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L’archipel des polices

samedi 22 octobre 2016, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 22 octobre 2016).

Note de David :

Cet article du Monde diplomatique du mois d’octobre 1996 (il a pile 20 ans !) est une archive qui éclaire les enjeux des manifestations policières de ces derniers jours en France, au-delà des récupérations sécuritaires. Comme l’écrivait alors Didier Bigo, « la réaction fait lire la réalité sous l’angle de la peur et finit par fabriquer des adversaires là où il n’y en avait pas ».


Octobre 1996, page 9

Sécurité, immigration et contrôle social

L’archipel des polices

http://www.monde-diplomatique.fr/1996/10/BIGO/5825

Didier Bigo

L’émotion soulevée dans une majorité de l’opinion publique par l’expulsion des « sans-papiers » de l’église Saint-Bernard, à Paris, en août 1996, a révélé l’arbitraire de la gestion administrative et judiciaire des dossiers, l’inadéquation et la complexité d’une législation française sur l’immigration incompatible avec les principes de la République et ceux de la convention européenne des droits de l’homme. Dans une Europe qui se comporte en citadelle assiégée, l’extension de systèmes de contrôle policiers de plus en plus sévères menace les libertés de tous, stigmatise des populations en situation précaire, sans endiguer des flux qui persisteront tant que s’aggravera la pauvreté dans les pays d’émigration, comme le confirme l’expérience nord-américaine. L’avenir des sociétés n’est pas à l’impossible fermeture des frontières, mais à l’ouverture des esprits à un autre regard sur l’étranger.

Une transformation discrète mais profonde s’opère dans la manière dont les gouvernements contrôlent leurs populations et l’arrivée d’étrangers sur leur territoire (1). Elle passe par une collaboration policière européenne renforcée dans les domaines de la criminalité, de la drogue, du terrorisme, de la lutte contre l’immigration clandestine.

La police se fait dorénavant en réseaux : réseaux d’administrations où les douanes, les offices d’immigration, les consulats, pour la délivrance des visas, et même les compagnies privées de transport ou des sociétés privées de surveillance viennent s’adjoindre aux polices et gendarmeries nationales ; réseaux informatiques avec la mise en place de fichiers nationaux ou européens concernant les personnes recherchées et disparues, les interdits de séjour, les expulsés, les refoulés, les déboutés du droit d’asile ; réseaux d’officiers de liaison envoyés à l’étranger pour représenter leurs administrations et permettre des échanges d’informations ; réseaux sémantiques où s’élaborent de nouvelles doctrines, de nouvelles conceptions concernant les conflits et la violence politique.

La police se fait aussi de plus en plus à distance, par-delà le territoire national. Les contrôles n’interviennent plus nécessairement aux frontières de manière systématique et égalitaire. Ils s’opèrent en aval, à l’intérieur du territoire, dans une zone frontière, et aussi en amont, grâce à la collaboration avec les pays d’origine des immigrants, à travers les systèmes de délivrance des visas, les accords de réadmission… Résultat : les relations directes diminuent, remplacées par des pratiques où l’on cherche à déterminer les populations susceptibles d’être en infraction avant même qu’elles n’en commettent.

Ces méthodes sont appliquées tant à la criminalité qu’à l’immigration ; on détermine des catégories cibles, objets d’une surveillance accrue, via des analyses statistiques permises par l’informatique ; on essaie d’anticiper les flux, les mouvements des groupes, plutôt que de suivre a posteriori des individus ; on procède par « morphing » en reconstituant un scénario à partir de quelques fragments. Le terme même de police perd de son sens tant sa conception s’élargit au-delà du contrôle du crime (2).

L’expression « sécurité intérieure » rend compte d’ailleurs de cette extension des activités de police à la gestion des peurs, des insécurités les plus diverses. Il ne s’agit plus de contrôler la criminalité nationale, mais de surveiller les frontières par des vérifications mobiles, de maîtriser les flux migratoires, source d’inquiétude chez certains hommes politiques, et de gérer les populations qui apparaissent hors normes (diasporas, étrangers de couleur, mais aussi jeunes issus de l’immigration, jeunes des banlieues, SDF…). Les transformations institutionnelles qui affectent certaines des agences de contrôle sont un signe tangible de cette évolution.

Tout changement est perçu comme dangereux

Ainsi, en France, les douanes n’ont cessé de voir leurs pouvoirs s’élargir, la police de l’air et des frontières est devenue la direction centrale du contrôle de l’immigration clandestine et de l’emploi des clandestins (Diccilec) pour pouvoir être présente non seulement aux frontières, mais aussi dans les départements à forte immigration. En Allemagne, la réforme de la police des frontières (BGS : Bundesgrenzschutz) a permis de doubler quasiment ses effectifs, en élargissant ses missions. Partout, dans les pays de l’Union européenne, le couplage entre crime et immigration se réalise par le contrôle des flux transfrontières. On soupçonne les immigrés, les membres de diasporas, voire les touristes venus de pays du tiers-monde d’être des dangers pour la sécurité du pays et de s’infiltrer dans les démocraties pour profiter abusivement des droits sociaux.

Chaque agence s’interroge et apporte ses réponses. Comment contrôler, sérier, identifier, catégoriser tous ces mouvements transnationaux de populations ? Par des prises d’empreintes digitales, les cartes d’identité sécurisées, l’informatisation des entrées, du séjour et de l’hébergement, des sorties… Comment dissuader ces migrants de choisir le territoire européen comme point d’arrivée ? Par une politique stricte de délivrance des visas, la sanction des compagnies aériennes, un discours de fermeté, voire xénophobe, la suppression de certains avantages sociaux… Comment les suivre par des contrôles adaptés ? En renforçant la collaboration policière, les contrôles mobiles, les centres d’analyse et d’information à l’échelle intergouvernementale. Comment, faute de pouvoir les renvoyer massivement, les fixer et les « normaliser » sur le territoire ? Par des contrats de sécurité à l’échelle locale, la prise en charge patronale… Comment les expulser par convention d’Etat à Etat ? En multipliant les accords bilatéraux de réadmission…

Pour faire face, on transnationalise les bureaucraties de contrôle : polices, mais aussi douanes, offices d’immigration ou d’asile… bref, tous les « professionnels de la gestion de la menace ». On multiplie le nombre d’officiers de liaison en créant des groupes de travail (clubs de Berne, de Vienne, GAM, PWGOT, Trévi, Star, Ad hoc Immigration) (3). On institue des instances de coordination : coordinateurs libre circulation et maintenant comité K4 (4). On crée des organismes du type Europol, même si l’on est en désaccord sur le rôle que doit y jouer la Commission européenne. On cherche aussi à réactiver les contrôles frontaliers à la britannique ou à mettre en place de nouvelles tactiques et de nouvelles technologies comme en Allemagne.

Certains veulent conserver ou recréer les moyens traditionnels des postes-frontières et des contrôles statiques, une police d’infiltration et de connaissance intime du milieu, d’autres prônent au contraire les contrôles mobiles, la haute technologie, le renseignement d’analyse, mais tous croient possible de maîtriser les frontières et les personnes. Chaque pays innove dans un domaine en fonction de son histoire nationale, des résistances enregistrées. Aucun n’a fait passer l’ensemble des projets, mais en tant que « machine abstraite » la sécurité s’organise autour d’une gestion politique des transhumances et non plus d’une surveillance des individus.

Pourtant, ces nouveaux dispositifs instrumentaux, législatifs, rhétoriques sont bien plus inefficaces qu’on ne le croit. Ils restent prisonniers de leur origine. Fondés sur la prévention des risques, la gestion des menaces, ils créent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent : c’est qu’ils insécurisent le monde pour pouvoir s’appliquer. Tout est menace et relève de la sécurité, dont l’extension sans limite devient l’horizon du programme (5). La liaison crime, frontière, immigration débouche sur une modification d’attributions entre ministères (intérieur, affaires étrangères et européennes, défense…).

Il en résulte une indétermination entre ce qui relève de la sécurité intérieure et ce qui est affaire de défense. Les agences de la sécurité intérieure ont élargi le domaine de leurs préoccupations, elles se sont internationalisées et ont pris en charge le contrôle des flux migratoires et les politiques étrangères des pays d’origine des immigrants. Les policiers font maintenant de l’international au quotidien. Les agences de la sécurité extérieure, faute d’autres menaces, ont déplacé leur centre d’intérêt vers ce qu’elles méprisaient et redécouvert les conflits dits périphériques comme les conflits de basse intensité ou, nouvelle dénomination, les conflits de quatrième génération (6).

Des luttes d’influence se développent pour savoir qui, des services de renseignement policiers ou militaires, est en charge de quelle mission : espionnage économique, crime organisé, terrorisme… ; quel service opérationnel — police ou gendarmerie ? — s’occupera de la sécurité intérieure en cas de crise. Au-delà de ces affrontements, se crée un « champ de la sécurité » ayant des règles propres et où se retrouvent aussi bien policiers, douaniers, gendarmes que militaires. Au sein de l’Union européenne, le rapport de forces est plutôt favorable à l’extension du pouvoir des polices au détriment de celui des armées, alors qu’aux Etats-Unis c’est l’inverse. Tout à leur combat, ces professionnels oublient et font oublier qu’ils partagent la même analyse : le monde est menaçant.

Pour anticiper et prévenir les risques, encore faut-il savoir distinguer une menace d’une transformation sociale, faute de quoi tout changement est perçu comme dangereux, provoqué par un ennemi parfois imaginaire : les mafias, le terrorisme, l’islamisme, la connexion islamo-confucéenne, le Sud, le désordre international, les zones grises… et les zones de non-droit (7). La réaction fait lire la réalité sous l’angle de la peur et finit par fabriquer des adversaires là où il n’y en avait pas.

Parler de problème, puis de risque, puis de menace migratoire a-t-il un sens ? Il se crée un espace sécuritaire qui associe terrorisme, drogue, crime organisé, révoltes urbaines, migration clandestine et « incivilités sociales » des minorités installées. Certes, tous ne confondent pas terroristes et immigrés. Mais une grille de lecture s’impose qui permet de passer d’un label à l’autre sans avoir l’impression de changer de sujet : une conversation commencée sur la drogue ou le terrorisme se termine « naturellement » sur l’immigration, les demandeurs d’asile, les jeunes des banlieues.

Dès lors, on ne peut plus penser la lutte antiterroriste sans faire référence au combat contre la drogue et l’immigration clandestine (et inversement). Que l’on évoque le crime, le terrorisme, ou simplement les difficultés contemporaines des Etats-providence à propos de l’école ou de la sécurité sociale, on se focalise sur les groupes qui passent les frontières ou sur ceux dont les constructions identitaires se font autour d’allégeances religieuses ou ethniques.

La question se pose de la légitimité de cette modification de la notion de sécurité. S’explique-t-elle par une évolution de la violence, par une réelle augmentation des insécurités, ou par des lectures alarmistes de la réalité sociale ? Pas seulement : il existe au minimum une semi-autonomie du monde de la sécurité ; celui-ci n’est pas une simple adaptation aux transformations de la violence. A chaque moment, les agences déterminent les menaces et leur hiérarchie. Elles ne font pas que répondre à la violence et aux menaces : elles les constituent en partie.

Depuis plus de vingt ans, la transnationalisation a entraîné une transformation des normes mêmes de ce que l’on appelle sécurité. Sous les dénominations floues de « question urbaine », de « nouveau désordre international », de « zone grise », de « lutte contre la criminalité organisée », on peut repérer des transferts de savoirs, de technologies, de stratégies entre toutes les agences. Pour rassurer et protéger, on a tendance à troubler et à inquiéter en anticipant des menaces.

Au cœur des peurs, l’invasion migratoire, comme la libre circulation, mettrait en péril les identités sociétales. Faut-il alors se replier sur soi, fermer les frontières ? Est-ce même possible ? La construction européenne ainsi que l’extension des activités de police affectent les questions centrales d’identité, de frontière, de souveraineté de l’Etat (8). La dynamique communautaire a changé les lieux d’application des contrôles en complexifiant la notion même de frontière physique (distinction entre frontières internes et frontières externes à l’espace européen).

D’où des incertitudes permanentes sur les lieux d’application des contrôles. On a bouleversé la vieille notion de souveraineté, et même celle de citoyenneté, en instituant une citoyenneté européenne non exclusive des citoyennetés nationales. Parallèlement, on a modifié les moyens et les cibles des contrôles en « ethnicisant » certains des critères pratiques de surveillance (distinction entre les étrangers non communautaires et les membres de l’Union), ce qui n’est pas sans poser problème quant aux libertés publiques.

Le débat sur les identités tient moins à la question philosophico-juridique des relations entre nationalité et citoyenneté qu’à la manière dont on contrôle en pratique ces identités, désormais considérées comme une dimension de la sécurité individuelle, mais aussi collective. Etre différent revient potentiellement à attenter à l’identité nationale, à menacer la sécurité intérieure comme extérieure. Ces normes nous entraînent vers un Etat qui, ne tenant plus ses frontières, transnationalise les bureaucraties chargées du contrôle. Des archipels bureaucratiques (douaniers, policiers, agences de renseignement publiques et privées…) se constituent, laissant présager une autre forme de gouvernement. On suit et on anticipe les transhumances humaines, en punissant moins mais en surveillant et en normalisant plus.

Nous n’aurons pas pour autant nécessairement une société plus sûre (9). Si nous restons très éloignés de l’enrôlement totalitaire et de la surveillance permanente anticipée par George Orwell dans 1984, n’y a-t-il pas une dérive qui entraîne, pour le plus grand nombre, un relâchement des contrôles coercitifs exercés aux frontières et sur des groupes minoritaires (camps de rétention, zones d’attente pour déboutés du droit d’asile et clandestins), un contrôle à bonne distance des mécanismes démocratiques (10) ? Faute de lutter avec succès contre le crime, la drogue, le terrorisme, qui vont de pair avec la mondialisation, n’est-on pas tenté de trouver des boucs émissaires ?

L’Europe permet à des organismes transétatiques d’agir sans légitimité et d’échapper à leurs gouvernements sans être contrôlés à un autre niveau. Une situation qui rejoint les interrogations de Michel Foucault dès 1977 sur les changements dans l’art de gouverner : passons-nous d’un Etat territorial à un Etat de population (11) ?

Didier Bigo
Maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI).

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(1) La question a fait l’objet d’une conférence, « Immigration, Security and Identity », le 15 avril 1996, à l’université de San Diego, préparée dans le cadre du séminaire mensuel du Centre d’études et de recherches internationales (Ceri), « Sécurités et identités ».

(2) Lire Didier Bigo, Polices en réseaux, l’expérience européenne, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1996.

(3) GAM : Groupe d’assistance mutuelle (douanes). PWGOT : Police Working Group on Terrorism.

(4) Comité de coordination institué par l’article K 4 du traité de Maastricht.

(5) Lire Gary Marx, « La société de sécurité maximale », Déviance et société, Paris, février 1988.

(6) Voir général Bernard de Bressy, président d’Athena, « Les conflits de quatrième génération », Le Monde, 25 mai 1996.

(7) « Troubler et inquiéter, les discours du désordre international », Cultures et conflits, no 19-20, hiver 1995, L’Harmattan, Paris.

(8) Bertrand Badie, La Fin des territoires, Fayard, Paris, 1995.

(9) Barry Buzan, Ole Woever, Identity, Migration and the New Security Agenda in Europe, St. Martin Press, New York, 1993.

(10) « Zones d’attente et camps de rétention dans les démocraties occidentales », Cultures et conflits, no 23, 3/1996, L’Harmattan, Paris.

(11) Michel Foucault, « Sécurité, territoire et population », cours du Collège de France 1977-1978, in Résumé des cours, Julliard, Paris, 1989.

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