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Publié le 01 décembre 2000 à 01:40.
Antoine Bosshard, Paris
Les aspects les plus sombres de la guerre d’Algérie ne cessent de remonter à la surface. Au cœur de ce dévoilement : tout ce qu’on peut savoir de la pratique, généralisée, de la tortureOutre le témoignage, « L’Express » publie des photos prises à l’époque par le grand reporter Jacques Duquesne : liquidation des combattants algériens, la tête d’un fellagha accrochée au pare-chocs d’un blindé
La guerre d’Algérie, dont en France, beaucoup aimeraient tant voir le souvenir enterré, vient, jour après jour, hanter les colonnes des journaux. Comme un revenant qui ne voudrait pas disparaître. Il y eut au mois de juin dernier, en une du Monde, les révélations d’une fellagha, Louisette Ighilariz, sur les sévices dont elle fut l’objet il y a plus de 40 ans ; puis les témoignages contradictoires des généraux Massu et Bigeard sur le recours à la torture dans la bataille d’Alger. Massu, qui ne les a jamais cachées, regrette alors ces pratiques : « On aurait pu s’en passer », dit-il, et note que Bigeard s’y était livré lui-même. Coup de sang de Bigeard, qui nie les faits. L’été passe là dessus. Et voilà que le lancement d’une pétition, en novembre, d’une poignée d’intellectuels, dans les colonnes de L’Humanité, relance le débat sur la nécessaire vérité, quelque 40 ans après la guerre. Le Monde fait parler un ancien de la bataille d’Alger, le général Aussaresses, qui, sans état d’âme, confirme que de nombreux combattants algériens arrêtés et comptés pour disparus – entre 3000 et 5000 – ont été systématiquement liquidés.
Le mouvement est lancé. Dans la foulée des plus hauts gradés de l’époque, ce sont les soldats du contingent qui, dans les jours qui suivent, sortent de leur silence et racontent à la télévision qu’ils ont dû, eux aussi, se livrer à ce sale boulot : la « corvée de bois », qu’on l’appelait. Le dévoilement de cette page à la fois douloureuse et honteuse de la guerre d’Algérie ne pouvait manquer de provoquer une réaction du pouvoir. Au dîner du Crif, début novembre, Jospin admet qu’il va bien falloir revenir là-dessus et que soit « poursuivie l’œuvre de mémoire ». Au Congrès du Parti socialiste, à Grenoble le week-end dernier, il demande que les historiens fassent leur travail. Et il promettra d’ouvrir, dans la foulée, les archives aux chercheurs.
Et voilà que la parution, dans l’Express de cette semaine, du témoignage de Jacques Duquesne, grand reporter à La Croix à l’époque, jette une nouvelle lumière sur ces événements. Car il élargit, en quelque sorte, le champ de l’histoire. Par des photos d’abord, conservées sous le coude pendant plus de 40 ans. Des photos pénibles, de combattants algériens liquidés ; de la tête d’un fellagha accrochée, comme un trophée, au pare-chocs d’un blindé ; d’une jeune Algérienne nue, livrée à l’objectif par deux troufions amusés. Ou de blindés détruisant, pour l’exemple, des villages du bled. Le témoignage du journaliste, ici, intéresse à plusieurs titres. Non seulement, il lève le voile sur un entretien censé rester secret : en 1957 déjà, en pleine bataille d’Alger, Massu a reconnu sans détours que la torture était pratiquée par les forces de l’ordre. Mais il montre, témoignages de soldats à l’appui, que la torture ne s’est pas cantonnée à la bataille d’Alger, comme on l’a dit, mais à l’ensemble du territoire.
Car on torturait dans le bled. Un exemple : dans la vallée du Cheliff, un soldat, séminariste et infirmier, lui raconte que chaque matin, il doit soigner des hommes qui ont été torturés toute la nuit et dont les cris obsèdent les soldats qui ne participent pas aux opérations. Rien de manichéen et de simpliste dans cet article, où l’auteur montre que c’est souvent sous l’emprise de la colère que des hommes torturent des Algériens, qui de leur côté n’ont pas lésiné sur les méthodes barbares elles aussi. Mais que la torture est vite devenue routine – « sadisme ou maladie qui s’attrape vite ». Les représailles font encore partie des moyens de l’armée, qui après une opération des nationalistes, détruit couramment une série de villages. Avec pour effet de rallier par dizaines de milliers les Algériens aux maquisards. Il remarque que, très largement inefficace, elle s’est poursuivie jusque sous la présidence du général de Gaulle. Les photos publiées par l’Express datent de 1959 et 1960.
A elles seules, ces quelques pages d’un journaliste respecté – menacé de mort par l’OAS à l’époque – sont sans doute plus fortes et plus marquantes que cette repentance que réclament, dans un étrange chorus, le général Massu et le… Parti communiste. Le PC, dont certains militants – une Germaine Tillon, un Henri Alleg – firent preuve de beaucoup de courage à l’époque, semble s’être trouvé là une cause respectable à un moment où le Parti, lui, est en plein désarroi.