Pourquoi la question palestinienne est-elle si importante ? Dans l’introduction de son remarquable Manuel stratégique de la Palestine et du Moyen-Orient, Saïd Bouamama explique en quoi ce conflit colonial se démarque, le peuple palestinien luttant à la fois contre un Etat colonisateur pour son indépendance nationale, mais aussi contre l’ensemble du système impérialiste mondiale mené par les Etats-Unis et qui a fait d’Israël le gendarme du Moyen-Orient. (I’A)
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20 septembre 2024
Saïd Bouamama
Yasser Arafat, discours du 13 novembre 1974 à l’Assemblée générale des Nations unies
Si le génocide perpétré à Gaza et en Cisjordanie en 2023-2024 se distingue des précédents par son ampleur et son caractère systématisé, il est en revanche loin d’être isolé. Nous sommes en présence d’une pratique militaire de domination que l’on retrouve dès la création des premières milices armées sionistes, c’est-à-dire dès le début du vingtième siècle (Bar-Guiora créée en 1907, la Haganah en 1920, l’Irgoun en 1936, le Lehi ou groupe Stern en 1939, etc.). Cette permanence des pratiques génocidaires est logique. Elle découle du projet sioniste lui-même, c’est-à-dire de la mise en œuvre par tous les moyens possibles et nécessaires d’une colonisation de peuplement. Toute colonisation de peuplement est en effet tendanciellement génocidaire, le rythme et l’ampleur de cette tendance étant dépendants de l’état du rapport des forces local et international.
En Palestine, la dimension internationale du rapport des forces a toujours été plus importante que dans les autres contextes de colonisation, même celles de peuplement. Ces dernières ont en effet été menées par des États impérialistes pour maximiser leurs profits, accéder à des sources de matières premières et imposer aux concurrents un monopole sur les débouchés que constituent les colonies. Lénine a dès 1916 défini ce qu’était l’impérialisme et son lien logique avec le colonialisme. Rappelons cette définition ancienne mais toujours pertinente de l’impérialisme : « L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »[1]
Le projet de création d’un État juif en Palestine puis la création de l’État d’Israël en 1948 relèvent de cette définition, mais ne se réduisent pas à elle. Au moment où naissent les premiers projets de création d’un État sioniste, la Palestine est sous domination ottomane depuis 1516. La Palestine ottomane ne correspond pas à la définition de Lénine de l’impérialisme. Elle renvoie plus à un empire précapitaliste qu’au capitalisme de monopole défini par Lénine. Sa logique est celle du prélèvement d’un tribut du centre sur les périphéries et non celle d’un accaparement des terres par le colonisateur et encore moins celle d’une colonisation de peuplement. Autrement dit, la Sublime Porte se contente de collecter l’impôt, en laissant aux différentes composantes de l’empire une très grande autonomie et en respectant les mœurs et cultures locales. La structure de son économie diffère également totalement de celle des pays impérialistes occidentaux. Alors que dans ces derniers, c’est l’industrie qui est prédominante, l’Empire ottoman reste une économie agraire jusqu’à ses derniers jours, explique Stefania Ecchia, spécialiste de l’histoire économique : « En ce qui concerne la fiscalité dans le secteur agricole, il convient d’abord de souligner que la production agricole constitue la principale source de revenus pour le Trésor ottoman. Tout au long de son histoire, l’Empire ottoman est resté une économie agraire et la majeure partie de la population, environ 8090 %, vivait et se nourrissait de la terre, surtout dans les exploitations familiales, plutôt que dans les grandes propriétés. »[2]
Ce n’est donc qu’avec le mandat britannique sur la Palestine en 1922 que celle-ci entre dans un lien de dépendance et de domination impérialiste au sens défini par Lénine. Le statut de mandat pour la Syrie, le Liban, la Mésopotamie, la Transjordanie et la Palestine n’est pas celui souhaité par les deux plus importantes puissances impérialistes, la France et la Grande-Bretagne. Ces deux puissances s’étaient en effet entendues pour se partager les dépouilles de l’Empire ottoman. Deux facteurs vinrent entraver le partage du fromage entre ces deux larrons.
Le premier est constitué de la révolution bolchévique. Le nouveau gouvernement bolchévique rend en effet public le 23 novembre 1917 les accords secrets entre la France et la Grande-Bretagne, les accords dits Sykes-Picot, consacrant le partage de la région entre elles. Le second est la montée du nouvel impérialisme étatsunien qui a lui aussi des prétentions sur la région. Le point 12 de son « programme de paix pour l’Europe », plus connu sous le nom de « plan en 14 points », présenté par le président Woodrow Wilson au Sénat le 8 janvier 1918 énonce ainsi : « Aux régions turques de l’Empire ottoman actuel devrait être assurée une souveraineté non contestée ; mais aux autres nationalités présentement soumises au joug turc, on devra garantir une sécurité absolue d’existence, la pleine possibilité d’un développement autonome et sans entrave. »[3]
Le point 1 de ce plan condamne les accords secrets et appelle à mettre fin « aux ententes particulières d’aucune sorte entre nations » et à une « diplomatie qui procédera franchement et en vue de tous ». Enfin, le point 14 appelle à la création d’une société des nations visant à offrir à tous les États « grands et petits également des garanties mutuelles d’indépendance politique et d’intégrité territoriale ».
La colonisation directe n’étant plus possible, la France et Grande-Bretagne se rabattent sur le principe du mandat. Si le régime du mandat permet à la puissance mandataire de maintenir ses troupes dans ces pays, il a comme inconvénient pour elles de les contraindre à la perspective de leur indépendance politique. L’article 22 du pacte de la Société des Nations (SDN) indique en effet : « certaines communautés qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement, à la condition que les conseils et l’aide d’un mandataire guident leur administration jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules. »[4]
La Grande-Bretagne s’est préparée au changement de stratégie imposé par l’impossibilité d’une colonisation directe et par la perspective à plus ou moins long terme d’une indépendance de la Palestine. L’idée d’une domination indirecte de la région était déjà une des deux hypothèses envisagées (la deuxième étant la colonisation directe). L’objectif de celle-ci est la création d’un État vassal. C’est cet objectif qui conduit à l’alliance de la Grande-Bretagne et du mouvement sioniste dont la première concrétisation importante est la déclaration Balfour, signée du ministre britannique des Affaires étrangères, Arthur Balfour, le 2 novembre 1917 et qui stipule : « Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif et fera tout ce qui est en son pouvoir pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civiques et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politique dont les Juifs disposent dans tout autre pays. »[5]
Dans la perspective de création d’un État vassal lui permettant à terme de dominer la région sans présence militaire directe, les Britanniques usent de toute leur influence pour insérer dans le texte du mandat les promesses de la déclaration Balfour. Ils y parviennent, faisant ainsi de la nouvelle SDN une institution violant le droit international : « Considérant que les principales puissances alliées ont en outre convenu que le mandataire serait responsable de la mise en exécution de la déclaration faite le 2 novembre 1917 par le gouvernement britannique et adoptée par lesdites puissances en faveur de l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif… »[6] Analysant cette intégration de la déclaration Balfour dans le texte du mandat sur la Palestine, le spécialiste du droit international, Henry Cattan, la caractérise comme étant tout simplement une violation du droit international : « En consacrant la déclaration Balfour et en acceptant l’idée de l’établissement d’un foyer national juif en Palestine, le mandat porte atteinte à la souveraineté du peuple de Palestine et à ses droits naturels à l’indépendance et à l’autodétermination. La Palestine est de temps immémorial le foyer national des Palestiniens. L’établissement dans ce pays d’un foyer national pour un peuple étranger constitue une violation des droits légitimes et fondamentaux de ses habitants. La Société des Nations pas plus que le gouvernement britannique n’avaient le pouvoir de disposer de la Palestine, ou d’accorder aux Juifs des droits politiques ou territoriaux sur ce pays. Dans la mesure où le mandat vise à reconnaître aux Juifs étrangers des droits en Palestine, il est nul et non avenu. »[7]
L’ONU est d’ailleurs contrainte de reconnaître la violation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien en la justifiant par la spécificité de la situation. Dans un de ses documents consacrés à « l’histoire de la situation de Palestine » publiés sur son site, on peut ainsi lire : « En 1922, la Palestine, comme une série d’autres anciens territoires ottomans, est placée sous mandat britannique par la Société des Nations. Tous ces territoires deviendront par la suite des États pleinement indépendants, à l’exception de la Palestine, où la puissance mandataire, en plus de fournir “une assistance et des conseils d’ordre administratif”, agit comme annoncé dans la déclaration Balfour de 1917, dans laquelle elle déclare envisager favorablement “l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif”. »[8]
C’est donc en violation du droit international que s’enclenche le processus de création d’un État sioniste qui prendra en 1948 le nom d’Israël. Auparavant, le mouvement sioniste n’avait aucune chance de parvenir à ses fins. Ces chances n’ont commencé à se réunir qu’au moment où l’impérialisme dominant de la séquence historique a eu besoin d’instaurer un État vassal dans la région pour pouvoir la dominer. L’impérialisme hégémonique de l’époque, la Grande-Bretagne, entre alors dans des tractations avec ses concurrents que sont les autres impérialismes vainqueurs de la Première Guerre mondiale, essentiellement la France et les États-Unis. Nous sommes bien en présence de « traités de brigands coloniaux » et la SDN qui les cautionne est bien une « caverne de brigands impérialistes » pour reprendre les termes de Lénine à propos des accords Sykes-Picot et de la Société des Nations.
Si nous nous arrêtons longuement dans cette introduction sur cette période première de la marche vers un État sioniste vassal de l’impérialisme, c’est qu’elle illustre la spécificité de la colonisation subie par le peuple palestinien. Cette colonisation particulière n’est certes pas inédite mais est en revanche particulière et peu courante. La colonisation comme processus de mise en dépendance d’une économie nationale à l’égard d’une autre prend des formes différentes déterminées par les éléments du contexte (rapport de forces national et mondial au moment de la conquête coloniale, ampleur de la résistance de la nation et du peuple colonisé, contexte social et politique de la société colonisatrice, etc.). La forme que prend une colonisation précise est également variable historiquement sous l’effet d’une série de facteurs (essentiellement le combat du peuple colonisé pour s’émanciper, mais également les évolutions et mutations des rapports de forces à l’échelle internationale).
Le vingtième siècle qui fut l’âge d’or de la colonisation met en exergue au moins quatre types de colonisation. En premier lieu, une colonisation d’exploitation dont l’objectif principal est l’extorsion des ressources de la nation colonisée et l’exploitation de sa population active. Ce type de colonisation fut la plus fréquente sous la forme d’un faible nombre de colons dominant une population indigène beaucoup plus importante. La seconde forme de colonisation est celle de peuplement ayant pour objectif en sus de celui de la colonisation d’exploitation, le peuplement européen de la colonie.
Une telle colonisation est tendanciellement génocidaire avec des contre-tendances qui selon leur poids peuvent aboutir à une « réussite » totale (Australie, États-Unis) ou partielle (Namibie, Algérie). La troisième forme de colonisation est le néocolonialisme issu de l’impossibilité de maintenir les formes précédentes du fait de la résistance des peuples colonisés ou pour anticiper une révolte radicale de ceux-ci qui conduirait à une rupture totale d’avec le colonisateur. Ce fut le cas dans la décennie soixante de la plupart des colonies françaises et anglaises qui bien qu’accédant à la souveraineté politique étaient enfermées dans une dépendance économique quasi totale. Il reste la quatrième forme, qui fut celle du Congo par exemple. Elle concerne des régions qui pour des raisons économiques et géostratégiques sont essentielles à l’ensemble des impérialismes concurrents. Chacun ne pouvant accepter du fait de ses intérêts de laisser un de ses concurrents s’y installer, le « traité de brigand » prend la forme d’un mandat donné à l’un d’entre eux (généralement un impérialisme secondaire pour éviter ses velléités de faire cavalier seul) de gérer cette colonie au nom et dans l’intérêt de tous. Un gérant local du système impérialiste mondial en quelque sorte. Ainsi si les capitaux autorisés à s’investir en Algérie ou au Sénégal étaient exclusivement français, ceux autorisés à investir au Congo étaient d’origine multiple. Dans ce cas de figure, c’est l’ensemble du système impérialiste mondial auquel est confronté le peuple colonisé. Le soutien des autres pays impérialistes à cet État est indéfectible quelles que soient ses pratiques. C’est pourquoi l’Afrique du Sud ou le Portugal furent soutenus jusqu’au dernier instant par l’ensemble des pays impérialistes.
Israël relève de cette dernière forme avec cependant une particularité distinctive qui en fait un cas quasi unique [l’Afrique du Sud ayant de nombreux points communs] et nouveau de colonisation. Pour la colonisation de la Palestine, la gérance locale des intérêts de l’ensemble des puissances impérialistes n’est pas confiée à l’un d’entre eux mais à un État vassal créé artificiellement. Ici aussi, le soutien indéfectible à cet État est de mise. Telle est la cause, selon nous, de l’impunité d’Israël en dépit de sa violation permanente des décisions de l’ONU et aujourd’hui en dépit du plus grand génocide en Palestine depuis 1948.
Les caractéristiques économiques et géostratégiques de la région expliquent bien entendu cette forme spécifique de colonisation. Sur le plan économique, le pétrole, qui est devenu une matière stratégique au début du vingtième siècle, est la première cause de l’importance stratégique de la région et de la volonté de la contrôler étroitement de la Grande-Bretagne d’abord et des États-Unis ensuite en alliance avec les autres pays impérialistes. C’est le cas dès 1908, c’est-à-dire dès la découverte du premier gisement iranien, celui de Masjed Soleyman, qui entraîne immédiatement la constitution de l’Anglo-Persian Oil Co. Dès 1912, 80 % de la flotte britannique est chauffée par du pétrole fourni par cette compagnie. En 1913, ce major pétrolier construit sur le site de Masjed Soleyman la plus grande raffinerie mondiale. Dès 1927, la découverte de gisements exploitables en Irak débouche sur la construction du premier oléoduc afin de transporter le pétrole vers la Méditerranée.
Les découvertes de gisements pétroliers ne cesseront pas : en Arabie saoudite (17,2 % des réserves mondiales en 2020), en Iran (9,1 %), en Irak (8,4 %), au Koweït (5,9 %), aux Émirats arabes unis (5,6 %) et au Qatar (1,5 %). Le Moyen-Orient recèle à lui seul 48,3 % des réserves de la planète.[9]
Si pour le gaz la région pèse moins que pour le pétrole, sa part reste néanmoins conséquente avec 17,1 % de la production mondiale en 2022. La découverte de gisements en 1999 au large de Gaza puis en 2010 au large d’Haïfa n’est pas sans lien avec le génocide en cours. Ces nouveaux gisements peuvent rendre non seulement Israël indépendant énergétiquement, mais également la transformer en exportateur de cette énergie en particulier vers l’Europe que la guerre en Ukraine a coupé de l’accès au gaz russe.
Contrôler la production du pétrole et du gaz de la région ne suffit pas à le rendre accessible aux différents États consommateurs. Il faut également pour cela avoir la mainmise sur son acheminement, que ce soit par tube ou par mer, ce qui nécessite le contrôle de l’ensemble du Moyen-Orient et pour ce faire d’avoir un État gérant fiable.
À cette importance mondiale de la région dans le domaine des hydrocarbures s’ajoute une dimension stratégique encore plus ancienne. Le Moyen-Orient relie en effet l’Afrique à l’Asie et à l’Europe. Le contrôler, c’est de fait avoir la maîtrise d’une partie conséquente du commerce mondial. Déjà à l’époque des croisades, cet enjeu géostratégique et ses conséquences économiques étaient une réalité prégnante. Le docteur en sciences politiques Ali Laïdi résume comme suit cette importance : « La conquête de l’Orient, c’est aussi l’histoire d’un monumental affrontement économique entre chrétiens et musulmans, et également entre chrétiens eux-mêmes. En envahissant l’Orient au nom de Dieu, les Latins partent aussi à la conquête des richesses de la région. En prenant Jérusalem, en édifiant des cités latines en Orient, ils mettent la main sur l’immense marché des produits asiatiques. Les croisades sont l’occasion d’éliminer un intermédiaire – les commerçants arabes – sur la route des épices et sur celle de la soie. »[10]
Plus proche de nous, à partir du début du XIXe siècle, le contrôle de la route vers l’Inde est la préoccupation centrale de la politique étrangère du capitalisme le plus puissant, l’Angleterre. L’historien de la marine René La Bruyère restitue comme suit en 1935 l’importance de la région pour l’Angleterre : « Bien des événements actuels s’expliquent, si l’on prend soin d’examiner la stratégie de la Grande-Bretagne dans le Proche-Orient. Depuis le XVIIe siècle, toute la politique anglaise s’est appliquée à assurer la sécurité de la route des Indes, c’est-à-dire les communications entre le Royaume-Uni et les possessions de Sa Majesté au-delà des mers. […] L’entente avec la France qui nous a valu le Maroc lui a permis d’avoir les mains libres sur tous les territoires avoisinant l’isthme de Suez, c’est-à-dire l’Égypte, la mer Rouge, l’Arabie, la Palestine la Transjordanie, etc. »[11]
À l’heure où la Chine déploie méthodiquement son grand projet de nouvelles routes de la soie, le projet « l’initiative de la ceinture et de la route », qu’elle qualifie elle-même de « projet du siècle », l’enjeu géostratégique du Moyen-Orient est encore renforcé. La route dans ce projet relie par la mer la Chine à l’Europe par l’océan Indien alors que la ceinture terrestre la relie à ce continent par l’Asie centrale. Les chantiers de routes, d’autoroutes, de ports, d’infrastructures énergétiques, de liaisons ferroviaires se multiplient en Asie et en Afrique. Le Moyen-Orient est bien entendu un élément essentiel du projet.
Les États-Unis, conscients de l’importance de l’enjeu, ont développé un projet concurrent intitulé « le partenariat pour l’infrastructure et l’investissement global », doté d’un budget de 600 milliards de dollars sur cinq ans. Lancé avec les autres membres du G7, ce projet est vanté comme suit par le Premier ministre Benyamin Netanyahou lors de la 78e assemblée générale des Nations unies le 22 septembre 2023, c’est-à-dire à peine deux semaines avant de commettre le plus grand génocide de Palestiniens depuis 1948 : « Il y a deux semaines, nous avons assisté à une autre bénédiction – qui est déjà en vue pour nous. Lors de la conférence du G20, le président Biden, le Premier ministre Modi et des dirigeants européens et arabes ont annoncé un projet visionnaire de couloir qui s’étendra de la péninsule arabe à Israël. Il connectera l’Inde à l’Europe par des liens maritimes, des liaisons ferroviaires, des oléoducs, des câbles optiques. Et c’est un changement historique pour mon pays ! Vous voyez, la terre d’Israël est située à un carrefour entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe. »[12] De manière significative, Netanyahou brandit une carte pendant cette allocution sur laquelle ne figure pas d’État palestinien.
Le Moyen-Orient est par cette situation géostratégique un condensé des contradictions mondiales et le contrôle de cette région est une priorité pour l’impérialisme hégémonique, les USA, et pour ses alliés. C’est pourquoi nous avons donné pour titre à cet ouvrage « Manuel stratégique de la Palestine et du Moyen-Orient ». Cette réalité géostratégique explique l’alliance du mouvement sioniste et de l’impérialisme anglais au début du siècle dernier. Elle est également la cause de l’alliance entre ce même mouvement sioniste et les USA au sortir de la Seconde Guerre mondiale au moment où les États-Unis deviennent l’impérialisme hégémonique. C’est également elle qui est à la source des multiples guerres et déstabilisations qui secouent la région : endiguement de l’Iran, guerre d’Irak, de Syrie et du Yémen. Elle éclaire également le soutien indéfectible du camp occidental sous hégémonisme étatsunien à Israël, y compris quand celui-ci commet un génocide de grande ampleur comme celui de 2023-2024. Elle est enfin explicative des difficultés de la lutte du peuple palestinien et de l’évolution des tactiques de ses organisations de résistance.
Le peuple palestinien ne doit pas seulement mener sa lutte pour l’indépendance nationale contre un État colonisateur, mais contre l’ensemble du système impérialiste mondial et en particulier contre l’impérialisme hégémonique étatsunien. C’est ce qui fait, hier comme aujourd’hui, le drame du peuple palestinien, mais aussi la grandeur exemplaire de sa résistance. C’est aussi ce qui confère une centralité anti-impérialiste mondiale à la lutte du peuple palestinien.
L’objectif de ce manuel n’est pas de restituer l’ensemble de l’histoire de la Palestine et de la résistance de son peuple. Il est de centrer le regard sur l’interaction entre les facteurs nationaux et internationaux, entre le rapport des forces national et international, entre formes et tactiques prises par la résistance palestinienne et situation géostratégique. Bien entendu, pour atteindre un tel objectif, nous serons amenés à rappeler les grandes lignes de la question palestinienne et l’histoire de ses mutations, de même que les aspects principaux du projet sioniste et de ses liens historiques avec l’impérialisme en général et avec l’impérialisme hégémonique de chacune des séquences historiques en particulier.
Ce regard sur l’histoire longue de l’oppression et de la résistance du peuple palestinien nous semble incontournable pour comprendre les enjeux actuels de l’épreuve dramatique et héroïque que vit le peuple palestinien. Loin de ne concerner que le peuple palestinien, l’avenir de notre monde se joue en partie importante en Palestine. Elle est en effet, aujourd’hui plus que jamais, une centralité dans les contradictions d’intérêts et de rapports de force mondiaux. Après une phase d’euphorie suscitée par la disparition de l’URSS et avec elle de l’ensemble des équilibres issus de la Seconde Guerre mondiale, l’hégémonie occidentale en général et étatsunienne en particulier est confrontée à une série de résistances qui menacent la poursuite de son pillage du monde sur lequel est bâti son modèle économique. Compte tenu de sa place géostratégique, la Palestine est de nouveau un des nœuds centraux de ce combat planétaire.
Si cet ouvrage contribue même modestement à la prise de conscience de l’enjeu mondial de la question palestinienne, j’en serai satisfait.
Notes
[1] Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), Éditions sociales, Paris, p. 80.
[2] Stefania Ecchia, La politique économique à la fin de l’Empire ottoman (1876-1922), Partie 2, revue Anatolie, 5/2014, pp. 98-99.
[3] W. Wilson, Messages, discours, documents diplomatiques relatifs à la guerre mondiale, 18 août 1914-8 janvier 1918, tome 1, traduction de Désiré Roustan, Bossard, Paris, 1919, p. 239.
[4] Pacte de la Société des Nations, Journal officiel de la SDN, Février 1920, p. 9., consultable sur le site de l’ONU.
[5] Arthur James Balfour, Lettre adressée à Lord Rothschild le 2 novembre 1917, in « Le statut international du peuple palestinien », Nations-Unies, New York, 1980, p. 2.
[6] Société Des Nations, Palestine-Mandat Britannique, Communiqué au Conseil et aux membres de la Société du 12 août 1922, page 3, consultable sur le site des Nations-Unies.
[7] Henry Cattan, Palestine and International Law : the Legal Aspects of the Arab-Israeli Conflict, 2e éd., Londres et New York, Longman, 1976, p. 30.
[8] « Histoire de la question de Palestine », consultable sur le site de l’ONU, https://www.un.org/unispal/fr/histo…, consulté le 22 décembre 2023.
[9] « Histoire de la question de Palestine », consultable sur le site de l’ONU, https://www.un.org/unispal/fr/histo…, consulté le 22 décembre 2023.
[10] Ali Laïdi, Histoire mondiale de la guerre économique, Perrin, Paris, 2016, p. 81.
[11] René La Bruyère, Les routes des Indes, Revue des deux mondes, Vol. 30, N° 3 décembre 1935, p. 556.
[12] Discours intégral de Benyamin Netanyahou à la 78e Assemblée générale des Nations Unies, consultable sur le site des Nations-Unies. Moyen-Orient
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