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Massacre (durable) à la tronçonneuse en Ariège

lundi 19 avril 2021, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 19 avril 2021).

Massacre à la tronçonneuse : quand une entreprise espagnole ravage des terrains privés dans les Pyrénées Dans un village ariégeois, environ 400 arbres ont été coupés illégalement chez une quinzaine de petits propriétaires privés. Ils ont porté plainte pour vol et accusent un exploitant forestier espagnol. Ce dernier plaide « l’erreur ». AbonnésCet article est réservé aux abonnés.

Ornières, branches mortes, souches… Presque deux mois après les faits, la parcelle des Segato, l’une des familles victimes de ces tronçonnages illicites, est toujours dévastée.

Par Vincent Mongaillard, envoyé spécial à Perles-et-Castelet (Ariège) Le 18 avril 2021 à 07h18

Christophe Segato lève la tête. À l’horizon ce mardi après-midi, un ciel dégagé. Du bleu mais plus de vert. « Avant, j’étais en émerveillement, il y avait 300 sapins, ils étaient beaux, jusqu’à 40 m de haut, ils avaient été plantés en 1964. » À ses yeux, son « petit coin de paradis » à Perles-et-Castelet (Ariège) s’est métamorphosé en « Mordor », cette terre d’enfer dans le Seigneur des anneaux. Dans ce décor apocalyptique à une poignée de futaies de la nationale menant en Andorre se démarquent un cimetière de souches, un linceul de branches mortes, des rondins éparpillés, des ornières aux allures de tranchées et une mini-mare souillée par de l’huile et du gazole. Au milieu coulait un ruisseau… détourné par les pneus des mastodontes. La métairie retapée en chalet faisant office de résidence secondaire est toute nue, dépouillée de son écrin de verdure. « Revenir ici, c’est à chaque fois une souffrance », commente le quadragénaire de la région toulousaine. Sa mère Danielle est encore plus inconsolable. « J’en suis malade. Quand j’ai découvert ça, j’avais envie de vomir. C’était un lieu de sérénité acheté par mon mari en 1989 et décédé depuis. C’était sa forêt. Nous avons l’impression de vivre un second deuil. Mais pourquoi ils m’ont fait ça ? » s’attriste-t-elle face au champ de bataille. « On perd plus de 30 ans de souvenirs », enchaîne son fils, droniste de profession.

On dirait qu’une tornade historique est passée par là. Mais la nature n’y est pour rien. L’homme est le seul et unique responsable. Les Segato se sont fait dérober du bois, comme d’autres familles dans les parages. Cette semaine, ces victimes ont déployé une banderole « Stop au massacre de nos forêts » entre deux chênes rescapés. Seize propriétaires de parcelles privées, réunis dans un collectif, ont porté plainte pour vol avec dégradation, un délit puni de 5 ans d’emprisonnement. « Des vols d’une telle ampleur, je n’ai jamais vu ça, c’est une filière bien organisée », dénonce Jérôme Moret, conseiller ariégeois au Centre national de la propriété forestière. Une surface de 4 ha, soit l’équivalent de 6 terrains de foot, a été défigurée sans le moindre accord. Ces prélèvements illégaux concernent environ 400 arbres. « Les épicéas peuvent être transformés en palettes, les frênes en escaliers et les chênes en traverses de chemins de fer ou en charpente », décrypte l’expert. Une forêt massacrée dans les #Pyrénées, des chênes centenaires abattus illégalement https://t.co/qslBipq0Bm pic.twitter.com/N2ABHbDJvn — France Bleu Occitanie (@bleuoccitanie) March 17, 2021 Outre les tronçonnages, des sols ont été pollués aux hydrocarbures, des sentiers défoncés par les engins, des murets en pierres sèches (délimitant les lopins) saccagés et des bidons de carburant abandonnés. Le préjudice s’élève à des centaines de milliers d’euros en raison des coûts astronomiques de « réparation ». « Regardez en Amazonie ce qui se passe. Eh bien, à plus petite échelle bien sûr, ça arrive chez nous ! » s’alarme Gérard Durand, maire (sans étiquette) du village de 228 âmes. « Le vol de bois, il y en a chaque année. Mais là, pour moi, il y a une certaine logistique inhabituelle pour ce type d’infraction », décrit Laurent Dumaine, procureur de Foix.

« Ils sont revenus dans la nuit pour tout charger » Yves Rameil, détenteur d’une parcelle héritée de ses aïeux, est le lanceur d’alerte. Le 25 février en fin de matinée, cet infirmier à la retraite, intrigué par des bruits de tronçonneuses en contrebas, se rend sur son terrain le long de la RN 20. Des chênes centenaires y ont été décapités. « J’avais des frissons et des larmes aux yeux. » Trois bûcherons sont en action. Il s’adresse à l’un d’eux en train d’affûter la chaîne de sa tronçonneuse. « Je le somme d’arrêter : Vous êtes chez moi, là ! Il répond : Pas comprendo. Un autre me dit : Le patron a l’autorisation », raconte le septuagénaire à la moustache façon d’Artagnan, aux santiags cloutées et à la cravate de cow-boy. Puis il immortalise, avec son téléphone, le 4x4 blanc stationné à côté. « Les gars me suivaient, ils ne voulaient pas que je prenne des photos », poursuit-il. Sur le coffre de la Toyota immatriculée en Espagne figurent les coordonnées d’une société d’ « explotacions forestals » d’un dénommé M. Bautista. Pendant que les intrus achèvent leur mission, il fonce prévenir le maire « Gégé », qui « descend » immédiatement. L’édile joint le patron. « Il m’a dit qu’il possédait des autorisations. Je lui ai demandé s’il se foutait de moi, que s’il en avait eues, j’aurais été le premier au courant », rapporte l’élu inséparable de sa veste kaki multipoches et de son béret ariégeois floqué d’une croix occitane. Les employés déguerpissent. « Mais ils sont revenus dans la nuit pour tout charger. On n’a rien vu car les camions ne passent pas dans le village. »

Pour en finir avec le pillage, le chemin d’accès est bloqué par un barrage de terre. C’est l’heure du bilan. Une ribambelle de propriétaires s’aperçoivent qu’il leur manque des arbres. « Une dizaine pour moi », chiffre Lydia Graulle, 71 ans. « Si on veut du bois, on me demande. Là, ils ne s’emmerdent pas la vie, ils se sont servis, ça s’appelle de l’arnaque », s’indigne-t-elle. « C’est comme si on bafouait nos anciens qui les ont plantés », s’émeut Philippe Bonrepaux, qui « n’a rien entendu ». « Monsieur le maire », lui, compte trois chênes en moins. Pour Hélène Rameil, la valeur sentimentale de ce patrimoine à écorce est inestimable. « C’est bête mais nous, les arbres, on les enlace parfois. On venait aussi observer les sangliers, chevreuils, écureuils… », recense-t-elle. « Il y a même des morilles ici », dévoile son mari Yves. Ses bûcherons se sont « trompés » Trois semaines après les ravages, Manuel Bautista, directeur de l’entreprise basée à Solsona, à 150 km de la cité ariégeoise, envoie un courriel en mairie. « La première chose est de vous montrer à tous mes regrets pour ce qui s’est passé et pour les dégâts causés. » Il suggère un dédommagement de « 200 € » par chêne et « 20 € par m3 d’épicéa ». Il s’engage à replanter et à réaliser les « travaux nécessaires ». Mais le premier magistrat et ses administrés « spoliés » ne veulent pas de ce « deal » et préfèrent s’en remettre à la justice. « Il faut faire condamner cette société, que ça serve d’exemple, que ces pratiques ne demeurent pas impunies », martèle l’un des plaignants, Eric Bonrepaux, délesté de seize chênes.

Nous avons sollicité Manuel Bautista pour le rencontrer chez lui en Espagne. Il a décliné l’offre « à cause du Covid » mais a accepté de répondre, en français, à nos questions par téléphone. Lui jure que ce n’est pas un voleur, encore moins un trafiquant d’arbres. En fait, ses bûcherons se sont « trompés » dans les limites. « C’est une erreur, je suis le responsable, j’en paierai les conséquences. Je suis très désolé, je m’excuse. » Jérôme Moret, conseiller forestier, ne croit pas une seule seconde à la boulette, car « il existe trop de preuves ». Le boom des maisons écolos fait monter la demande de bois Selon Manuel Bautista, le bois tranché par « erreur » a été transporté de l’autre côté des Pyrénées, « chez différentes scieries » de son fief dont il tait les noms. Mais comment ce Catalan a-t-il atterri à Perles-et-Castelet ? Dans cette zone proche de la frontière, les Espagnols s’intéressent aux forêts privées ou publiques « made in France », en quête d’une ressource devenue précieuse et juteuse. La demande de cet or vert est actuellement très forte, chez nous comme ailleurs, en raison, notamment, du boom de la construction de maisons écolos. « Nous avons en France une matière première d’excellente qualité, notamment des chênes dont le prix a doublé en 5 ans, ce qui attire les convoitises », synthétise Nicolas Douzain, délégué général de la Fédération nationale du bois (FNB). « Voler du bois, c’est moins cher que l’acheter sauf quand on se fait attraper », ironise Didier Inard, l’un des présidents de la FNB Occitanie, à la tête d’une scierie dans l’Aude. Les grumes acquises par les Ibères sont souvent traitées dans leurs scieries et reviennent parfois sur leurs terres natales, ressuscitant par exemple sur nos chantiers de BTP.

Au départ, Manuel Bautista a débarqué à Perles-et-Castelet pour exploiter, selon lui, une parcelle appartenant à Augustin Bonrepaux, ancien député socialiste et ancien président du conseil départemental de l’Ariège, qui lui a donc vendu du bois. « On a un contrat avec ce client », assure l’entrepreneur catalan. « La coupe s’est déroulée en novembre. Ensuite, il y a eu la neige alors ils sont partis, puis ils sont revenus », détaille le maire Gérard Durand. Du fait d’une méprise, comme le prétend Manuel Bautista, les bûcherons auraient ensuite copieusement débordé chez les voisins. Qu’en pense Augustin Bonrepaux ? L’octogénaire reste silencieux depuis le début de cette histoire. « Il est gêné d’en être indirectement le déclencheur », interprète l’une des cibles du déboisement non réclamé. Nous frappons chez l’ex-parlementaire, à Orlu, bourgade à 14 km de Perles-et-Castelet. Son épouse ouvre. « Il ne veut pas s’exprimer pour le moment, il est fatigué, il se repose… » Tout au plus lâche-t-elle que « le contrat a été honoré », que « c’est réglé ». Mais alors pourquoi son époux a-t-il, lui aussi, porté plainte pour l’abattage illégal de deux arbres ? « Par solidarité. » Bautista, une société qui a souvent laissé des mauvais souvenirs En Ariège comme dans les départements alentour, la maison Bautista a souvent laissé des mauvais souvenirs ces dernières années et n’a « pas très bonne réputation » d’après de multiples sources. Christian Aragou, maire du Bousquet (Aude), ne veut plus en entendre parler. « Elle essaie de récupérer des ventes publiques puis fait ensuite de la retape auprès des propriétaires privés. À la fin, elle laisse la forêt en mauvais état. Elle ne respecte pas les règles. Une fois, on a dû arrêter la coupe, je l’ai virée », râle-t-il. « Monsieur Bautista est connu défavorablement par tous mes collègues », pointe Didier Inard, aux commandes d’une scierie en bordure de Carcassonne. Lui-même s’est « toujours méfié de cet individu ». « On était voisins sur un chantier et il s’est trompé de limites sur une parcelle à moi », reproche-t-il, tout en rappelant qu’il existe « des entreprises espagnoles sérieuses avec qui on n’a aucun problème ». Visite des COFOR09 à Perles en soutien a la commune touchée par les bois volés !@AnemMontagne @communes_forest @PARC_PA @fncofor pic.twitter.com/fJCNnCuuzA — Frédéric Laffont (@MairieLaffont) April 13, 2021 Manuel Bautista rejette en bloc ces accusations. « Ce n’est pas vrai, on fait notre travail le mieux qu’on peut », assure-t-il. « C’est l’un de nos fournisseurs, on n’a jamais eu de soucis avec lui. Nous sommes des personnes honnêtes », défend son compatriote Jordi Calvet, responsable de la scierie Efausa dans les Pyrénées catalanes. Stéphane Villarubias, directeur territorial de l’Office national des forêts (ONF), n’a également pas à s’en plaindre. « En forêts publiques, on n’a pas plus de difficultés avec lui qu’avec d’autres. On a encore des personnels sur le terrain pour s’assurer que tout est bien respecté. C’est cadré et surveillé », résume-t-il. Des « rabatteurs » locaux ? Pour la plupart des spécialistes que nous avons interrogés, l’entrepreneur espagnol n’aurait pas pu agir seul en Ariège et disposerait de relais locaux ayant « une connaissance du terrain » afin de repérer les parcelles privées. C’est à l’enquête confiée à deux services dont la brigade de recherches de Pamiers de faire toute la lumière sur ces coupes pas claires. « S’il y a des rabatteurs, ils doivent répondre de leurs responsabilités », prévient le procureur Laurent Dumaine. Les investigations s’annoncent « complexes ». « Mais on y met les moyens. Il appartient à mon parquet de s’ériger en défenseur de l’environnement dans mon département », assène le magistrat. En attendant, sur les lieux du massacre à la tronçonneuse, la végétation commence à reprendre le dessus, les ronciers tentent de recouvrir certaines plaies. Sur un tas de grumes ayant échappé à la razzia, Yves Rameil a tagué à la peinture jaune fluo : « Pas touche. »

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