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Irak : les fleuves bientôt à sec à cause de l’Iran et la Turquie ?

samedi 29 août 2020, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 29 août 2020).

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Publié par Gilles Munier sur son site le 27 Août 2020 à 09:16am

Revue de presse : Capital (26 août 2020)

Bagdad : L’esplanade des mains de la victoire (photo : Pixabay)

L’Irak, le "pays entre les deux fleuves", pourrait bientôt être totalement sec, sur fond de construction en amont de barrages par la Turquie et l’Iran.

Les fleuves de l’Irak sont menacés par la Turquie et l’Iran. Chaque année, Ankara et Téhéran construisent de nouveaux barrages en amont du Tigre, de l’Euphrate et de leurs affluents, dont les cours - historiquement abondants - perdent de leur luxuriance… C’est sûrement à Bassora, seule province côtière du pays, que la situation est la plus inquiétante. Là, parce que les flots des deux fleuves qui se rejoignent ne sont plus assez puissants, l’eau salée du Chatt al-Arab remonte du Golfe, inondant les cultures.

"La salinité a augmenté ces dernières années et elle tue les terres agricoles", affirme à l’AFP Abou Chaker, 70 ans, dont presque autant d’années passées à bichonner ses palmiers. Si l’eau salée s’est soudainement mise à remonter de la mer vers les terres, c’est parce que l’Iran a hérissé ces dernières années son fleuve Karoun de barrages, détournant de nombreux affluents du Tigre. Résultat, Abou Chaker et les agriculteurs des environs sont partis, abandonnant leurs terres imbibées de sel où pourrissent des palmiers morts. "Avant, nos dattes se vendaient dans le Golfe et jusqu’aux Etats-Unis, mais aujourd’hui tout est mort", se lamente cet Irakien qui cultive désormais un petit lopin de terre un peu plus au nord, avec de l’eau du robinet, impropre à la consommation humaine tant elle est salée.

Le ministre des Ressources hydrauliques, Mehdi al-Hamdani, estime à 50% la réduction de la quantité d’eau arrivant en Irak depuis la construction des barrages turcs et iraniens. Son ministère assure à l’AFP avoir "un plan stratégique pour garantir la sécurité de l’Irak en eau jusqu’en 2035, avec pour pire scénario de pouvoir garantir uniquement l’eau de boisson en quantité suffisante pour tout le pays". Il envisage même la construction à Makhoul, au nord de Bagdad, d’un immense barrage, "le plus grand projet depuis 2003" et la chute de Saddam Hussein durant l’invasion américaine, explique M. Hamdani.

Mais comme pour tous les grands projets en Irak, l’effort de guerre contre les jihadistes en 2014 puis la récente chute des prix du pétrole ont réduit les fonds disponibles pour les infrastructures. Bassora, où durant l’été 2018 un empoisonnement de l’eau par la langue salée remontée du Chatt al-Arab avait envoyé plus de 100.000 personnes à l’hôpital, devra encore attendre. Beaucoup en Irak se demandent si le pays, qui avait trouvé dans les années 1990 une parade à l’embargo avec le programme "pétrole contre nourriture", ne devrait pas se lancer dans un nouveau "pétrole contre eau".

Les négociations a ce sujet avec Ankara, suspendues deux ans, ont repris avec le gouvernement de Moustafa al-Kazimi nommé en mai. Et même si M. Hamdani assure que cela n’a aucun impact sur les discussions, la Turquie mène actuellement une campagne de bombardements dans le nord de l’Irak. De quoi réduire les chances de Bagdad de faire pression sur son voisin qui doit bientôt remplir son tout dernier barrage hydroélectrique, Ilisu, et pourrait transformer le Tigre irakien en un mince filet d’eau.

Côté iranien, le débit en amont des barrages de Doukan et de Darbandikhan au Kurdistan irakien a été drastiquement réduit "de 45 mètres cubes par seconde à sept mètres cubes et même à deux mètres cubes dans certains endroits", selon le ministère. Face à ces deux puissances régionales influentes, Bagdad est impuissante, accuse Mohammed al-Chlehaoui, patron des coopératives agricoles de Diwaniyah (sud).

"La Turquie peut lancer la guerre de l’eau à tout moment, quand cela l’arrangera et sans prévenir l’Irak", assène-t-il. Le pire se situe à l’horizon 2025-2030, dit-il : "à ce moment-là, le Tigre et l’Euphrate pourraient s’assécher et priver le pays de ses cultures et même de l’eau de boisson". "L’Irak n’a qu’une seule solution : jouer la pression économique face à la Turquie", premier exportateur en Irak, avec près de 16 milliards de dollars de biens et de services vendus en 2019, préconise-t-il. Car le temps presse. Une fois tous les projets hydrauliques turcs et iraniens terminés en 2035, cette quantité pourrait être réduite à 51 kilomètres cubes par an (51 milliards de mètres cubes). Or, les besoins en eau des 40 millions d’Irakiens s’élèvent déjà à 71 kilomètres cubes. Et en 2035, selon les experts, la population dépassera les 50 millions.


Guerre de l’eau au Pays des deux fleuves

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Publié par Gilles Munier

(AFI- Flash - 9 mai 2006)

La première guerre de l’eau connue - et la seule répertoriée depuis par les historiens - a eu lieu vers 2450 av. J.C en basse-Mésopotamie. Elle fut provoquée par une querelle de bornage entre les cités-Etats de Lagash et Umma qui se disputaient l’exploitation de canaux d’irrigation frontaliers alimentés par le Tigre. Eannatum, roi de Lagash, en sortit vainqueur. Une stèle le montre tenant dans sa main gauche un filet où sont pris ses ennemis. Mais en 2150 av. J.C, Lugazaggesi d’Umma prit sa revanche. Et, Lagash fut détruite…

En ce début de 21e siècle, pessimistes quant à l’avenir de la paix dans leur région, de nombreux Irakiens accusent la Turquie de jouer les apprentis sorciers en menant à terme son dangereux projet de construction de 22 barrages et de 19 centrales hydroélectriques sur le Tigre, l’Euphrate et leurs affluents, appelé GAP (Projet de Grande Anatolie). Avec la création annoncée d’un « Grand Kurdistan », la prochaine guerre de l’eau aura peut être lieu - elle aussi - en Mésopotamie.

Comme l’a écrit Hérodote à propos de la relation Nil – Egypte, l’Irak est « un don du Tigre et de l’Euphrate ». Aujourd’hui, la question est de savoir : pour combien de temps encore ? Quelques observateurs qui ont eu - comme moi - la possibilité de parcourir ce malheureux pays ces trente dernières années, se demandent si la « prophétie » attribuée à Boutros- Boutros Ghali, n’est pas en train de se réaliser. La prochaine guerre au Proche-Orient, aurait-il dit en 1987 – il était alors ministre égyptien des Affaires étrangères - sera « une guerre de l’eau ». La poursuite incontrôlée du GAP et, à terme, la création d’un Etat kurde en Irak, risquent d’en hâter le déclenchement

GAP et « pipeline de la paix »

Sans la détermination de Türgüt Ozal et surtout de Süleyman Demirel surnommé « le roi des barrages », le GAP (Güneydogu Anadolu Projesi) serait sans doute resté dans un tiroir. Le hasard a fait que ces deux hommes politiques turcs – qui furent l’un et l’autre Premier ministre et Président de la République dans les années 80-90 - étaient des ingénieurs spécialistes des énergies électriques et hydroélectriques, convaincus que le Taurus – le château d’eau turc - allait restituer à leur pays sa puissance d’antan.

Sur le papier, le rêve d’Ozal et Demirel peut se résumer ainsi : création de 1 800 000 hectares de terres agricoles nouvelles ; construction d’infrastructures routières modernes, d’aéroports et d’un nouveau réseau ferré ; production électrique permettant le développement industriel de la région. Mais, il signifie aussi, et ils se sont bien gardé de le dire : expulsion des Kurdes de la région, installation de paysans turcophones perçus comme des colons, développement du mouvement indépendantiste kurde, appauvrissement des sols causé par les cultures intensives, bouleversements climatologiques, destructions de sites archéologiques, risques de catastrophes de grande ampleur, conflits armés potentiels avec la Syrie et l’Irak.

Déjà, ces deux pays n’ont plus droit qu’à 40% du débit de l’Euphrate par rapport à 1980. L’augmentation de leur population et la reconstruction de l’Irak entraîneront une demande croissante en eau qui, si elle n’est pas satisfaite, provoquera dans les années à venir de graves tensions avec la Turquie. A moins d’accords justes et respectés, dans vingt ans disent ceux qui perçoivent les Turcs d’aujourd’hui comme les descendants des Ottomans : « les besoins de nos pays seront tels que nous n’aurons plus d’autres choix qu’entre la soumission aux diktats d’Ankara ou la guerre ». La déclaration de Demirel selon laquelle : « la Syrie et l’Irak n’ont pas plus de droits sur les eaux turques que la Turquie sur leur pétrole » n’est pas faite pour les rassurer.

En 1997, pour calmer le jeu et peaufiner son image de conciliateur, Süleyman Demirel proposa à la Syrie, la Jordanie, l’Arabie Saoudite et aux Etats du Golfe, de construire deux « aqueducs » baptisés « pipelines de la paix » pour les ravitailler en eau potable. Le précieux liquide leur serait vendu ou échangé contre du pétrole. Aucun des pays n’a accepté. Ils préfèrent relancer leurs recherches de solutions alternatives plutôt que de courir le risque – bien réel – de dépendre pour les siècles à venir du bon vouloir turc.

Le Tigre à sec

Entre 1990 et 2001, j’ai cru discerner les signes avant coureurs de la terrible guerre annoncée par Boutros - Boutros Ghali lors de séjours dans les villes qui bordent l’Euphrate, en traversant le « 3e fleuve », dans le « Pays des Marais » ou à Bassora. En ce temps-là, les responsables irakiens refusaient de regarder la situation en face. Ils ne pouvaient pas se permettre une crise avec la Turquie pendant que les Etats-Unis asphyxiaient inexorablement leur pays. Ils éludaient généralement toutes les questions sur les conséquences de la baisse des eaux de l’Euphrate, ou pire : sur ce qui se produirait le jour où la population de Bagdad découvrirait le Tigre à sec.

Sur le terrain, la situation était plus que préoccupante. Ce qui m’avait le plus impressionné début 1990 à Ramadi en passant sur le pont autoroutier qui enjambe l’Euphrate, c’était de ne pas reconnaître la perspective à laquelle j’étais habitué. Le fleuve était réduit à l’état de rivière famélique. J’avais entendu parler du GAP, mais je n’imaginais pas – et les paysans qui allaient perdre leurs récoltes, encore moins – que Türgüt Ozal ordonnerait le remplissage du barrage Attaturk sans considération pour les droits acquis des centaines de milliers de familles syriennes et irakiennes qui vivaient de l’Euphrate depuis la plus lointaine antiquité.

Le 3 août 1990, juste après l’invasion du Koweït par l’Irak, Saddam Hussein qui voulait sans doute tester les intentions turques en cas d’aggravation du conflit, avait envoyé à Ankara Issan Al-Chalabi, son ministre du Pétrole, pour demander au gouvernement turc d’augmenter le débit de l’Euphrate de 200 m3/sec, c’est-à-dire d’un peu plus d’un tiers. Il essuya un refus et en février 1991, en pleine guerre, la Turquie réduisit même pendant 3 jours de 40% le débit du fleuve… Derrière les raisons techniques invoquées, il s’agissait bel et bien d’un coup de semonce adressé au Président irakien. On sait aujourd’hui que le pire a été évité : George Bush père avait carrément demandé au gouvernement turc de détourner les eaux des deux fleuves mythiques pour mettre à genou l’Irak. Devant le refus de Türgüt Ozal, il donna l’ordre de détruire les usines de traitement des eaux par l’US Air Force. En 1991, une mission de l’Université de Harvard a dénombré 17 centrales électriques détruites sur 20, dont 11 totalement. Plusieurs documents déclassifiés datant de 1990 et 1991, émanant de la DIA (Defense Intelligence Agency), certifient que le Pentagone avait décidé de s’en prendre aux populations civiles, et notamment aux enfants, pour pousser les Irakiens à renverser Saddam Hussein, ceci en totale opposition avec l’article 57 de la Convention de Genève.

Pendant 13 ans, les Irakiens ont eu un avant-goût de ce que serait une guerre de l’eau totale. Certes, ils pouvaient boire et arroser leurs champs… mais en utilisant de l’eau polluée par les engrais chimiques rejetés par la Turquie et par les bactéries. Sur plus de 1 500 000 personnes - principalement des enfants - combien sont mortes empoisonnées ainsi ?

Le pays des Ma’dan

La création du « 3e fleuve », entre Tigre et Euphrate, n’est pas sortie de l’imagination « démoniaque » du Président Saddam Hussein. Le besoin de pourchasser les bandits et les contrebandiers qui s’y cachaient, ou de réduire les maquis d’opposants chiites ou communistes qui y ont proliféré à une certaine époque, n’était pas la préoccupation majeure des initiateurs de l’opération. La construction des barrages turcs signifiait la disparition de vastes étendues marécageuses.

En fait, le projet date des années 50 et il est anglais. La percée d’un fleuve artificiel avait à l’origine pour but de détourner l’eau alimentant les marais vers des canaux d’irrigation. Des travaux préliminaires avaient débuté en 1953 sur la base d’études réalisées par l’ingénieur en chef britannique Franck Haigh. Mais, ils ont vite été abandonnés après le renversement de la monarchie hachémite par le Général Kassem le 14 juillet 1958.

Le projet d’assèchement d’une partie des marais chers à l’explorateur britannique Wilfred Thesiger, réactivé et développé sous Saddam Hussein, avait le même objectif : la mise en valeur des terres agricoles de la région. Un but nouveau, auquel les dommages environnementaux occasionnés par le GAP ne sont pas étrangers, avait été ajouté : la réduction de la salinisation et de la pollution des deux grands fleuves par le rejet dans le Golfe arabe de quantités importantes de sel. Les travaux débutèrent en 1991, juste après la guerre. Le « 3e fleuve » fut réalisé en un temps record.

A l’époque, personne n’imaginait que l’embargo imposé à l’Irak par l’ONU, durerait treize ans. L’achat de pompes, de vannes, de semences, d’engrais, de tracteurs et de divers matériels agricoles, n’étant autorisé qu’après accord du Comité des sanctions des Nations unies, les projets agricoles liés au « 3e fleuve » – rebaptisé le Fleuve Saddam – ne purent jamais être totalement réalisés. Dans les faits, la plupart des contrats fut annulée ou suspendue sous prétexte de « double emploi ». Certains rouages de pompes, disaient les Américains, étaient fabriqués en aciers rares et pouvaient être utilisés pour fabriquer des bombes… Des pièces de moteurs de tracteurs pouvaient équiper certains chars d’assaut… Les produits chimiques composant les engrais permettaient de concocter des armes de destruction massive… etc… etc… Aujourd’hui, les Irakiens les plus favorables au renversement de Saddam Hussein se demandent pourquoi les Américains n’ont rien fait pour s’opposer aux travaux alors qu’ils bombardaient à tout va des objectifs civils ou militaires pratiquement tous les jours entre 1991 à 2003. Résultats : les zones asséchées demeurèrent en l’état et se désertifièrent. Les Ma’dan qu’on voulait transformer en paysans durent émigrer vers Kirkouk ou aux abords d’autres marais, notamment près de Samara.

Après la chute de Bagdad en 2003, un projet onusien a été lancé pour ressusciter les marais de Mésopotamie et leur écosystème, mais il achoppe en raison du manque d’eau provoqué par les retenues effectuées en Turquie et par l’extrême salinité des sols. Pour ne rien arranger, l’Iran prévoit de construire un barrage qui assècherait la portion marécageuse qui déborde au-delà de sa frontière.

Bassora

Plus au sud, la ville de Bassora n’est guère mieux lotie. Il y a longtemps que cette région, où l’Ancien Testament situe le Paradis terrestre, n’est plus ce qu’elle était. Le Chatt Al Arab est ensablé. Les canaux de la « Venise du Golfe Arabe » sont des égouts à ciel ouvert. Dans sa banlieue, en direction du Koweït, le soleil fait miroiter à l’infini des plaques de sel craquelées.

Vers la presqu’île de Fao, ce n’est que désolation. Là où les pirogues sillonnaient un réseau inextricable de canaux : il n’y a plus rien. La terre a été retournée par trois guerres en 25 ans. Les palmiers qui faisaient la richesse et la beauté du Chatt ne sont plus qu’un souvenir. Des troncs innombrables barrent parfois l’horizon, témoins pétrifiés de la guerre Iran-Irak. Au souk aux légumes, les tomates légendaires de la patrie de Sindbad le Marin, polluée par l’uranium appauvri, sont synonymes de cancer. Il y a de l’eau partout…. mais le litre d’eau potable coûte plus cher que le litre de pétrole. Ici, on n’accuse pas seulement l’embargo ou la « vengeance de Saddam » d’être responsable de cette situation explosive, mais aussi les Turcs et leur « maudit GAP ». Seul espoir, que nourrissent les mollahs pro-iraniens : la construction d’un pipeline pour alimenter le réseau d’eau de la ville en eau potable puisée dans la rivière Karoun, un affluent du Tigre. Il est évident que ce projet, s’il se réalise, changera de façon notoire la donne dans une région où l’influence iranienne règne quasiment sans concurrence depuis la dernière guerre du Golfe. Alors qu’ils avaient refusé le « pipeline de la paix » le Qatar a accepté que l’Iran – l’autre château d’eau de la région – subvienne à une partie de ses besoins en la matière et le Koweït envisage de suivre son exemple.

Ilisu, barrage de la discorde

Ces signes inquiétants sur le terrain ne seraient rien si d’autres projets ne menaçaient pas la Mésopotamie, notamment la construction d’Ilisu, destiné à devenir le plus grand barrage hydro-électrique de Turquie sur le Tigre, à 65 km de la frontière irakienne.

En juin 2001, la publication d’un rapport le jugeant néfaste « pour l’environnement et les droits de l’homme » a obligé le gouvernement britannique à reconsidérer son soutien au projet. Une campagne menée par les « Amis de la Terre » contre l’expulsion de 70 000 Kurdes qu’il entraînerait, et la disparition du site troglodyte et médiéval d’Hasankeyf (Le plaisir de Hassan) – vieux de plus de 10 000 ans – a contraint le groupe de construction et de travaux publics anglais, Balfour Beatty, à se retirer du consortium chargé de la réalisation de ce nouveau monstre.

Fin 2001 - diabolisation de Saddam Hussein oblige - les graves répercussions que causerait la mise en marche de ce barrage sur les régions bordant le Tigre, les plus peuplées d’Irak – Mossoul, Tikrit, Samarra, Bagdad, Kut – n’étaient pas dignes d’intérêt pour les défenseurs de l’environnement. Mais parallèlement, les responsables irakiens commençaient à dire tout haut ce qu’ils gardaient pour eux pour des raisons tactiques. Ils s’inquiétaient notamment des dangers que faisaient courir à leur pays les risques de tremblement de terre au Kurdistan turc : « Il suffirait, me déclara le vice-ministre irakien de l’Intérieur, que le barrage Attaturk cède pour que la masse d’eau qu’il retient emporte tous les ouvrages situés en aval et qu’un cataclysme rappelant le Déluge biblique submerge une partie de la Syrie et de l’Irak ». Bien que situé à une centaine de kilomètres de l’Euphrate, Bagdad serait inondé. Le 2 juillet 2002, Abdul Sattar Salman Hussein, président de l’Association scientifique irakienne des ressources aquatiques, écrivit aux Amitiés franco- irakiennes, pour demander à l’association de convaincre le groupe Alstom de ne pas remplacer Balfour Beatty. Il menaçait d’annuler les contrats signés par cette société et de la porter sur une liste noire si elle fournissait des turbines électriques à la Turquie.

Mise en sourdine pour cause d’occupation de l’Irak par les Etats-Unis, la construction d’Ilisu n’est pas abandonnée. Les organismes bancaires de crédit aux exportations attendent des jours meilleurs pour relancer les travaux. L’occasion peut leur en être donnée avec la nomination de Paul Wolfowitz à la tête de la Banque mondiale, partie prenante dans le financement du projet.

« Grand Kurdistan »

L’autonomie de fait dont jouit le Kurdistan irakien depuis 1991 et le renversement de Saddam Hussein en avril 2003 ouvrent la voie à la création d’un Etat kurde indépendant. Si Massoud Barzani et Jalal Talabani – les deux chefs féodaux kurdes irakiens - parviennent à détacher Kirkouk du reste du pays (1) et à en faire leur capitale, le « Grand Kurdistan » aura en mains deux cartes maîtresses : le pétrole et l’eau. Vont-ils s’en servir pour faire chanter Bagdad et Ankara avec tous les risques que cela comporte, ou pratiquer un jeu de bascule diplomatique entre les deux pays dont les effets retarderaient, au moins pour un temps, le déclenchement d’une crise liée à la rétention de l’eau ?

Tout dépendra sans doute des conseils que leur prodiguent leurs conseillers israéliens omniprésents. Le développement accéléré de la partie turque du Kurdistan leur donnera immanquablement l’envie d’en faire autant. Les indépendantistes kurdes risquent alors de reprendre à leur compte le rêve de grandeur d’Ozal et de Demirel sans en avoir les moyens et se lancer encore une fois dans des opérations hasardeuses dont ils ont le secret (2). L’eau et le pétrole peuvent être une bénédiction ou une malédiction. Un scénario où on verrait la Turquie, l’Irak et l’Iran se liguer contre eux n’est pas à exclure. Jalal Talabani devrait se souvenir qu’en aidant les pasdarans iraniens à progresser vers Halabja, en mars 1988, il a provoqué une véritable guerre des gaz et la mort, dit-on, d’environ 5 000 civils. Selon Stephen Pelletiere, analyste de la CIA chargé à l’époque du dossier, la bataille de Halabja était en réalité une « guerre de l’eau ». Les pasdarans iraniens et l’Union Populaire Kurde (UPK) avaient comme objectif la prise du barrage de Darbandikhan qui approvisionne notamment Bagdad avec les eaux du Diyala…

Le sang de l’eau

En 2002 et 2003, des centaines de milliers de personnes ont manifesté dans les rues des grandes capitales du monde leur hostilité à l’agression américaine contre l’Irak. Un des slogans les plus utilisés était « Pas de sang pour le pétrole ». Personne n’a pensé à crier « Pas de guerre pour l’eau ».

Pourtant, l’eau est un des principaux objectifs cachés du conflit. George Schultz, ancien secrétaire d’Etat du Président Reagan, est aujourd’hui membre de la direction du groupe Bechtel. En décembre 1983, c’est lui qui avait chargé Donald Rumsfeld de proposer à Saddam Hussein la construction d’un pipeline entre Kirkouk et Aqaba. En prime, il avait autorisé la livraison à l’Irak d’hélicoptères de combat Bell qui seront utilisés au Kurdistan. En septembre 2002, virage à 180°, il était président du « Comité pour la libération de l’Irak » et écrivait dans le Washington Post : « Il y a de solides raisons en faveur d’une action militaire immédiate contre Hussein et d’un effort multilatéral de reconstruction de l’Irak après son départ ». En avril 2003 sa société a obtenu, comme elle s’y attendait, un contrat de 680 millions de dollars pour « reconstruire » l’Irak ! Désormais, il milite pour la privatisation de l’eau du Tigre et de l’Euphrate…

Les Irakiens devraient prendre garde à ce que ne leur arrive pas ce qui s’est produit en 1999 en Bolivie. La Banque mondiale avait recommandé la privatisation des ressources en eau du pays ainsi que sa distribution. Bechtel, via une filiale, avait ramassé la mise. Il a fallu une révolte populaire pour faire annuler la « loi sur l’eau potable et l’épuration » décrétée en catimini. Avec Donald Rumsfeld au Pentagone et Paul Wolfowitz à la Banque mondiale, George Schultz et les néo conservateurs américains ont les bons pions aux bonnes places pour rééditer en Mésopotamie l’opération en plus grand.

Comme l’a déclaré au New York Times (2/3/99) Ishak Alaton, un homme d’affaires turc proche de George Soros : « les grands vainqueurs de l’avenir seront les pays qui contrôlent l’eau, et la Turquie est l’un d’eux… Je crois fermement que si le XXe siècle a été celui du pétrole, le prochain sera celui de l’eau ». Les manœuvres qui se déroulent sous nos yeux pour prendre le contrôle des eaux du Tigre et de l’Euphrate en sont les signes annonciateurs. La « guerre de l’eau » livrée par les Etats-Unis à l’Europe en Mésopotamie a commencé… mais l’Europe ne le sait pas.

Sources :

(1) La poudrière de Kirkouk, par Gilles Munier (AFI-Flash n°40)

(2) Le danger expansionniste kurde, par Gilles Munier (AFI-Flash n°56)

(*) Article paru en 2005 sous le titre « Le sang de l’eau » dans Etudes géopolitiques.

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