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30 décembre 2024
Assawra
Majdal Selm, le 6 décembre 2024. Des personnes en deuil portent les cercueils drapés des combattants du Hezbollah qui ont été tués lors de la récente guerre avec Israël, lors de leur procession funéraire dans le village.Mahmoud ZAYYAT / AFP
Le fragile cessez-le-feu conclu le 26 novembre 2024 n’est toujours pas totalement entré en vigueur. Outre des bombardements sporadiques, des dizaines de villages sont encore occupés par l’armée israélienne. Elle a aussi placé en « zone rouge » plus de 60 autres situés à proximité. Orient XXI a pu se rendre dans la bourgade de Majdel Selm, à deux kilomètres seulement des positions ennemies. Quelques centaines d’habitants ont décidé de revenir sur place, malgré les avertissements israéliens.
La route qui serpente entre les collines du Sud-Liban et s’enfonce vers la ligne de démarcation séparant les territoires libanais et israéliens porte les stigmates d’une longue année de guerre. Dans de nombreux villages situés à quelques dizaines de kilomètres au sud de Nabatiyé, la dernière grande ville libanaise avant la frontière israélienne, il n’y a plus âme qui vive, ou presque. Et pour cause : massivement visée par l’armée israélienne depuis le 7 octobre 2023, la zone a subi un pilonnage en règle depuis l’intensification des combats en septembre 2024. En plusieurs endroits, des cratères béants rendent les routes difficilement praticables, et font de tout déplacement un véritable casse-tête.
À cinq kilomètres de la « ligne bleue » définie par les Nations unies, Majdel Selm s’est mué, par la force des choses, en un village du bout du monde. Cette bourgade comptait avant la guerre 13 000 habitants. Après un exil forcé de plus de deux mois — dans le meilleur des cas —, des villageois commencent à rentrer. Selon Ali Yassine, chargé d’un comité public regroupant 18 bourgs avoisinants, des centaines d’habitants sont revenus sur place immédiatement après l’officialisation du cessez-le-feu le 26 novembre 2024, « malgré les doutes liés à l’absence de communication du gouvernement libanais quant au retour des déplacés. »
Les habitants tentent de déblayer les routes et observent avec effroi les destructions infligées par les bombardements massifs de l’armée israélienne. Partout, des immeubles éventrés menacent de s’écrouler. Chaque véhicule qui traverse les artères du village soulève un nuage de poussière, rendant l’air difficilement respirable. Ali Yassine est catégorique : Majdel Selm est détruit ou lourdement endommagé à 90 %.
"Nous essayons tous, avec nos peu de moyens, de réparer ce qui peut l’être, mais le travail est immense. Au-delà de rendre les bâtiments habitables, un des principaux enjeux est, pour nous, d’ouvrir des boulangeries, ce qui faciliterait le retour de la population. Mais il faut aussi trouver des solutions pour rétablir l’eau courante et l’électricité, c’est vital."
Un attachement à la terre
Quelques jours après l’accord de cessez-le-feu, les habitants de la bourgade apprennent avec stupéfaction les nouvelles restrictions d’accès imposées à leur village. Dans la missive rendue publique par Avichay Adraee, le porte-parole arabophone de l’armée israélienne, les termes sont très précis : malgré l’accord, Majdel Selm et une soixantaine de villages du Sud-Liban sont en « zone rouge ». Ainsi, ils sont tous soumis à la menace de nouvelles frappes aériennes. « Nous prenons un risque en étant ici, c’est clair, explique Ali Yassine. Les centaines de personnes qui sont rentrées et qui restent le savent, mais tous ont un attachement très fort à leur terre et à leur village. » Autour de lui, à l’ombre d’un portrait de l’ex-secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, tué fin septembre par de puissantes bombes « anti-bunkers » israéliennes visant la banlieue sud de Beyrouth (« Dahiyeh »), une quinzaine d’hommes ne font pas mystère de leur appartenance à la formation politico-militaire chiite. Ces jeunes gens, peu désireux d’attirer le regard sur eux, tiennent néanmoins à poser le cadre : depuis l’accord de cessez-le-feu, les troupes israéliennes auraient, selon eux, avancé leurs positions de plusieurs centaines de mètres. Cartes à l’appui, Ali confirme :
"Pendant les soixante-six jours de guerre, ils ont atteint Markaba à trois kilomètres à l’est d’ici et stationnaient là-bas. Désormais, ils sont entrés dans le village de Bani Hayyan et stationnent à la sortie de Tallouseh, qui est à moins de deux kilomètres d’ici."
« Pendant les combats, la Résistance les empêchait d’avancer. Depuis, ils ont pris la liberté d’avancer », commente un homme d’une trentaine d’années ayant requis l’anonymat. Des informations confirmées par la poignée d’habitants de Bani Hayyan revenus sur place. Un village, comme des dizaines d’autres, où la guerre continue à s’imposer, et dans lequel nous n’avons pu nous rendre que très brièvement.
Bombardements au phosphore blanc
À l’écart du centre-ville de Majdel Selm, Hassan observe avec stupéfaction son minuscule quartier résidentiel totalement détruit. Il salue un voisin, lui aussi de retour. Ce dernier a les traits tirés et le regard triste. Il installe sur sa clôture une banderole ornée des portraits de ses deux garçons. Membres du Hezbollah, ils sont morts au combat en octobre 2024. Les deux hommes s’étreignent. « C’est dur, souffle Hassan. Et puis, il n’y a pas d’électricité, pas d’eau et presque pas d’accès à internet dans notre région. C’est une terre dévastée et il faudra du temps pour y remédier. »
Comme beaucoup, l’homme dit ne pas croire à la pérennité de ce cessez-le-feu. Pour lui, tout n’est qu’une question de temps :
"Il y a quelques jours, l’armée israélienne a ciblé quatre civils qui aidaient à l’évacuation des villageois de Tallouseh. Ils ont tous été tués. Nous n’avons aucune confiance. Les Israéliens sont les ennemis des “gens du Sud”. Cela dure depuis des décennies et cela durera jusqu’à la fin de notre vie."
Dans le seul commerce ouvert, Nahed Chamseddine, une agricultrice, n’a que quelques fruits et légumes à proposer sur ses étals. Si elle se dit soulagée d’avoir pu retourner dans son village et d’être en mesure de dormir dans une partie intacte de son logement, Nahed est profondément éprouvée par les mois de guerre. À ses côtés, sa fille de 5 ans l’assiste.
"Aucun enfant ne mérite de vivre ce qu’elle a vécu. En tant que mère, mon devoir est de lui garantir d’être heureuse et de pouvoir jouer et s’amuser, comme tous les enfants du monde. Les bombardements ont laissé de lourds traumatismes chez elle, tout comme notre départ à la fin du mois de septembre. Tout le village est parti, nous ne pouvions plus rester."
Comme d’autres agriculteurs rencontrés dans cette région du Sud-Liban, Nahed Chamseddine est formelle : « Les terres sont irradiées par les bombardements au phosphore blanc. Le sol et l’eau sont contaminés, et, par conséquent, notre bétail l’est aussi. »
Des villages encore occupés
En sortant du côté est de la bourgade, un groupe d’hommes s’affaire à réparer ce qui peut l’être. Deux d’entre eux, originaires de localités toujours occupées par Israël, attendent désespérément un retrait israélien, censé — selon les termes de l’accord — être achevé à la fin du mois de janvier. 2025 Wissam Alaeddine, 44 ans, vivait à Houla, un village perché sur une colline avoisinante, clairement visible depuis Majdel Selm. Plusieurs fois par jour, il jette des coups d’œil inquiets à l’horizon et vérifie l’état des habitations dans sa bourgade. « Houla s’est converti en une ligne de front. Les soldats israéliens n’ont rien laissé en paix, même des arbres centenaires ont été emportés par leurs pelleteuses. Une barbarie soutenue par les États-Unis, la France, l’Allemagne, et même les pays de la Ligue arabe », s’indigne-t-il, avant de s’interroger :
"Nous pensons qu’Israël a accepté ce cessez-le-feu, car son armée est fatiguée de se battre. Nous ne savons pas combien de temps cela durera. Pour l’heure, nous attendons de pouvoir rentrer, c’est très long… Peut-être que le seul moyen de faire partir Israël de nos terres est de les combattre puisqu’ils ne respectent pas l’accord."
À ses côtés, Bilal Hamoud est également dans l’attente. Son village de Mays Al-Jabal est lui aussi occupé par l’armée israélienne. Chaque jour, il regarde sa demeure familiale depuis une colline proche. Pour l’instant, elle est toujours intacte :
"Nous, les habitants de la ligne de front, avons été privés de nos maisons depuis longtemps. J’ai dû quitter le village dès le début de la guerre à Gaza, soit en octobre 2023, donc bien avant l’escalade de septembre. Je n’y suis pas retourné depuis un an et deux mois."
S’il s’estime heureux que Mays Al-Jabal ne soit pas « entièrement rasé comme d’autres bourgades au Sud-Liban et à Gaza », il est néanmoins furieux : « Nous entendons encore des bombardements. Ce cessez-le-feu ne change rien pour nous et personne ne s’en préoccupe. »
Haisam, qui héberge ses deux amis toujours exilés, ne dit pas autre chose. « Malgré les risques, nous sommes rentrés et nous restons. Les Libanais sont parmi les peuples les plus têtus au monde, nous en sommes la preuve vivante », s’amuse-t-il. Et d’ajouter :
"Nous avons une relation fusionnelle avec notre terre. Une relation telle que nous avons l’impression d’être comme des racines, de faire partie du sol. Personne ne peut le comprendre, cela vient de notre histoire commune."
Hezbollah, une hégémonie qui demeure
Depuis notre passage, la ligne rouge virtuelle imposée par l’armée israélienne a été bougée de quelques centaines de mètres. Majdel Selm est désormais dans la zone dite « accessible ». Le secteur d’exclusion, lui, n’est pas bien loin : il se trouve désormais à la sortie est de la bourgade. Une nouvelle donne qui ne change rien au quotidien des habitants. Les soldats israéliens sont toujours à deux kilomètres, les déplacés des villages voisins ne peuvent toujours pas rentrer chez eux et les drones continuent de vrombir dans le ciel.
En vertu de l’accord de cessez-le-feu supervisé par le comité de surveillance [[NDLR. Comité international technique militaire chargé de surveiller le respect des accords du cessez-le-feu. Le comité de surveillance du cessez-le-feu est présidé par les États-Unis. La France, le Liban, Israël et la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) y prennent part.], le départ israélien du Liban devrait être effectif le 27 janvier 2025. Pour l’heure, à l’exception du village de Khiam, où les soldats se sont retirés le 12 décembre, la situation n’a guère évolué et personne ne croit à la probabilité d’un nouveau statu quo. L’espoir de vivre en paix au Sud-Liban semble s’être envolé depuis longtemps. Tous les habitants de Majdel Selm interrogés considèrent qu’ils seront rattrapés par la guerre, tôt ou tard.
Quant au Hezbollah, malgré les coups durs encaissés dans ses fiefs libanais et la rupture de ses lignes d’approvisionnement à la suite de la chute du régime syrien, il apparaît bel et bien indéboulonnable. Dans cette région, la suspension de ses activités militaires et les concessions importantes effectuées par ses dirigeants – qui ont accepté de dissocier le front de Gaza de celui du Liban, ce que Hassan Nasrallah avait juré de ne jamais faire – ne semblent pas avoir entaché outre mesure sa popularité. Une hégémonie que le déploiement en cours de l’armée libanaise ne semble pas remettre en cause. « Notre terre a été défendue par la Résistance et cette terre est notre honneur et notre histoire. Nous ne la quitterons pas quoiqu’il arrive, même si cela signifie que nous devons y mourir. Chaque départ forcé sera toujours ponctué d’un retour », promet Hassan.
Orient XXI du 30 décembre 2024
Laurent Perpigna Iban