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29 décembre 2024 à 17h00
Nicolas Méra – Édité par Thomas Messias –
Adolf Hitler et son état-major, en mai ou juin 1940. À droite, avec les lunettes : le docteur Theodor Morell, médecin personnel du dictateur. | German Federal Archives via Wikimedia Commons
Un dictateur n’est jamais un homme normal. Névrosé, mégalo et cruel, il dissimule sa vraie nature sous le masque du « sauveur », glorifié par une propagande qui lui est entièrement dévouée. Derrière les fausses promesses et les sourires de façade, toutefois, c’est un individu profondément déséquilibré, dont la personnalité se caractérise par des comportements erratiques, impulsifs, violents et paranoïaques.
La consommation de stupéfiants peut-elle expliquer de tels débordements, ou est-elle au contraire le résultat de son accession inattendue au pouvoir ? Une chose est sûre : pour les dictateurs du XXe siècle, l’addiction –aux cigarettes, à l’alcool, aux drogues dures, aux femmes– fait presque partie de la fiche de poste. La preuve avec cette sélection.
Les 400 coups de Mussolini
«César divin», «guide invincible»… Dans l'Italie fasciste des années 1920, Mussolini sponsorise son propre culte de la personnalité autour d'une image inflexible de «macho man», dans la lignée des empereurs romains dont il s'estime l'héritier. Mais tandis que les César s'appuyaient sur la conquête territoriale pour assoir leur légitimité à gouverner sur le pourtour méditerranéen, le Duce mise sur les conquêtes… féminines.
Comme un paon en pleine parade nuptiale, Mussolini est convaincu que ses aventures galantes renforceront son autorité. Ses épouses doivent donc composer avec un large bataillon de maîtresses éphémères dont il ne refuse jamais les avances, sous prétexte que cela abolirait sa crédibilité virile. Il sélectionne ses partenaires parmi les expéditrices des lettres enflammées qu'il reçoit au quotidien, et donne libre cours à ses envies (allant parfois jusqu'au viol) dans l'intimité de sa chambre à coucher ou dans son bureau du Palazzo Venezia.
Chez lui, il n'y a aucun sentiment. «Les femmes de ma vie n'en ont occupé qu'un temps limité et n'ont pas attaqué mon esprit, confirme le dictateur en 1939, et pour cette raison je n'ai jamais aimé, j'ai fui toute affection et j'ai toujours été seul.» Plutôt que les épanchements du cœur, Mussolini préfère les frivolités du bas-ventre, les pratiquant avec une férocité bestiale et égoïste qu'il considère comme le badge absolu de la virilité masculine.
Au cours de sa vie, Mussolini aurait ainsi, selon certains biographes, connu près de 400 amantes, se gavant de produits aphrodisiaques –comme le médicament Hormovin, de fabrication allemande– pour ne surtout pas laisser courir la rumeur d'une calamiteuse impotence. En effet, l'impuissance sexuelle serait synonyme, dans l'esprit du despote priapique, d'impuissance tout court… Sans surprise, Mussolini est exécuté en avril 1945 alors qu'il tentait de gagner la Suisse au bras d'une énième maîtresse.
Les junkies du Troisième Reich
Moins obsédé par les conquêtes féminines que par la conquête de l'Europe, Hitler se montrera plus discret dans ses ébats que son homologue italien. Tombé amoureux de sa nièce Geli Raubal, qui meurt mystérieusement après avoir refusé les avances de son oncle, il finit par fréquenter Eva Braun en 1932, se révélant toutefois incapable de passion torride.
En vérité, l'addiction d'Hitler est ailleurs: dans les prescriptions de son médecin Theodor Morell, qui assomme son «Patient A» de stimulants et de calmants. À partir de 1942, c'est un flot quasi continu de produits chimiques qui s'écoule dans le sang du Führer: méthamphétamine, opium, cocaïne, entre autres mélanges savants de vitamines, de stéroïdes et d'hormones. «Injection, comme d'habitude», peut-on lire dans les notes de Morell, qui a exécuté 800 piqûres dans le bras croûté du Führer.
On aurait tort de croire que le dictateur circonscrit les drogues à son usage personnel. Au contraire, il en a fait une arme de guerre. C'est sous son mandat qu'on démocratise la pervitine: ce dérivé de méthamphétamine, breveté en 1937 à Berlin, se répand dans les rangs de la Wehrmacht à partir de 1939. Consommée en masse par les soldats allemands, cette Wunderpill («pilule miracle») anesthésie la peur, coupe la faim et la soif, retarde les effets de la fatigue… Bref, elle crée une race invincible de supersoldats!
Mais la gueule de bois est brutale. Pour les soldats allemands comme pour leur bien-aimé Führer, en effet, la consommation prolongée de drogues dures se révèle désastreuse à moyen terme. Tandis que les hommes hallucinent, sombrent dans la dépression ou sont foudroyés par des crises cardiaques, Hitler souffre de tremblements, de paranoïa, d'insomnies. Voûté, vieillissant à vue d'œil, il perd peu à peu prise avec la réalité. Derrière ses dents déchaussées, ses propos se font de plus en plus incohérents, tandis que ses décisions militaires, prises à l'emporte-pièce, se passent désormais de l'aval de son état-major.
À poursuivre ce régime empoisonné, Hitler aurait sans doute écopé d'un malaise cardiaque ou d'une overdose… Mais il n'en aura jamais le temps. Après un mariage symbolique dans le secret de leur bunker berlinois, Adolf Hitler et Eva Braun se suicident le 30 avril 1945. Refusant d'avaler une énième dose de poison, le dictateur se loge une balle dans la tête. Coquette jusqu'aux derniers instants, sa fiancée opte pour le cyanure. «Je veux faire un beau cadavre», sourit-elle avant de l'avaler.
Staline ou l'ivresse du pouvoir
Une vodka avec le camarade suprême: voilà tout ce que Staline attend des cadres du Politburo. Même si Lénine, qu'il présente comme son mentor, avait tenté de freiner la consommation d'alcool de la population soviétique, Staline annule cette prohibition en 1925. Il faut bien relancer l'économie locale!
Le «petit père des peuples» est en effet un consommateur avide de vodka, de brandy arménien, de champagne de Crimée et même du vin paysan de ses origines géorgiennes. Au cours de réunions informelles qu'il tient régulièrement avec une poignée de camarades, il porte toast sur toast à la gloire de l'Union soviétique, et les langues se délient. Staline sait ce qu'il fait: la désinhibition provoquée par l'alcool lui permettra sans doute de démasquer ses ennemis! Sur ses vieux jours, le tyran rouge est devenu de plus en plus soupçonneux: un mot de travers suffit à expédier ses collaborateurs dans les goulags sibériens.
Au cours de ces soirées arrosées, durant lesquelles le tsar rouge est le seul à rire de bon cœur, Staline organise des jeux à boire. Ses invités doivent par exemple deviner la température extérieure: le moindre écart constaté avec le thermomètre vaudra à l'intéressé un nombre proportionnel de shots de vodka! Dans ses Mémoires, Nikita Khrouchtchev racontera les jeux puérils et les humiliations que Staline fait subir à son entourage; lui-même a dû exécuter une danse ukrainienne sous les yeux vitreux du despote…
Molotov, Beria, Khrouchtchev et consorts ne sont pas les seuls à souffrir des beuveries moscovites, qui se prolongent souvent jusqu'au matin sous l'œil amusé de Staline (qui coupe astucieusement sa dose d'alcool avec de l'eau minérale). Envoyés et ambassadeurs étrangers subissent également ce rite de passage qui teste autant leur diplomatie que leur foie: «Rien ne peut être imaginé de plus affreux qu'un banquet au Kremlin, mais il faut l'endurer», grince Alexander Cadogan, un fonctionnaire britannique invité à un dîner stalinien.
Conséquence de leurs joutes arrosées, les membres du Politburo seront nombreux à sombrer dans l'alcoolisme et à connaître une mort prématurée. Staline lui-même, foudroyé par une attaque cérébrale en 1953, aurait sans doute pu espérer une fin plus paisible sans cet usage immodéré de la «diplomatie de la vodka» qui régit encore, de nos jours, la géopolitique russe…