiques « sont contre l’État, mais tout contre»4.  À cet égard, J. Bachet ne se distingue pas du lot. Même si ses enquêtes l’amènent à sillonner les terres indiennes des Chiapas, l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) restera son port d’attache bien qu’il se soit mis depuis peu en disponibilité, l’université mexicaine de San Cristobal de las Casas où il enseigne aussi pouvant prendre le relais. L’État français ne lâchera pas ses contempteurs appointés par lui  — pas plus qu’ils ne lâcheront ce dernier — et continuera d’alimenter par un biais ou un autre leur compte en banque. En outre, l’ajout à ce confinement accepté dans l’institution universitaire d’un confinement volontaire dans quelques lieux dits «alternatifs» où les anarchoïdes aiment débattre et s’ébattre entre eux, ne fait que confirmer le caractère dérisoire de leur façon de penser pouvoir changer le monde : dans des interstices, aménagés ou délaissés selon les cas, par les puissants de ce monde. Comme l’affirme sans rire, L. Jeanperre, les expérimentations collectives qui y sont menées sont autant de «ferments, parfois infra-minces, de socialisme même dans un agencement collectif capitaliste ».
Que de telles perspectives puissent séduire voire enchanter des  intellectuels qui ont fait leurs classes de radicaux de papier à l’EHESS, à Normal’Sup, à l’Université de Paris-VIII ou autres hauts-lieux de la pensée critique, cela peut se comprendre aisément. Cantonnée dans ces ghettos pour lettrés où elle peut dire pis que pendre — en des termes choisis, bien sûr, seuls autorisés  — sur la société capitaliste que ces établissements labélisés concourent à reproduire,  cette élite  diplômée entretenue par l’État, bon Prince, pour y dispenser ses lumières soi-disant «dérangeantes», est portée à concevoir sur le même modèle ces «espaces infinis» censés «s’ouvrir à l’autonomie» qu’entrevoyaient déjà, dans les années 70 du siècle dernier, le psychanalyste et philosophe Félix Guattari et les militants anarcho-désirants qui l’avaient pris pour mentor alors que la «contestation» soixante-huitarde achevait de refluer. C’est toutefois à un autre penseur de l’époque, le sociologue Henri Lefebvre, que J. Baschet  empruntera l’idée d’un possible que recèlerait ce qui apparaît comme impossible, sans toutefois trop insister sur ce qu’il doit au promoteur du «droit à la ville», puisqu’il en détourne le sens pour l’affadir, comme on va le voir, à l’instar de deux duettistes rescapés du trotskisme, Pierre Dardot et Christian Laval, l’un sociologue, l’autre philosophe, annonciateurs sûrs d’eux-mêmes des «révolutions du XXIe siècle», très prisés aussi par les anarchoïdes, avec leur érection du «commun» en «concept révolutionnaire », « le seul », à les entendre. Et ils ont été entendus puisque cette notion fourre-tout située au «carrefour des illusions», comme ils le reconnaissent eux-mêmes en se faisant forts, cela va de soi, de les dissiper, est devenue le vocable de ralliement d’une gauche «radicale» en perdition dans sa recherche éperdue de «possibles» opposables… au communisme, renvoyé sans autre forme de procès — sinon d’intentions — au «lexique ancien de l’opposition au capitalisme»5.

 

[à suivre]

1 Anarchoïde : du grec oïdos, qui a l’air de, qui ressemble à mais qui n’est pas. Mouvance idéologique confinée dans un entre soi élitiste à dominante universitaire se présentant comme anticapitaliste et antiétatique, mais dont les discours et les pratiques sont parfaitement compatibles avec la perdurance du capitalisme et de l’État.

2 Laurent Jeanpierre, In girum. Leçons politiques des ronds-points, La Découverte, 2018

3 lundimatin#238, le 13 avril 2020

 

4 Michel Amiot, Contre l'Etat, les sociologues. Eléments pour une histoire de la sociologie urbaine en France. 1900-1980, Éditions de l’EHESS, 1986.

5 Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2014. Réédition La Découverte/Poche, 2015.

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