Comment on ne comprend pas des livres situationnistes


SI L’ACTION menée par l’I.S. n’avait pas entraîné depuis peu quelques conséquences publiquement scandaleuses et menaçantes, il est tout à fait hors de doute qu’aucune publication française n’aurait rendu compte de nos récents livres. C’est ce qu’avouait naïvement François Châtelet dans Le Nouvel Observateur du 3 janvier 1968 : « Le premier sentiment, face à des ouvrages semblables, est de les exclure purement et simplement, de laisser l’absolu point de vue où ils se placent dans l’absolu, précisément, dans le non-relatif, dans le non-relaté ». Mais à force de nous laisser dans le non-relaté, les organisateurs de cette conspiration du silence ont vu, après quelques années, cet étrange « absolu » leur retomber sur la tête, et se montrer comme étant peu distinct de l’histoire actuelle, dont ils s’étaient absolument séparés ; sans pouvoir empêcher cependant cette « vieille taupe » de faire son chemin vers le jour. Ce représentatif Châtelet accumulait dans son article tous les aveux malencontreux sur l’état d’esprit des canailles de son espèce. Évoquant les incidents de Strasbourg, ce bon prophète, cinq mois avant mai, jouissait d’être rassuré et trompait, comme d’habitude, ses imbéciles lecteurs : « Un court moment, ce fut la panique ; on craignait la contagion (…) tout rentra (…) dans l’ordre ». Il signale que Debord et Vaneigem, apportant « une dénonciation qui est à prendre dans son entier ou à laisser complètement », sont de ce fait même disqualifiés, et « découragent d’avance toute critique », car « ils tiennent pour évident que toute contestation de ce qu’ils disent émane d’une pensée sottement tributaire du « pouvoir » et du « spectacle ». Certes, décourager la critique de la misérable génération intellectuelle qui s’est prostituée dans le stalinisme, l’argumentisme et la pensée philosophante pour L’Express et Le Nouvel Observateur, est un de nos buts. Ce n’est pas parce que l’on nous critique que l’on est sottement spectaculaire et lâchement rampant devant les pouvoirs existants ; c’est au contraire parce qu’un Châtelet a rallié momentanément le stalinisme vers 1956, et depuis s’est fait le valet du spectacle dans quelques métiers un peu plus rentables, qu’il nous critique si stupidement. Châtelet trouve, parce que nous nous bornerions à une négation radicale mais « abstraite », que nous restons « dans l’empirique », et même « sans concept ». Le mot est dur. Mais qui le dit ? On sait pourtant que, dès que se trouve coupé d’eau sale le vin de la critique, cent livres quelconques sont vite salués comme très hautement conceptuels par Châtelet et tous les autres châtrés du concept, qui voudraient bien faire croire qu’ils en ont, aux malheureux lecteurs du Nouvel Observateur. Et d’ailleurs cet ex-stalinien, qui aurait évidemment combattu le communisme de 1848, donne sa mesure avec la phrase, peut-être, la plus maladroite qu’un crétin ait jamais commise à notre propos. Dans le but de nous diminuer, mais voulant aussi, comme les autres argumentistes cocus du stalinisme, déprécier l’ancienne exigence d’une révolution prolétarienne — qu’il croyait alors exorcisée à tout jamais, enterrée par son stalinisme et par son Express —, Châtelet avance que, quoiqu’on puisse tout de même relever comme des « symptômes » ces livres et l’existence de l’I.S., « comme petite lueur qui se promène vaguement de Copenhague à New-York », « le situationnisme n’est pas le spectre qui hante la société industrielle, pas plus qu’en 1848 le communisme n’était le spectre qui hantait l’Europe ». C’est nous qui soulignons cet hommage tout involontaire. Tout le monde comprendra aisément que nous trouverions déjà assez bien de nous être « trompés » comme Marx, plutôt que comme Châtelet.

Si la colère des prétentieux experts démentis par l’événement était déjà belle avant le mouvement des occupations, elle est devenue réellement grandiose après. Pierre Vianson-Ponté, dans Le Monde du 25 janvier 1969, écarte furieusement le livre de Viénet, avec une malhonnêteté assez extraordinaire, même parmi les rédacteurs de ce journal. Il n’y voit qu’« une prose à peu près illisible, une prétention sans bornes et une soif de publicité sans limites (…) Ils en concluent tout uniment que la révolte de mai (…) annonce la révolution mondiale, pas moins ». Vianson-Ponté est un imbécile, pas plus. Il commence son article par cette sentence à la Homais : « Jadis les révolutionnaires tombaient sur les barricades ou prenaient le pouvoir. Ils n’avaient pas le temps d’écrire leur histoire et ils n’en avaient généralement pas le goût ». Il est difficile d’aller plus loin dans l’erreur pompeuse. Les révolutionnaires, parmi les pires comme parmi les meilleures tendances, ont toujours écrit beaucoup, et personne ne peut même un instant se demander pourquoi ; sauf Vianson-Ponté qui ignorait simplement le fait. Est-il besoin de signaler que, dans la seule année 1871, ont paru à Genève et Bruxelles une dizaine de livres importants écrits par les survivants de la Commune (Gustave Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste à Paris ; Benoît Malon, La troisième défaite du prolétariat français ; Lissagaray, Les huit journées de mai derrière les barricades ; Georges Janneret, Paris pendant la commune révolutionnaire, etc., sans même compter ici La guerre civile en France). Mais Vianson-Ponté veut du sang. Admettant automatiquement la thèse de la police, selon laquelle il y eut très peu de morts, il nous reproche ce piètre résultat : « les révolutionnaires de mai 68 sont, grâce à Dieu, bien vivants (…) Alors ils écrivent. Beaucoup. La main qui vient de lâcher le pavé saisit aussitôt le stylo ». Nous nous flattons de ce passage du stylo au pavé, et réciproquement, comme d’un début de dépassement de la séparation entre le travail manuel et le travail intellectuel. Mais l’imprudent nécrophage ne comprend-il pas que son ironie malvenue peut être lue comme un appel, pour la prochaine fois, à une plus sanglante répression policière et militaire ? Et, si cela advient, n’est-il pas évident que plusieurs de ceux qui ont essayé de nier le sérieux du mouvement de 1968 en tirant argument du fait qu’il n’y a pas eu assez de morts risqueraient d’être eux-mêmes au premier rang des victimes d’inévitables représailles spontanées ? Nous écrivions, en 1962, dans I.S. 7, page 19 : « L’étonnant est plutôt que tous les spécialistes des sondages d’opinion ignorent la grande proximité de cette juste colère qui se lève, à tant de propos. Ils seront tout étonnés de voir un jour traquer et pendre les architectes dans les rues de Sarcelles. » À cause de sa force même, qui lui venait de la participation, inachevée mais déjà écrasante, des masses prolétariennes, le mouvement de mai a été clément. Mais si l’on en vient un jour à des affrontements plus sanglants, les urbanistes et les journalistes (qui parlent déjà de fascisme rouge pour quelques coups reçus récemment à Vincennes par le stalinien Badia) seront forcément en péril.

Il se trouve donc que, dans quelques dizaines d’articles, on s’est senti obligé de parler de nos livres en France ; une quantité presque égale d’articles un peu plus honnêtes et informés ayant paru dans la presse étrangère. Il y eut même des éloges ; sur lesquels il est inutile de s’étendre. Une contradiction générale pèse sur l’ensemble de ces critiques. Quelques-uns des auteurs qui croyaient trouver chez nous quelques vérités frappantes, étaient en fait dénués des plus simples connaissances politiques et théoriques qui auraient pu leur permettre de comprendre vraiment de quoi il était question dans ces livres, en considérant chacun dans la totalité de ce qu’il énonce. Un cas exemplaire est celui du critique Henri-Charles Tauxe, dans le journal suisse La Gazette littéraire du 13 janvier 1968, qui conclut son analyse, où il a en tout cas honnêtement cherché à exposer le contenu du livre dont il parle, par cette interrogation : « On pourrait certes se poser un certain nombre de questions sur les perspectives ouvertes par Debord et se demander en particulier si le concept même de révolution garde aujourd’hui un sens ». En revanche, ceux de nos critiques qui connaissent bien les problèmes traités dans ces livres ont été portés justement à les maquiller, avec une mauvaise foi étroitement dépendante des positions particulières, et des tribunes mêmes, à partir desquelles ils s’expriment. Pour ne pas risquer trop d’ennuyeuses redites, nous nous limiterons à relever trois attitudes typiques, chacune se manifestant à propos d’un de nos livres. Il s’agit, dans l’ordre, d’un universitaire marxiste, d’un psychanalyste, d’un militant ultra-gauchiste. Nous dirons en passant leurs motivations principales.

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Claude Lefort a été révolutionnaire, et un des principaux théoriciens de la revue Socialisme ou Barbarie au début des années 50, — revue dont nous annoncions dans I.S. 10 qu’elle s’était effondrée dans le vulgaire questionnement « argumentiste » et qu’elle devait disparaître : elle nous a donné raison en disparaissant effectivement un ou deux mois après. Lefort, à ce moment, s’en était séparé depuis des années, ayant été en flèche dans le combat contre toute forme d’organisation révolutionnaire, qu’il dénonçait comme fatalement vouée à la bureaucratisation. Il s’est consolé depuis de cette affligeante découverte en suivant une banale carrière universitaire, et en écrivant dans La Quinzaine littéraire. Cet homme rangé, mais fort cultivé, dans le numéro du 1er février 1968 de ce périodique, critique La Société du Spectacle. Il y reconnaît d’abord quelques mérites. L’emploi dans ce livre de la méthodologie marxienne, et même du détournement, ne lui a pas échappé, quoiqu’il ne soit pas allé jusqu’à y retrouver aussi Hegel. Mais ce livre lui a paru tout de même universitairement imbuvable pour la raison suivante : « Debord ajoute les thèses aux thèses, mais il n’avance pas ; il répète inlassablement la même idée : que le réel est renversé dans l’idéologie, que l’idéologie changée en son essence dans le spectacle, se fait passer pour le réel, qu’il faut renverser l’idéologie pour rendre ses droits au réel. Peu importe le sujet qu’il traite ici et là, cette idée se mire dans toutes les autres, et c’est aux limites de son endurance que nous devons un arrêt à la 221e thèse ». Debord admet très volontiers qu’il a trouvé, à la 221e thèse, qu’il en avait bien assez dit ; et qu’il n’a jamais voulu dire autre chose que ce qui est précisément dans ce livre : il ne s’agissait que de décrire « inlassablement » ce qu’est le spectacle, et comment il peut être renversé. Que « cette idée se mire dans toutes les autres », voilà justement ce que nous considérons comme la caractéristique d’un livre dialectique. Un tel livre n’a pas à « avancer » comme un travail de doctorat d’État sur Machiavel, vers la satisfaction d’un jury et l’obtention d’un diplôme (et, selon le mot de Marx dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital sur la manière dont peut être vu « le procédé d’exposition » de la méthode dialectique, « ce mirage peut faire croire à une construction a priori »). La Société du Spectacle ne cache pas son parti-pris a priori, ne tente pas de faire surgir sa conclusion d’un questionnement universitaire ; mais n’est écrit que pour montrer le champ d’application cohérent concret d’une thèse qui existe elle-même au départ, venue d’une investigation que la critique révolutionnaire a pu porter sur le capitalisme moderne. Pour l’essentiel donc, à notre avis, c’est un livre auquel il ne manque rien, qu’une ou plusieurs révolutions. Lesquelles ne pouvaient tarder. Mais Lefort, ayant perdu tout intérêt pour ce genre de théorie et de pratique, trouve que ce livre est en lui-même un monde fermé : « On le croyait lancé à l’assaut de ses adversaires, il faut convenir que le grand déploiement d’un discours n’avait d’autre fin qu’une parade. Reconnaissons qu’elle a sa beauté : la parole n’est jamais en défaut. Toute question qui ne commandât pas sa réponse ayant été bannie dès les premières lignes, il est vrai qu’on chercherait en vain une faille ». Le contre-sens est complet : Lefort voit une sorte de pureté mallarméenne là où ce livre, comme négatif de la société spectaculaire — dans laquelle aussi, mais d’une façon inverse, toute question qui ne commande pas sa réponse est bannie à tout instant — ne recherche finalement rien d’autre qu’à renverser le rapport de forces existant dans les usines et dans la rue.

Après ce refus global, Lefort veut encore faire le marxiste sur un détail, pour rappeler que c’est sa spécialité, que c’est en tant que tel qu’il obtient des piges dans des périodiques intellectuels. Là, il commence à falsifier, pour se donner l’occasion d’introduire un rappel pédant de ce qui est bien connu. Il annonce gravement que Debord a changé « la marchandise en spectacle », ce qui est « plein de conséquences ». Il résume pesamment ce que Marx dit de la marchandise ; impute faussement à Debord d’avoir dit que « la production de la fantasmagorie commande celle des marchandises », au lieu du contraire — ce contraire qui est une évidence clairement énoncée dans La Société du Spectacle, notamment dans le deuxième chapitre ; le spectacle n’étant défini que comme un moment du développement de la production de la marchandise. Ainsi donc, Lefort peut conclure plaisamment qu’« à la lecture de Debord, toute histoire paraît vaine » ! Il diagnostique aussi : « Étrange rejeton de Marx, Debord s’est grisé de la fameuse analyse consacrée au fétichisme de la marchandise ». N’entrons pas dans une polémique sur les meilleures manières de se griser, c’est une question que les universitaires connaissent mal. Mais notons que l’histoire revenait, et qu’elle a surpris Lefort plus que nous en mai. C’est alors que l’on put voir, dans ces « bacchanales de la vérité où personne ne reste sobre » (Hegel), des foules — déjà des foules — grisées par la découverte de la marchandise et du spectacle comme réalités de la pseudo-vie devant être détruite. Et Lefort, dans Le Monde du 5 avril 1969, toujours en retard sur ce qui arrive, et même sur ce qu’il sait, mais moins en retard tout de même qu’en février 1968, va jusqu’à écrire qu’il ne faut pas s’obnubiler, comme « les observateurs bourgeois », sur la réapparition de la vieillerie trotskiste à gauche de l’appareil stalinien, car désormais « les conditions sont réunies pour permettre une critique de l’univers bureaucratique et fonder une analyse en termes nouveaux, des mécanismes modernes d’exploitation et d’oppression. (…) Avec le mouvement de mai, avec les initiatives aussi qu’il a inspirées à de jeunes ouvriers, quelque chose de nouveau se prononce qui ne doit rien à l’intervention des héros : une opposition qui ne sait pas encore se nommer, mais défie de telle manière toutes les autorités établies que l’on ne saurait la confondre avec les mouvements du passé ». Mieux vaut tard que jamais ! Seulement, comme on a vu, en février 1968, les « conditions » étaient déjà réunies, bien que Lefort voulût les ignorer, et que lui, aujourd’hui, ne sache « pas encore » comment cette opposition se nomme.

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Nous tombons plus bas avec l’Univers contestationnaire d’André Stéphane (Payot, 2e trim. 1969), dont le treizième chapitre est une critique du livre de Raoul Vaneigem. Le pseudonyme de Stéphane couvre, annonce l’éditeur, « deux psychanalystes ». Ils pourraient être aussi bien vingt-deux, et même le travail pourrait avoir été fait par quelque machine I.B.M. programmée en psychanalyse, tant la parodie du « freudisme orthodoxe » est chargée, tant l’ineptie prend son vol jusqu’à des orbites circumlunaires. Comme ces auteurs sont psychanalystes, Vaneigem doit être fou. Vaneigem est donc paranoïaque, c’est en cela qu’il a exprimé si parfaitement par avance le mouvement de mai, et diverses fâcheuses tendances de toute la société moderne. Ce ne sont que fantasmes, délires, refus du monde objectal et de la problématique œdipienne, narcissisme fusionnel, exhibitionnisme, pulsion sadique, etc. Ils couronnent leur édifice de niaiseries en professant de « l’admiration pour l’œuvre d’art qu’est ce livre ». Mais ce livre étant tombé en de mauvaises mains, le mouvement de mai a horrifié nos psychiatres par la violence aveugle qu’il a déployée, son terrorisme inhumain, sa cruauté nihiliste et son but explicite de détruire la civilisation et peut-être même la planète. En entendant le mot « fête », ils sortent leurs électrodes ; ils demandent tristement mais impérativement que l’on en revienne vite au sérieux, ne doutant pas un seul instant qu’eux-mêmes représentent fort bien le sérieux de la psychanalyse et de la vie sociale, et qu’ils peuvent écrire sur tout cela sans faire rire. Même des gens qui avaient la sottise d’être les clients de ces Laurel et Hardy de la médecine mentale, se sont sentis, après mai, un peu moins écrasés et dissociés, et le leur ont dit. Craignant de perdre là une fraction de leurs rentes (après avoir tremblé de tout perdre en mai, quand notre absolutisme intemporel menaçait jusqu’à l’existence de la marchandise et de l’argent), nos délirants socialement intégrés écrivent : « Ceci était très net chez certains patients qui semblaient considérer que si la Révolution (désir ancien qu’ils avaient abandonné) était possible, tout devenait possible ; il n’était plus nécessaire de renoncer à rien… » Ces gens seraient la honte de la psychanalyse s’il restait quelque dignité dans cette désolante profession ; si l’œuvre de Freud n’avait pas été mise en pièces depuis trente ans par sa récupération dans la société bourgeoise. Mais ces débiles mentaux, quand ils se hasardent, pressés par la haine, la peur, et le désir de maintenir leur fructueux petit prestige, à traiter dans un livre une question dont la base est évidemment politique, comment s’en sortent-ils ? Là, nos sages et raisonnables défenseurs de la société « réelle » — et du principe que tout va pour le mieux dans la meilleure des sociétés possibles — donnent la mesure de leur bêtise. Pour eux, il est hors de question que ce mouvement de mai qu’ils analysent avec une si fine perspicacité, a été un mouvement des seuls étudiants (ces chiens policiers de la détection de l’irrationnel n’ont pas un instant trouvé anormal et inexplicable qu’un simple accès de vandalisme des étudiants ait pu paralyser l’économie et l’État dans un grand pays industriel). De plus, selon eux, tous les étudiants sont riches, vivent fort bien dans l’abondance et le confort, n’ont aucun sujet de mécontentement rationnel discernable : ils participent à tous les bienfaits, sans contrepartie notable, d’une société heureuse et qui n’a jamais été moins répressive. Il serait donc démontré que le bonheur socio-économique, que connaissaient manifestement à l’état pur tous les révoltés de mai, a révélé en termes métaphysiques la misère intime des gens qui avaient soif d’absolu par « désir infantile », ceux que leur immaturité rend incapables de profiter « des bienfaits » de la société moderne. Détail qui traduit, pour ces cuistres, « une impossibilité d’investir libidinalement le monde extérieur pour des raisons conflictuelles. Les plus merveilleuses fêtes ne sauraient distraire qui porte en soi l’ennui, cette carence dans l’économie de la libido ».

En lisant ces Stéphane, on est obligé de comprendre que ce qu’ils appellent « les plus merveilleuses fêtes » doit être pour eux quelque chose comme l’illumination en « Son et Lumière » de la pyramide de Chéops. Leur jugement sur l’automobile suffit à révéler l’infantilisme correctement sublimé de ces « vrais adultes », monogames et électeurs : cet admirable jouet a remplacé adéquatement leur petit train électrique de l’époque où ils liquidaient favorablement leur Œdipe, à la satisfaction générale de leurs respectables familles. Relevant (page 215) quelques phrases ironiques de Vaneigem sur la pseudo-satisfaction actuelle des besoins sociaux (« Les communards se sont fait tuer jusqu’au dernier pour que toi aussi tu puisses acheter une chaîne stéréophonique Philips haute-fidélité »), ils rejettent avec indignation ce point de vue paranoïaque, et professent franchement que les Communards auraient bel et bien été contents de savoir que leur sacrifice assurerait à leurs descendants le logis à Sarcelles et les émissions télévisées de Guy Lux. Ils tranchent : « Il faut vraiment avoir contre-investi la matérialité pour ne pas comprendre qu’acheter une voiture puisse constituer un but en soi, au moins provisoire, et que cette acquisition soit à même de procurer une grande joie ». Il faut vraiment avoir contre-investi la plus mince trace de pensée rationnelle pour se faire les chantres unilatéraux de cette « grande joie » à l’heure où les spécialistes de l’examen scientifique, même parcellaire et socialement désarmé, dénoncent dans tous les domaines les dangers de la prolifération de cette marchandise-vedette (destruction du milieu urbain, etc.) ; et où ceux mêmes qui sont le plus aliénés par cette « possession » d’une voiture ne cessent de se plaindre des conditions précises qui détériorent continuellement la « grande joie » que cet achat était censé, publicitairement, leur garantir (bien sûr ce malaise ne va pas encore jusqu’à comprendre que cette détérioration n’est pas causée par des carences particulières des pouvoirs publics, mais tout simplement par la multiplication obligatoire de ce pseudo-bien jusqu’à l’encombrement total). Enfin, nos deux psychiatres ne sont précis, sincères, réalistes, que sur un seul point. C’est dans une note de la page 99. On y dénonce quelques personnes « se prétendant psychanalystes et freudiennes » qui, après un débat à la faculté de Médecine sur la question du paiement des psychanalystes, auraient voulu mettre en cause la nécessité même du paiement. « Or pour qui connaît les effets du transfert, il apparaîtra clairement que l’argent que paie l’analysé lui garantit ce que schématiquement nous pourrons appeler “l’autonomie” (une fois qu’il a payé l’analyste, “il ne lui doit rien”) ». La psychanalyse n’a jamais été en peine, évidemment, d’énoncer une belle justification psychanalytique de la nécessité de payer. Mais si ceux qui en profitent pour consommer plus et vivre moins sont tant à l’aise pour psychanalyser les marxistes, ils ne feront pas oublier que la plus simple critique marxiste révèle, avec une meilleure exactitude, leur propre psychologie des profondeurs (pour reprendre ici leur style verbal d’analyse, le peuple ne dit pas pour rien « il a vite mis le blé dans sa profonde »), leur économie, et leurs investissements. Voilà donc l’origine du livre des Stéphane : leur monnaie fut menacée. Quel pire délire ont-ils jamais eu à traiter ? De mémoire de psychiatre, on n’a jamais vu mourir un mode de production ! On commence pourtant à sentir des craintes.

À la fin de 1966, le Recteur Bayen de Strasbourg, déclarait à la presse que nous relevions de la psychiatrie. Dans l’année suivante, il a vu disparaître les « Bureaux d’Aide Psychologique Universitaire » de Strasbourg et de Nantes et même, dix-huit mois plus tard, tout ce qu’il connaissait comme son aimable monde universitaire, et un grand nombre de ses supérieurs hiérarchiques. Avec cette critique de Vaneigem, on voit donc venir tardivement ces psychiatres dont on nous menaçait. Ils auront très probablement déçus ceux qui en attendaient la solution définitive du problème situationniste.

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Le livre de René Viénet n’a pas eu les honneurs de la psychiatrie, mais a été critiqué dans un article du n° 2 de Révolution Internationale (Adresse : C. Gine, B.P. 183, 31 - Toulouse), tribune d’un groupe ultra-gauchiste, anti-trotskiste, point bordighiste, mais peu dégagé du léninisme, et visant toujours à reconstituer la savante direction d’un vrai « parti du prolétariat », qui promet de rester pourtant démocratique le jour où il existera. Les idées de ce groupe sentent un peu trop la poussière pour qu’il soit intéressant de les discuter ici. Nous nous contenterons, puisqu’il s’agit de gens qui ont des intentions révolutionnaires, de relever chez eux quelques falsifications précises. Cette pratique est à notre avis beaucoup plus incompatible avec l’activité d’une organisation révolutionnaire que la simple affirmation de théories erronées, toujours susceptibles d’être discutées et rectifiées. De plus, ceux qui croient avoir besoin de falsifier des textes pour défendre leurs thèses avouent ipso facto que leurs thèses sont indéfendables autrement.

Le critique se déclare déçu par ce livre « d’autant plus que le temps de recul de plusieurs mois offrait des possibilités meilleures ». Quoique ce livre n’ait paru qu’à la fin d’octobre 1968, il est clairement indiqué dans l’introduction (p. 8), qu’il a été achevé le 26 juillet. Remis aussitôt à l’éditeur, ce livre n’a subi ensuite aucune correction ; seules deux courtes notes ajoutées, pp. 20 et 209, sont explicitement datées d’octobre ; elles concernent la Tchécoslovaquie et le Mexique, pour les développements connus après juillet.

On reproche à ce livre de « céder au goût du jour » — c’est-à-dire, en fait, à notre propre style, car il a adopté le même genre de présentation que les anciens numéros d’I.S. — parce qu’y sont inclus des photos et des comics (et on reproche du coup aux situationnistes de mépriser « la grande masse infantile des ouvriers », en visant à les divertir, tout comme la presse et le cinéma capitalistes). On fait remarquer sévèrement que « c’est surtout l’action des enragés et des situationnistes qui est décrite » ; mais pour ajouter tout de suite : « comme d’ailleurs l’annonce le titre ». Viénet s’est en effet proposé d’établir tout de suite un rapport sur nos activités dans cette période, accompagné de nos analyses et de quelques documents, en estimant que le tout constitue une documentation précieuse pour comprendre mai, et principalement pour ceux qui auront à agir dans les futures crises du même type (et c’est dans le même but que nous avons repris cette question dans ce numéro). Que cette expérience paraisse à certains utilisable, et à d’autres négligeable, c’est affaire de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils sont effectivement. Mais ce qui est sûr, c’est que cette documentation précise aurait été cachée (ou connue fragmentairement et faussement) pour beaucoup de gens, sans ce livre. Le titre dit bien de quoi il s’agit.

Sans aller jusqu’à insinuer qu’il y aurait le moindre détail faux dans ce rapport, notre censeur estime que Viénet a donné une trop grande place à notre action, imaginée « prépondérante ». Il écrit que « ramenée à ses justes proportions, la place occupée par les situationnistes a été sûrement inférieure à celle de nombreux autres groupes et groupuscules, en tout cas pas supérieure ». On ne sait vraiment pas d’où vient la « sûreté » de sa balance, comme s’il s’agissait de peser, en plus ou moins lourd, un même poids de pavés que chaque groupe aurait porté au même édifice, et dans la même direction. Les C.R.S., et même les maoïstes, ont certainement eu dans la crise une « place » plus étendue que nous, un plus grand poids. La question est de savoir dans quel sens les uns et les autres ont pesé. S’il s’agit seulement du courant révolutionnaire, un grand nombre d’ouvriers inorganisés ont évidemment eu un poids si déterminant qu’aucun groupe ne peut même être cité en regard ; mais cette tendance n’est pas devenue consciemment maîtresse de sa propre action. S’il s’agit seulement — puisque notre critique paraît plus intéressé par une sorte de course entre les « groupes » ; et peut-être pense-t-il au sien ? — des groupes qui étaient sur des positions clairement révolutionnaires, on sait très bien qu’ils n’étaient pas si « nombreux » ! Et il faudrait alors dire de quels groupes il s’agissait, et ce qu’ils ont fait ; au lieu de laisser tout cela dans un vague mystérieux, pour décider seulement que l’action précise de l’I.S. a été, par rapport à ces groupes restés inconnus, « sûrement inférieure », et puis — ce qui est un peu différent — « pas supérieure ».

En fait, la revue R.I. reproche aux situationnistes d’avoir dit, depuis quelques années, qu’un nouveau départ du mouvement révolutionnaire prolétarien était à attendre d’une critique moderne des nouvelles conditions d’oppression, et des nouvelles contradictions que celles-ci mettaient au jour. Pour R.I., fondamentalement, il n’y a rien de nouveau dans le capitalisme, et donc dans sa critique ; le mouvement des occupations n’a présenté aucun caractère nouveau ; les concepts de « spectacle » ou de « survie », la critique de la marchandise atteignant un stade de production abondante, etc., ne sont que des mots creux. On voit que ces trois séries de postulats se tiennent inséparablement.

Si les situationnistes étaient seulement des obsédés de l’innovation intellectuelle, Révolution Internationale, qui sait tout sur la révolution prolétarienne depuis 1920 ou 1930, ne leur attacherait aucune importance. Ce qui choque notre critique, c’est que nous montrions en même temps que cette nouveauté du capitalisme, et corollairement les nouveautés de sa négation, retrouvent aussi l’ancienne vérité de la révolution prolétarienne autrefois vaincue. Ici R.I. est très mécontente, parce qu’elle veut posséder cette vieille vérité sans aucun mélange de nouveauté ; que la nouveauté surgisse dans la realité aussi bien que dans la théorie de l’I.S. ou d’autres, peu importe. Alors commence le truquage. On extrait un certain nombre de phrases des pages 13 et 14 du livre de Viénet, rappelant ces banalités de base de la révolution inaccomplie, et on les truffe de notes de professeur, en marge, comme à l’encre rouge : « C’est heureux vraiment que l’I.S. constate “aisément” ce que tous les ouvriers et tous les révolutionnaires savaient » ; « en voilà une découverte ! » ; « évidence », etc. Mais les extraits en question de ces deux pages de Viénet sont choisis habilement — si l’on ose dire. On cite par exemple littéralement ceci : « l’I.S. savait bien (…) que l’émancipation des travailleurs se heurtait partout et toujours aux organisations bureaucratiques ». Quels sont les quelques mots précisément supprimés par cette opportune parenthèse ? Voici la phrase exacte : « L’I.S. savait bien, comme tant d’ouvriers privés de la parole, que l’émancipation des travailleurs se heurtait partout et toujours aux organisations bureaucratiques ». L’évidence du procédé de R.I. est tout aussi grande que l’évidence ancienne de la lutte des classes, dont ce groupe semble bien se rêver exclusif propriétaire ; et que Viénet rappelait ici explicitement à l’adresse de « tant de commentateurs », ayant la parole dans les livres et les journaux, et qui « se sont accordés pour dire que c’était imprévisible ».

Et, toujours pour nier que l’I.S. ait dit par avance quelque vérité sur la proximité d’une nouvelle époque du mouvement révolutionnaire, R.I., qui ne veut pas du tout que cette époque soit nouvelle, demande ironiquement comment donc l’I.S. peut prétendre avoir prévu cette crise ; et pourquoi il a fallu attendre justement cinquante ans après la défaite de la révolution russe. « Pourquoi pas trente ou soixante-dix ? » dit platement notre critique. La réponse est bien simple. En mettant même de côté le fait que l’I.S. voyait d’assez près la montée de certains éléments de la crise (et par exemple à Strasbourg, à Turin, à Nanterre), nous n’avons pas prévu la date, mais le contenu.

Le groupe de Révolution Internationale peut fort bien être en désaccord total avec nous quand il s’agit de juger le contenu du mouvement des occupations, comme il est plus généralement en désaccord avec la compréhension de son époque, et donc avec les formes d’action pratique que d’autres révolutionnaires ont pu commencer à ressaisir. Mais si nous méprisons le groupe de Révolution Internationale et ne voulons pas avoir de contact avec lui, ce n’est pas pour le contenu de sa science théorique un peu défraîchie, c’est pour le style petit-bureaucrate qu’il est amené, sans problème, à adopter pour la défense de ce contenu. Ainsi la forme et le contenu de ses perspectives sont en accord, et sont datés des mêmes tristes années.

Mais par ailleurs, l’histoire moderne a créé les yeux qui savent nous lire.

 


« Tous les textes publiés dans "internationale situationniste" peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d'origine. » (Internationale situationniste, numéro 2)

Mise en ligne des 12 numéros de la revue internationale situationniste.