« C’est la guerre la plus difficile que l’on ait vue » : les habitants de Tyr enragent devant leur ville détruite
https://assawra.blogspot.com/2024/1…
29 décembre 2024
Assawra
Le salon d’une maison détruite par des bombardements israéliens, dans le quartier d’Al-Ramleh à Tyr (Liban). / Gabriel Ferneini / Mediapart
La grande ville du littoral du sud du Liban, appelée Sour en arabe, a été ravagée par deux mois de guerre meurtrière menée par Israël à travers le pays. Depuis le cessez-le-feu signé fin novembre, la population s’organise pour déblayer les décombres.
Tyr/Sour (Liban).– « Bombarder les maisons des gens, tuer des innocents, c’est satanique ! », enrage Radhia, 48 ans, penchée sur un scooter, vendredi 6 décembre, devant la carcasse de ce qu’était jadis un immeuble de cinq étages du centre de Tyr – aussi nommée Sour en arabe – où se trouvait son appartement. Depuis la signature d’un accord de cessez-le-feu le 27 novembre, les habitant·es de la grande ville du littoral du sud du Liban, ravagé par deux mois de guerre meurtrière menée par Israël à travers le pays, sont revenu·es pour évaluer l’ampleur des destructions.
Aplati par un bombardement, le bâtiment où vivait Radhia ressemble désormais à un millefeuille de gravats où les sols et les plafonds des différents niveaux ne font plus qu’un. « Nous n’avons rien à voir avec la religion, nous ne sommes pas religieux. Nous n’avons rien à voir non plus avec la politique », assure cette ancienne professeure désormais à la direction d’une école, qui ne comprend toujours pas pourquoi son immeuble a été visé.
Pendant la guerre, l’État hébreu n’a cessé de justifier ses bombardements sur des zones densément peuplées par des civils, prétextant s’attaquer à des « cibles terroristes » du Hezbollah. Depuis le cessez-le-feu, Israël utilise les mêmes arguments pour expliquer les violations répétées de l’accord : du survol du Liban par ses avions de chasse et ses drones aux frappes meurtrières qui continuent d’avoir lieu. Trente-six personnes ont été tuées depuis l’entrée en vigueur de l’accord, selon le décompte du journal L’Orient-Le Jour.
« Nous sommes sûrs que ce bâtiment n’a rien à voir avec la guerre. Avant qu’il soit détruit, je suis venue trois fois pour récupérer des affaires. Personne n’est entré dans le bâtiment. Quand nous étions absents, j’envoyais régulièrement notre menuisier pour s’assurer que les portes restaient fermées et qu’il n’y avait personne. S’il y avait eu quelqu’un dans le bâtiment, nous l’aurions su », dit-elle, énumérant chacune des personnes qui peuplaient l’édifice.
« Au rez-de-chaussée, c’était un magasin de tailleur et d’accessoires. À côté, mon fils a une entreprise de nettoyage, c’était son bureau. Au premier étage, il y avait un salon de coiffure. Au deuxième, un studio de maquillage. Au troisième, une dame y habitait, elle est coiffeuse. En face d’eux se trouve un logement qui appartient à quelqu’un qui réside à l’étranger. Et enfin au quatrième, c’était ma famille. »
Dès le début de l’offensive israélienne fin septembre, elle est partie se réfugier dans l’Akkar, région septentrionale du Liban dont est originaire son père. Revenue à Tyr, elle est désormais hébergée par des proches non loin. « Nous ne sommes pas les plus à plaindre », dit-elle en saluant son voisin, Abou Imad, 60 ans, qui marche d’un pas mal assuré au milieu des gravats. « Il a tout perdu. Il habitait dans ce bâtiment à côté. Tu vois les ruines là-bas ? Son frère vivait là. Le bâtiment détruit derrière ? C’est là qu’était installée sa sœur, sur les deux derniers étages. Le salon de sa femme ? détruit aussi. Ils ont tout perdu. Tout. »
Des réseaux d’entraide
Partout, au centre-ville, c’est la même sidération qu’évoquent des habitant·es impuissant·es face à tant de désolation. Dans le quartier de Hay Al-Ramel (la cité de la plage), sur le front de mer, une frappe de drone a défiguré plusieurs habitations. Plus loin, c’est le dernier étage d’une tour qui a été amputé. Les magasins qui n’ont pas été endommagés sont déjà ouverts alors que les autres sont en cours de réparation. Malgré les fêtes de fin d’année, période particulièrement propice pour l’économie locale, portée, entre autres, par le retour au pays des expatrié·es, l’économie est à l’arrêt. L’ambiance est morose.
Au milieu des décombres, quelques rares téméraires tentent de s’organiser pour resserrer les liens. « Venez dimanche pour aider : nous allons nettoyer et déblayer ce que l’on peut du quartier », enjoint aux passants Hisham Najdi, de grandes lunettes de soleil posées sur le nez.
Professionnel du tourisme, fondateur du média Tyre Page, pour la promotion de la ville, l’homme de 32 ans, au profil mi-influenceur mi-entrepreneur, vante les éléments qui faisaient la réputation internationale de cette ville : « Ses plages, sa vieille ville, son port, égrène-t-il, des étoiles dans les yeux. C’est une petite ville, aussi belle qu’historique. C’est très important pour nous, dans ces moments-là, d’avoir un sentiment de communauté. »
Des réseaux d’entraide se sont formés spontanément alors que les services de base n’ont toujours pas été rétablis. L’électricité, qui fonctionnait déjà de manière aléatoire avant la guerre, est encore coupée dans certains quartiers. La ville était encore privée d’eau depuis qu’une frappe israélienne a pulvérisé la station de pompage municipale. Sur place, des ouvriers s’affairent à réhabiliter les canalisations avec la pose de nouveaux tuyaux. « D’ici quelques jours, on pourra reprendre la distribution », veut croire un employé de l’établissement des eaux du Sud-Liban.
Tyr panse ses plaies. À l’extérieur de la ville, au bord d’une route passante, des secouristes s’affairent autour d’un terrain vague, dans l’obscurité de la nuit. À l’aide de pioches et de faisceaux lumineux, ils rouvrent les entrailles de la terre, où de nombreux corps ont été enterrés provisoirement au cours de la guerre. Des fosses communes où chaque personne a été préalablement identifiée par son nom, un numéro et son village d’origine. « Ce sont des gens qui viennent de village plus au sud, qui ont été tués par des frappes israéliennes », dit un homme en combinaison intégrale blanche, un masque dissimulant son visage. Il requiert l’anonymat. « Mais il y avait tellement de bombes qu’il était impossible de les enterrer et de faire les rituels d’adieu. Alors ils ont été amenés ici. »
Chaque tombe est à peine délimitée. Certaines ont été fleuries. D’autres sont décorées de photos qui renseignent sur l’identité des défunt·es. Il y a des hommes qui semblent être des combattants du Hezbollah et du Mouvement Amal, mais aussi des plus jeunes et des enfants. Un à un, les corps, enveloppés dans des linceuls, sont extraits délicatement du sol puis placés dans des cercueils, sous le regard de passants interloqués et de proches venus rendre un dernier hommage. Selon la source anonyme précédemment citée, environ « cent à deux cents » personnes se trouveraient encore enterrées ici dans l’attente de rejoindre leur dernière demeure. « On les prend et on les ramène dans leur village. »
Dimanche 8 décembre, les corps de cinq secouristes ont été exhumés pour être rapatriés sur leurs terres. « C’est la guerre la plus difficile que l’on ait vue, souffle Ali Safieddine, lieutenant de la défense civile de Tyr. Les armes utilisées, les destructions, le ciblage des civils, ce sont des choses que je n’avais jamais vues. Nous sommes épuisés, psychologiquement. Tous ceux qui ont survécu à cette guerre, c’est comme si on leur avait donné une seconde vie. »
En vingt-quatre ans de service, il en a pourtant vu d’autres. En 2006, une frappe israélienne lui a arraché sa fille, Line, dont il garde le visage tatoué sur l’avant-bras droit. Mais il n’avait jamais été témoin d’un aussi vaste « ciblage des civils », y compris des secouristes. « Pendant la guerre, nous n’avions pas peur pour nous mais pour les autres. Quand une de nos équipes était en mission dehors, nous étions toujours inquiets. Sur chacun de nos véhicules, il y a, au-dessus, un symbole internationalement reconnu pour indiquer que nous sommes secouristes. Dans un monde normal, nous ne devrions pas être ciblés, mais c’était pourtant bien le cas. Alors, nous nous en sommes remis à Dieu. »
La popularité du Hezbollah
La guerre a polarisé certaines positions. « Il y a encore deux ans, quand nous ne pensions même pas à la guerre, j’étais contre la politique du Hezbollah et des autres partis », explique Nour Fares, assis dans son salon, dans la maison familiale de Masaken Chabiyeh. Esprit indépendant façonné par les contestations lors de la « thawra » (la révolution) en 2019, le trentenaire, crâne lisse, sourire communicatif et bras tatoués, avait d’autres aspirations qu’un jeu politique « corrompu par les partis politiques » pour le futur du Liban.
« Mais quand la guerre a éclaté, j’ai dû changer. Avec tout ce qui s’est passé autour de nous, mes opinions politiques ont évolué dans un autre sens parce que nous avions un ennemi plus grand, qui nous attaque, occupe nos terres et tue des gens innocents. Depuis, je soutiens plus que jamais la résistance [le Hezbollah – ndlr] car c’est la seule chose qui peut nous protéger. Pas le droit humanitaire, pas l’armée libanaise, pas le système international, rien de tout cela. »
Depuis le 7 octobre 2023, il a créé un podcast qui reçoit des artistes, des acteurs, des membres de la société civile pour évoquer les vies des habitant·es du Sud. Nour Fares redoute que la guerre ne laisse encore plus de fracture dans la société libanaise, les ressentis n’étant pas les mêmes dans le Sud, exposé depuis longtemps aux attaques israéliennes contrairement à d’autres régions.
Radhia, qui a perdu son logement, a aussi revu ses positions. « Ma mère est chrétienne, mon père est musulman sunnite et j’ai grandi avec l’Église catholique. Je peux vous dire qu’avant je ne soutenais pas ces gens-là [le Hezbollah – ndlr] mais après ce que les Israéliens ont fait à ma maison, à mon peuple… Moi aussi j’ai le droit de me défendre, de défendre ma maison, de défendre mon pays, ma terre, mes proches », dit-elle.
Nissim Gasteli
Médiapart du 28 décembre 2024