Lundi s’ouvre à Phnom Penh le procès de dirigeants encore en vie d’un régime
qui s’est appelé le Kampuchea démocratique. Les personnes inculpées sont
responsables de la mort d’au moins 2.200.000 personnes sur une population
qui en comptait 7.200.000. Mais manifestement, cela n’intéresse pas la presse
française.
Voici le texte d’une conférence que j’ai donnée hier soir à Phnom Penh, à
l’auditorium de l’Institut français.
Je vous remercie de votre présence ici ce soir. Je remercie Olivier Planchon,
Attaché culturel auprès de l’Ambassade de France à Phnom Penh et vice-président
de l’Institut français pour avoir rendu cette soirée possible en mettant cet
auditorium et son équipement de traduction simultanée à notre disposition. Que
l’Institut français ait le souci d’offrir une traduction en khmer et en anglais
mérite d’être souligné. Je m’efforcerai donc, pour faciliter la tâche des
traducteurs, de m’en tenir à mon texte. Mes remerciements également à Olivier
Jeandel, pour son soutien. La librairie Carnets d’Asie est en effet le
seul endroit, à Phnom Penh, où mes livres sont en vente. Il va sans dire, mais
cela va encore mieux en le disant, que je m’exprime à titre strictement
personnel.
Le sujet de ce soir est grave puisqu’il s’agit d’évoquer une des plus grandes
tragédies qu’ait connu le 20e siècle. Et s’il était besoin encore de souligner
cette gravité, je rappellerai ce propos de Primo Levi, un survivant
d’Auschwitz : « On nous demande souvent, comme si notre passé nous
conférait un pouvoir prophétique, si « Auschwitz » reviendra : s’il se produira
d’autres exterminations en masse, unilatérales, systématiques, mécanisées,
voulues à un niveau gouvernemental, perpétrées sur des populations innocentes et
désarmées, et légitimées par la doctrine du mépris. Par bonheur, nous ne sommes
pas prophètes, mais il est possible de dire quelque chose : qu’une tragédie
semblable, presque ignorée en Occident, a eu lieu autour de 1975 au
Cambodge. » Une opinion qui rejoint celle du diplomate tunisien
Abdelwahab Bouhdiba, chargé en 1978 par la Commission des droits de l’Homme de
l’ONU, d’examiner plus de 1000 pages de témoignages sur ce qui se passait alors
dans le Kampuchea démocratique. Son rapport conclut : « Les
évènements survenus au Cambodge sont sans précédent dans notre siècle, à
l’exception des horreurs du nazisme. »
Entre le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979, les crimes commis sur ordre d’un
petit groupe de dirigeants conduits par Pol Pot, ont provoqué la mort d’au moins
2.200.000 personnes parmi une population estimée à 7.200.000 ; 90% des
titulaires d’un certificat d’études ont disparu. Il n’est pas contestable qu’on
se trouve devant un processus d’extermination en masse.
La gravité d’un tel sujet et le respect du aux victimes m’inclinent à
considérer que l’anecdotique et le superficiel qui font le délice de certains
journalistes, mais éloignent de l’essentiel, n’ont pas leur place dans mon
propos. Ce qui est central dans ce que j’ai à dire, c’est l’absolue nécessité de
rejeter toute forme de négationnisme. Le négationnisme, c’est la réécriture de
l’histoire, c’est la négation de la souffrance des victimes. C’est la victoire
des bourreaux, par delà leur défaite militaire et politique. Chaque chambre à
gaz niée, c’est une victoire du nazisme. Chaque négation du génocide cambodgien,
c’est une victoire du polpotisme.
Or, dans le cas du procès des dirigeants encore en
vie du Kampuchea démocratique, on se trouve confronté à un double négationnisme.
D’abord, celui des personnes jugées et de leurs avocats qui nient les faits ou,
à l’image du plus éloquent d’entre eux, Khieu Samphan, qui nient toute
implication dans ces faits. Mais à ce négationnisme-là, moyen de défense
classique qu’on a observé lors des procès de Nuremberg et de Tokyo, s’ajoute une
forme insidieuse et perverse de négationnisme qui est le fait de certains
Occidentaux. Ceux-ci, pratiquant une sorte de relativisme culturel, veulent
faire croire que la fonction mémorielle des Khmers, marquée par le bouddhisme,
serait différente, moins exigeante, plus encline à l’oubli. Au motif que les
Cambodgiens auraient tourné la page, les crimes du Kampuchea démocratique
n’auraient plus l’importance qu’on leur a prêtée et les procès seraient
inutiles.
Je veux régler son sort à ce relativisme culturel, générateur de la seconde
forme de négationnisme que je viens de décrire.
Y aurait-il une manière spécifique aux Khmers de subir la violence physique
et la souffrance morale ? Les Khmers seraient-ils dotés d’une capacité
différente d’oubli de cette violence et de cette souffrance ? Le
bouddhisme, dont il faut bien reconnaître qu’il s’attache au Cambodge davantage
aux rites qu’à l’intériorité d’une philosophie, aurait-il la vertu magique, de
faire disparaître la souffrance et le souvenir de la souffrance ? Ne
se trouve-t-on pas plutôt en présence d’une volonté réductrice, pur produit
d’une arrogance occidentale ? Arrogance doublée d’une ignorance totale des
caractéristiques mentales et psychologiques de ce qu’on appelle un
survivant.
Comme on l’a constaté chez les survivants de l’extermination des Juifs
d’Europe, chez les survivants des massacres de l’ex-Yougoslavie et chez ceux du
génocide rwandais, comme cela fut confirmé par nombre d’entre eux et je ne
citerai que le Juif Jean Améry ou la Tutsi Esther Mujawayo, quand on habite le
statut du survivant, la question qui se pose, c’est comment communiquer
l’incommunicable ? Comment dire l’indicible ? Comment faire accepter
l’inacceptable, tant celui-ci dépassait les limites du concevable ?
« Les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux
pour être crus,» rappelle Primo Levi. « Même si tu survis, même si
tu racontes, nul ne te croiras, » confirme Elie Wiesel, cet autre
survivant d’Auschwitz.
Je peux moi-même porter le témoignage du silence, toute une vie durant, de
gens rentrés après cinq ans de captivité dans des camps de concentration ou même
dans des stalags, où pourtant on n’exterminait pas, mais où était à l’œuvre,
comme en a rendu compte Jorge Semprun, la même volonté d’enlever à l’humain ce
qui fait l’humain, d’abolir l’homme dans l’homme.
Au Cambodge, on s’est trouvé en présence d’un processus d’extermination
précédé, comme dans les autres processus génocidaires, d’une rhétorique de
l’extermination qui, comme le souligne le psychologue Richard Rechtman qui a
soigné des centaines de Cambodgiens, « cherche à extraire les hommes de
leur humanité avant de les faire disparaître.»
Depuis Freud, on sait que l’humain a besoin de l’inconscient pour qu’y trouve
refuge ce qui ne peut s’exprimer. Le silence de l’écrasante majorité des
survivants ne s’explique ni par l’oubli, ni par une volonté de tourner la page,
mais par la nécessité de survivre dans un monde qui, lui, oublie et parle
d’autre chose. Le Khmer n’échappe pas à ce besoin qu’éprouve tout survivant. Le
Khmer ne possède pas des particularités anthropologiques qui le distingueraient
du reste de l’humanité. Ne tombons pas dans le piège de ces négationnistes
occidentaux qui veulent atténuer les crimes des Khmers rouges au motif que les
survivants n’en parlent pas ou en parlent peu.
Ce qui importe par dessus tout, c’est de rejeter toute forme de négationnisme
et que soient identifiée, décrite et jugée cette entreprise d’extermination et
ceux qui l’ont conçue et décidée. La plupart d’entre eux sont morts sans avoir
été jugés parce qu’ils ont été protégés par la communauté internationale
jusqu’en 1991, année où furent signés des accords de paix qui valaient amnistie
complète. Il ne reste aujourd’hui, de la direction historique, que les quatre
personnes inculpées dans le cadre de ce qu’on appelle le dossier 002.
Faut-il inculper d’autres personnes ? Sur ce point, il y a deux
interprétations des termes de l’accord entre l’ONU et le Gouvernement du
Cambodge, termes qu’on retrouve identiques dans la loi créant les Chambres
extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens. Ces instruments disent qu’il
s’agit de juger les « hauts dirigeants » (senior leaders) et
les « principaux responsables (most responsible) des crimes
commis » S’il y a consensus sur les « hauts dirigeants »,
par contre, on se trouve devant deux interprétations du mot
« responsable » qui n’a pas été autrement défini dans les
textes.
Les uns l’entendent comme celui qui porte la responsabilité au plus haut
niveau. Ce qui revient à considérer ce mot comme un synonyme de « hauts
dirigeants » et à décider qu’il s’agit-là d’une redondance des textes,
pratique stylistique d’ailleurs fréquente chez les Khmers, comme la lecture de
la Constitution en fournit une illustration. On retrouve, il faut le noter,
cette interprétation du mot « responsable » dans la lettre du
21 juin 1997, adressée au Secrétaire général de l’ONU par Norodom Ranariddh et
Hun Sen, premiers ministres de l’époque, pour demander l’aide de l’ONU, lettre
qui est à l’origine du tribunal.
Les autres considèrent que le terme « responsable » désigne toutes
les personnes ayant commis des crimes de masse. On conviendra que cette seconde
interprétation laisse la porte ouverte à l’arbitraire, si seulement certaines de
ces personnes sont poursuivies et d’autres pas, alors qu’ils sont des centaines,
sinon des milliers à avoir massacré.
Ce qui débouche sur une question que je livre, sans être en mesure d’y
répondre : si on suit les tenants de la seconde interprétation, jusqu’à
quel niveau dans la hiérarchie du Parti Communiste du Kampuchea et dans la
chaîne de commandement de l’armée et de l’appareil de sécurité du Kampuchea
démocratique prolonge-t-on les poursuites ? En gardant quand même à
l’esprit qu’il n’a jamais été envisagé dans les négociations avec l’ONU que soit
engagé un processus analogue à celui qu’on a connu après la deuxième guerre
mondiale où 185 criminels nazis furent jugés à l’occasion de onze procès qui se
sont tenus de, 1946 à 1949, à la suite du procès de Nuremberg. Il n’a jamais été
envisagé avec l’ONU de placer en détention provisoire tous les suspects de crime
de masse comme ce fut fait au Rwanda. En gardant également à l’esprit que,
l’APRONUC ayant échoué à instaurer la paix dans le pays, la pacification fut
l’œuvre de la politique « gagnant-gagnant » du gouvernement et que
cette paix, vieille d’à peine 13 ans, a eu son prix. Un prix sans nul doute
extrêmement élevé, puisqu’il a été convenu avec tous les cadres intermédiaires
qui se ralliaient que ne seraient jugés que les dirigeants historiques du
Kampuchea démocratique. Ne conviendrait-il pas, dès lors, de laisser aux
Cambodgiens, et aux Cambodgiens seuls, le soin d’apprécier si le prix payé pour
la paix fut excessif ou non ?
Mon propos, ce soir comme dans mon livre, est principalement d’aborder le cas
de quelqu’un qui appartenait à la catégorie des hauts dirigeants, d’examiner et
de réfuter son système de défense et celui de son avocat au regard des crimes
majeurs, de ces crimes qui blessent non seulement les nationaux, mais l’humanité
toute entière et qui justifient l’existence d’un tribunal soutenu par la
communauté internationale.
Examinons, d’abord, ce que furent ces crimes.
La première incrimination, celle de génocide, fait débat. Juristes,
chercheurs spécialisés dans les crimes de masse, historiens, journalistes sont
divisés sur la question de savoir s’il y a eu génocide au Cambodge. Pour faire
bref, on parle de génocide lorsqu’un groupe est identifié et que les membres de
ce groupe sont exterminés pour la seule raison qu’ils appartiennent à ce groupe.
De quel genre de groupe s’agit-il ? La Convention de 1948 sur la prévention
et la répression du crime de génocide définit le génocide par « l’un
quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou
partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel: meurtre de
membres du groupe; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres
du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence
devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à
entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d’enfants du groupe
à un autre groupe. »
La loi créant les CETC reprend au mot près cette définition. Mais les
magistrats des CETC, dans leur interprétation de la Convention de 1948, s’en
sont tenus à une forme de jurisprudence consistant à privilégier la
particularité raciale ou ethnico-religieuse du groupe ciblé.
Pourtant, l’auteur même du mot génocide, le professeur de droit international
pénal Raphaël Lemkin, s’est écarté lui-même de cette conception restrictive du
mot. Il donne du génocide la définition suivante : « Un plan
coordonné de différentes actions ayant pour but la destruction des fondations
essentielles de groupes nationaux avec comme objectif d’anéantir ces groupes
eux-mêmes. (…) Le génocide est dirigé contre le groupe national en tant
qu’entité et les actions qu’il implique sont dirigées contre les individus, non
pas en tant qu’individus, mais en tant que membre de ce groupe
national. »
Reste alors à déterminer ce qu’on entend par groupe national. Un groupe
national, contrairement à une interprétation parfois donnée de ce concept, ne
signifie pas nécessairement une « minorité nationale ». Une étude des Nations
unies souligne d’ailleurs que « la définition du génocide n’écarte pas les
cas où les victimes font partie du même groupe [ethnique] que les auteurs.
» Ce que confirment les experts désignés par le secrétaire général de l’ONU
pour examiner le cas du Cambodge : « Le peuple khmer du Cambodge constitue
certainement un groupe national au sens de la Convention. »
On aurait pu espérer que les magistrats des CETC ne s’en tiennent pas à
l’interprétation la plus restrictive qui soit, ne retenant que deux groupes
ciblés, les Chams et les Vietnamiens. Ni les bouddhistes, ni les Khmers kroms,
ni surtout le peuple nouveau n’ont constitué, aux yeux des magistrats, des
groupes définis et ciblés. Le temps me manque pour développer les arguments que
j’ai utilisés dans mon livre en faveur de la reconnaissance du peuple nouveau
comme un groupe identifié et ciblé, soumis à une extermination en masse, sous
des formes diverses : exécutions, travaux forcés extrêmement épuisants,
sous-alimentation délibérée, soins refusés aux malades, déportations successives
équivalant à autant de marches à la mort. L’intention de détruire ce groupe est
attestée par de nombreux slogans comme ceux relevés par Henri Locard. Elle est
confirmée par la manière extrêmement brutale dont s’est opérée, en avril 1975,
l’évacuation forcée des villes qui constitue l’acte fondateur de la
discrimination du peuple nouveau. De toute façon, il n’y a aucun doute sur le
fait que le peuple nouveau ait fait l’objet des pratiques qui entrent dans les
différents actes énumérés dans la Convention de 1948 pour caractériser le
génocide.
Selon Pierre Vidal-Naquet, qui a beaucoup étudié les génocides: « Il
est tout à fait clair que lorsqu’un pouvoir d’État fait en sorte que des hommes,
des femmes, des enfants soient massacrés partout ou presque partout où ils se
trouvent simplement parce qu’ils sont nés membres du peuple nouveau sous le
règne des Khmers rouges, on est en droit de parler d’un État criminel et de
génocide. »
L’élimination du peuple nouveau confère au génocide cambodgien une dimension
toute particulière. Car l’extermination en masse des citadins signifie
l’élimination des catégories les plus éduquées de la nation. Nulle part dans
l’histoire récente de l’humanité, on n’a vu à un tel degré ce qui s’est produit
au Cambodge : l’élimination des ressources humaines au point de faire
disparaître des professions entières et la capacité de les recréer. Si
l’élimination physique de plus de deux millions de personnes est un crime
abominable qui n’autorise ni pardon, ni oubli, je ne sais comment
qualifier ce crime qui consiste à priver un peuple du savoir hors duquel il n’y
a plus de société, il n’y a plus de civilisation, il n’y a plus que le retour à
l’âge de pierre d’un peuple frappé par une immense perte de sens. C’est à ce
niveau que les Khmers rouges ont ramené le Cambodge, comme l’observait M.
Akashi, qui a dirigé l’APRONUC. Ce crime, le peuple cambodgien va en supporter
les conséquences longtemps encore. Parce qu’on ne reconstitue pas en quelques
années les métiers dont une économie a besoin. Parce qu’on ne forme pas en trois
ou quatre décennies les cadres en nombre suffisant dont une société a besoin
pour instaurer l’Etat de droit et faire vivre une démocratie garante des droits
individuels et collectifs. Parce que le minimum d’éthique collective qui doit
rassembler une nation autour de valeurs essentielles ne s’atteint qu’au prix de
générations d’efforts. Même lorsque les survivants de cette tragédie auront tous
disparu, la société cambodgienne sera encore affectée par ce qui fut aussi un
immense génocide culturel.
Pour clore ce point, je citerai Benjamin Whitaker, rapporteur spécial de
l’ONU sur la Convention de 1948. Dans un rapport resté fameux, il écrivait :
« On estime qu’au moins deux millions de personnes parmi un total de
sept millions furent tuées par le gouvernement du Kampuchea démocratique du
Khmer rouge Pol Pot. Même selon la définition la plus restrictive, ceci
constitue un génocide. »
Il y a eu génocide, mais il y a eu aussi de très nombreux crimes contre
l’humanité dont Khieu Samphan est accusé. La loi créant les CETC les définit
comme suit. « On entend par crime contre l’humanité, qui est
imprescriptible, l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le
cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population
civile pour des motifs nationaux, politiques, ethniques, raciaux ou religieux,
tels que : le meurtre, l’extermination, la réduction en esclavage, la
déportation, l’emprisonnement, la torture, le viol, la persécution pour motifs
politiques, raciaux ou religieux, tous autres actes inhumains. »
Le crime contre l’humanité se distingue du génocide en ce qu’il ne concerne
pas un groupe donné, identifié comme tel, mais s’applique à des massacres en
masse, à l’extermination systématique de personnes sans que celles-ci soient
nécessairement constituées en groupes ciblés. C’est le cas chaque fois que
l’humanité de l’individu est niée ou, pour reprendre la formule de la juriste
Mireille Delmas-Marty, « là où la singularité de chaque être et son
égale appartenance est déniée, là où son “humanitude” est
atteinte. »
L’évacuation forcée des villes et les conditions dans lesquelles elle a été
imposée aux populations, les déportations successives, la transformation du pays
en un immense camp de travaux forcés dont les habitants sont réduits à l’état
d’esclaves, la famine organisée, les mariages forcés, l’élimination physique
comme méthode de gouvernement, le sort réservé aux personnels civils et
militaires des régimes antérieurs, l’élimination des communistes rentrés du
Vietnam en 1970, l’extermination des Chinois sont incontestablement des crimes
contre l’humanité.
Troisième incrimination retenue contre Khieu Samphan, celle de violations
graves des Conventions de Genève. C’est ce qu’on appelle aussi des crimes de
guerre. Les quatre Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels
protègent les populations qui ne prennent pas part aux hostilités : les
civils et les personnels de santé et d’assistance humanitaire et ceux qui ne
participent plus aux combats parce qu’il s’agit de soldats blessés, malades,
naufragés ou prisonniers. L’article 6 de la loi sur les CETC confère à celles-ci
la compétence pour juger des violations graves de ces Conventions.
Pour que celles-ci s’appliquent, il faut qu’un état de guerre existe, même
s’il n’est pas formellement reconnu. Un état de guerre existe depuis le 19 avril
1975 entre le Kampuchea démocratique et le Vietnam. C’est en effet deux jours
après la prise de Phnom Penh que l’armée du Kampuchea démocratique commence une
série d’attaques contre le Vietnam. Certes, cet état de guerre n’est pas
formellement reconnu avant la rupture des relations diplomatiques qui
n’interviendra que le 31 décembre 1977. Mais l’article 2, commun aux quatre
Conventions, précise qu’elles s’appliquent «même si l’état de guerre n’est
pas reconnu » par l’une des parties.
Les Conventions s’appliquent donc et elles ont lieu de s’appliquer puisqu’il
y a eu massacres de populations civiles vietnamiennes en territoire vietnamien
et exécution, en particulier au centre de sécurité S21, de civils et de soldats
vietnamiens capturés.
La population civile vietnamienne a été la cible privilégiée des attaques de
l’armée du Kampuchea démocratique. L’ordre de tuer un maximum de civils a été
explicitement donné ainsi que le confirme un propos de Pol Pot rapporté par Sa
Majesté Norodom Sihanouk: « J’ai commencé par envoyer notre armée au
Kampuchea Krom avec pour mission de tuer le maximum d’hommes, femmes, enfants de
cette maudite race. » Le journaliste Nayan Chanda qui s’est rendu dans
la zone frontalière côté Vietnam en mars 1978 décrit « les villages en
ruines, les rizières abandonnées, des tombes par centaines, le même spectacle se
répétait inlassablement tout le long de la frontière ». Arrivé dans la
commune de My Duc qui venait de subir une attaque des Khmers rouges, il décrit
les corps des civils massacrés, des femmes violées et mutilées, des enfants
découpés, du bétail abattu.
Dans le jugement de Duch, il est indiqué que sur les personnes exécutées à
S21 qui ont été identifiées et dont la liste a pu être établie, 345 sont
décrites comme vietnamiennes, soit 128 soldats, 79 civils et 144 espions, sans
qu’il soit précisé si ces derniers étaient des Vietnamiens vivant au Cambodge ou
de présumés émissaires du gouvernement vietnamien. De ce fait, dit le jugement,
« les Vietnamiens ont été les plus nombreux de tous les prisonniers
étrangers détenus au centre S21. » Le jugement précise que Duch a
reconnu que des prisonniers vietnamiens, civils et militaires ont été amenés à
S21 dès 1975. Les prisonniers de guerre sont arrivés à S21 vêtus de leur
uniforme militaire et donc parfaitement identifiables comme tels. Parmi les
civils, se trouvaient des femmes et des enfants. Il n’est donc pas contestable
qu’il y ait eu violations graves des Conventions de Genève.
Il me faut quand même signaler le paradoxe qui consiste à juger des pratiques
condamnables à l’occasion d’un état de guerre, tout en restant muet sur les
origines de cet état de guerre. Pourtant, les faits sont établis et je les
rappelle dans mon livre, il y a bien eu agression du Kampuchea démocratique
contre le Vietnam. Or, si on se réfère à la jurisprudence de Nuremberg et de
Tokyo, l’agression est considérée comme, je cite, «le crime international
suprême.» Pourtant ce crime contre la paix, sanctionné par la Charte des
Nations unies et par la résolution de 1974 de l’Assemblée générale de l’ONU,
n’est pas retenu par les CETC, en particulier contre Khieu Samphan qui fut, avec
Nuon Chea et Ieng Sary, étroitement associé à la décision de rompre les
négociations avec le Vietnam.
On ne s’en étonnera qu’à moitié, car cela aurait constitué une remise en
question des décisions très politiques du Conseil de sécurité et de l’Assemblée
générale de l’ONU en 1979 suite à l’intervention vietnamienne motivée par des
raisons de sécurité nationale. Cela aurait déplu à la Chine et aux États-Unis,
les deux principaux acteurs de décisions destinées à enlever toute légitimité à
l’intervention vietnamienne. Même rétrospectivement, le droit s’incline devant
les considérations diplomatico-politiques.
Dans un entretien à un journal allemand, Khieu Samphan déclarait en octobre
1980, « Les politiques du Kampuchea démocratique furent le résultat de
décisions d’un leadership collectif. » Ce faisant, il avouait alors ce
qu’il nie aujourd’hui : sa participation à une entreprise criminelle
commune, c’est-à-dire à un plan concerté entre plusieurs personnes pour mettre
en œuvre les politiques qui se sont traduites par les grands crimes que je viens
de décrire. Le concept d’entreprise criminelle commune, récusé par la défense,
n’est pas neuf. Il formule dans des termes nouveaux, une complicité collective
dans la décision et la mise en œuvre d’actes criminels. Il vient des jugements
de Nuremberg et de Tokyo où il a été reconnu que « les accusés,
ensemble avec d’autres personnes, ont participé en qualité de dirigeants,
d’organisateurs, d’instigateurs ou de complices à l’élaboration ou à l’exécution
d’un plan commun de conspiration et sont responsables de tous les actes commis
par eux-mêmes ou par n’importe quelle personne en exécution de ce
plan. »
Un des protagonistes de cette entreprise criminelle commune
fut Khieu Samphan. Il fut l’idéologue du collectivisme agraire. Dans sa thèse,
il avait écrit qu’un tel projet «nécessite l’élimination de l’influence
socioculturelle des classes pénétrées des techniques et des civilisations
étrangères » et que ce projet « ne sera possible que par voie
d’autorité. » Il fut un des compagnons les plus indéfectibles de Pol Pot
qui en avait fait le Chef de l’Etat du Kampuchea démocratique. Pour sa défense,
il a choisi l’avocat Jacques Vergès.
On assiste à un partage des tâches dans leur système de défense. Au fil du
temps et de l’émergence des traces indiscutables des faits commis, Khieu Samphan
peu à peu les a, dans une certaine mesure, reconnus et même parfois justifiés.
Avec la même progressivité, il a nié toute implication personnelle dans les
choix de la direction collégiale du Kampuchea démocratique. Depuis son
arrestation, il affirme qu’il n’a rien vu, qu’il ne savait rien, qu’il n’a rien
fait puisqu’il n’était rien.
Pour sa part, Jacques Vergès, cet ancien avocat du nazi Klaus Barbie, s’est
engagé dans une vaste opération négationniste. Il minimise les faits et parle de
morts « involontaires » à propos des centaines de milliers de
victimes des travaux forcés, de la famine organisée, de la privation délibérée
de soins, de la terreur et de l’élimination physique comme sanction. Il conteste
qu’il y ait eu génocide. Il récuse la notion d’entreprise criminelle commune. Il
réduit le rôle de Khieu Samphan à celui d’un « compagnon de
route » des communistes cambodgiens, sans responsabilité dans
l’appareil dirigeant.
Pour réfuter Jacques Vergès et son client et ami, pour relever les multiples
mensonges dont fourmillent leurs propos et écrits, il m’a fallu plonger dans les
archives du Kampuchea démocratique - et j’en profite pour remercier Youk
Chhang et DC-Cam pour l’aide qui m’a été apportée. Il m’a fallu aussi relire et
comparer les travaux d’historiens essentiels comme Chandler, Heder et Kiernan et
de journalistes consciencieux et crédibles comme Deron et Short. Mais cela n’a
pas suffi. C’est la vie même de Khieu Samphan que j’ai du parcourir depuis les
débuts de sa scolarité à Kompong Cham où il se retrouve dans la même école et
dans la même troupe de théâtre qu’un certain Saloth Sâr, mieux connu comme
chacun sait sous le nom de Pol Pot, alors que, un exemple parmi des centaines de
ses mensonges, dans son premier livre Khieu Samphan affirme avoir rencontré pour
la première fois en 1970 « celui qu’il ne connaissait que de
nom », écrit-il.
C’est ainsi qu’il m’a été possible de confirmer l’engagement politique de
Khieu Samphan dès son arrivée à Phnom Penh et son adhésion au communisme lors de
son séjour en France où il va développer, dans sa thèse doctorale en économie,
le projet de collectivisme agraire radical qui sera mis en œuvre à partir de
1973 dans les zones dites libérées et sur la totalité du pays à partir de 1975.
A Paris, membre du PCF, il préside le Cercle marxiste-léniniste des étudiants
khmers où il se fait connaître pour sa radicalité et son nationalisme. Ce
premier engagement va faire de lui, dès son retour au Cambodge, un militant
actif du parti dirigé par Pol Pot. Les apparences fournies par son activité de
1959 à 1967, dont se sert Vergès pour décrire son faible engagement politique,
ne trompent pas. Le directeur du journal l’Observateur, le professeur
et ensuite le député du Sangkum puis le secrétaire d’Etat à l’Economie sont des
manières de remplir le rôle qui lui est assigné : « c’était le
travail de front uni » comme il l’a déclaré lui-même. Nuon Chea
confirmera plus tard ce rôle de Khieu Samphan au nom du parti communiste auprès
des milieux intellectuels, auprès des enseignants et auprès de certains cercles
sihanoukistes. Comme je le démontre dans mon livre, contrairement à ce qu’écrit
Khieu Samphan, il n’a pas attendu son entrée dans le maquis en 1967 pour faire
la connaissance du PCK. Contrairement à ce qu’affirme Jacques Vergès, ce n’est
pas un « compagnon de route » qui entre cette année-là dans
la clandestinité. C’est un militant communiste bien trempé, qui a réussi à
donner le change depuis 1959.
Alors qu’il répète, qu’il ne savait rien, qu’il n’a rien vu, qu’il n’a rien
fait parce qu’il n’était rien, peut-on l’accuser des grands crimes que je viens
de rappeler ? L’analyse des documents et des témoignages fournit assez
d’éléments de preuve pour démentir Khieu Samphan sur chaque point.
Il savait. D’abord parce que nous avons la trace des
décisions auxquelles il a participé, qu’il s’agisse de décisions prises avant le
17 avril 1975 comme l’évacuation forcée des villes, la collectivisation
intégrale et l’abolition de la monnaie ou qu’il s’agisse de décisions prises
après la prise de pouvoir soit par le Comité permanent du Comité central aux
réunions duquel il a participé à de très multiples reprises, soit par le Comité
central dont il était membre, soit en sa qualité de membre puis de directeur du
Bureau 870 où parvenaient des milliers de rapports divers. En outre, Khieu
Samphan, comme les autres cadres était informé des politiques décidées,
notamment par la lecture des deux revues mensuelles du Parti : Le drapeau
révolutionnaire et Jeunesse révolutionnaire. L’usage très fréquent
dans ces publications, que nous avons conservées, du terme khmer « kâmtech »
(qui signifie « écraser, détruire ») pour désigner la manière de traiter les
ennemis de la révolution n’aura pas échappé à son attention. Il connaissait le
sens de ce mot, utilisé notamment dans l’appareil de sécurité. Il n’ignorait
rien des purges en cours et j’ai relevé vingt noms de personnalités exécutées
qui avaient été des proches et parfois même des très proches de Khieu Samphan.
Duch nous a fourni un témoignage qui confirme que Khieu Samphan connaissait
l’existence de S21 qu’il dit avoir apprise seulement avec le film de Rithy Panh.
Sur la terreur régnant dans tout le pays, sur l’éradication du bouddhisme, sur
les mariages forcés, sur la décision d’attaquer le Vietnam comme sur les
massacres de populations civiles vietnamiennes au Vietnam, nous disposons
d’éléments qui permettent d’affirmer que cela aussi, il le savait.
Il a vu. Quand il explique qu’il était cloîtré dans son
bureau et qu’il n’a rien vu, il manifeste ce manque de crédibilité très
caractéristique du discours communiste. Nous disposons des témoignages de Sa
Majesté Norodom Sihanouk, que Khieu Samphan a accompagné lors de déplacements en
province, ceux du chauffeur, ceux des survivants qui ont vu Khieu Samphan,
personnage très connu, sur des sites de grands travaux comme des barrages, des
canaux ou encore l’aéroport près de Kompong Chhnang ; des chantiers où des
dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants étaient réduits à l’état
d’esclaves, en haillons, contraints au silence, travaillant de leurs seules
mains, sous-alimentés, épuisés et malades, soumis à des châtiments corporels et
le plus souvent battus à mort ou exécutés de nuit, lorsqu’ils n’atteignaient pas
les quotas de terre à creuser et à emporter. Khieu Samphan, faisaient partie de
ceux qui supervisaient ces travaux. Il a vu dans quel état se trouvait le
peuple.
Il n’était rien, prétend-il. Encore une fois, Khieu Samphan
réécrit l’histoire. D’abord, c’est une figure historique, presqu’une légende,
lorsque commence la guerre en 1970. Intellectuel diplômé de la prestigieuse
Sorbonne, il fut un journaliste courageux. Lorsque, en accord avec le Parti, il
fait de l’entrisme et rallie le Sangkum, c’est un député à juste titre réputé
pour son honnêteté et son humilité. C’est un élu proche des gens. Et lorsqu’il
disparaît en 1967, il est considéré comme un héros, sinon un martyr. Il jouit
donc d’une immense popularité. Qu’il met sans hésiter au service du Parti. Il
appartient de fait à la direction du PCK tout au long du conflit 1970-1975. Il
en est une des expressions publiques. Rien ne change après avril 1975. Que
du contraire puisqu’il est membre du Comité central et assiste très souvent aux
réunions du Comité permanent, comme le prouvent les nombreux procès-verbaux. Il
exerce des fonctions et ensuite la direction au Bureau 870, qui est en quelque
sorte le secrétariat général du Comité permanent. Pol Pot lui a confié la
délicate mission de faire le lien avec une figure dont les Khmers rouges ne
peuvent se débarrasser, Norodom Sihanouk auquel il succède à la tête de l’Etat
en 1976. Pour quelqu’un qui n’était rien, il fut le seul, avec Nuon Chea, à
avoir été cité dans un discours de Pol Pot. Pour quelqu’un qui n’était rien,
c’était une des quatre voix de la direction du PCK, avec Pol Pot, Nuon Chea et
Ieng Sary autorisée à s’adresser aux cadres du PCK et à la population.
Il n’a rien fait, ose-t-il affirmer. Comme
la plupart des dirigeants nazis jugés à Nuremberg, Khieu Samphan n’a pas tué de
ses propres mains. Mais il a participé aux décisions qui ont entrainé la
mort de millions de personnes. Je l’ai déjà indiqué, il a participé aux
décisions relatives à l’évacuation forcée des villes et à la division du peuple
en deux catégories de même qu’aux décisions concernant la collectivisation
intégrale, conformément aux idées défendues dans sa thèse doctorale. Il a
supervisé la liquidation du FUNK et du GRUNC, structures créées en 1970 par
celui qui était alors le Prince Norodom Sihanouk dont les non communistes furent
presque tous éliminés. Le 30 mars 1976, il participe comme membre de plein droit
à la réunion du Comité central où on désigne les autorités du Kampuchea
démocratique qui ont « le pouvoir de décider de l’exécution au sein et en
dehors du rang. » Une délibération qui fait de lui une des personnes
autorisées à décider de l’exécution de tout individu considéré comme un ennemi
au sein ou en dehors du PCK. Une décision à laquelle Duch fait référence
lorsqu’il déclare: « La décision de tuer n’était pas faite par un seul
homme, pas seulement Pol Pot, mais par le comité central tout entier. » Au
nom du Bureau 870 qu’il a dirigé, Khieu Samphan a ordonné des enquêtes dont le
résultat ultime fut l’envoi de cadres administratifs puis de responsables
politiques à S21.
Non seulement, Khieu Samphan a agi en actes, mais également en paroles. Il
fut l’orateur officiel de l’Angkar à de multiples reprises et en particulier
lorsqu’il s’agissait de célébrer l’anniversaire du 17 avril 1975. Ses appels à
la vigilance révolutionnaire et à la nécessité de détruire l’ennemi intérieur
alimentent tous ses discours. Ainsi, par exemple, le 15 avril 1978, au stade
olympique, Khieu Samphan prononce un discours d’une rare violence au cours
duquel il appelle à « dépister et exterminer tous les éléments implantés
dans nos rangs dissimulés comme cadres à différents échelons et dans les
camps ». Il défend vigoureusement la politique d’autarcie et de
collectivisation totale. Ses appels répétés à la vigilance révolutionnaire sont
autant d’incitations à la délation lors des séances quotidiennes de critiques et
d’autocritiques.
Mon livre contient de nombreux autres exemples que Khieu Samphan savait,
qu’il a vu, qu’il exerçait des responsabilités en vertu desquelles il a décidé
et soutenu les politiques criminelles du Kampuchea démocratique. S’il affirme
aujourd’hui, un mensonge de plus, tout ignorer de la décision d’évacuer les
villes et de procéder à la collectivisation totale, il se réjouit par contre des
réalisations des coopératives populaires. S’il ne nie plus, comme il l’a fait
longtemps, l’existence de S21, il considère aujourd’hui que c’est peu de chose
au regard de l’immense S21 que constituerait à ses yeux le Kampuchea
krom. Et ce qui est le plus remarquable, c’est le respect et l’admiration
qu’il témoigne, aujourd’hui encore, pour Pol Pot. Le documentaire intitulé
« Facing Genocide » nous montre un Khieu Samphan qui nie
tout, mais qui en fait ne renie rien.
Avant de conclure, j’aimerais souligner un aspect particulier de la
responsabilité de Khieu Samphan. Car s’il est évidemment très important de
vérifier sa participation aux génocides, aux crimes contre l’humanité, aux
violations graves des Conventions de Genève, il me paraît aussi important de
souligner sa responsabilité intellectuelle et morale. Voilà un homme qui a mis
au service du plus abject des régimes sa réputation d’intellectuel,
d’économiste, de journaliste influent, de parlementaire honnête et humble
soucieux des plus démunis, gratifié par Norodom Sihanouk d’une confiance
nouvelle puisque celui en fait, en 1970, une des plus éminentes personnalités du
FUNK et du GRUNC. Au nom des forces politiques et militaires qui vont s’emparer
moins de deux mois plus tard de Phnom Penh, dans un document signé de sa main,
daté du 26 février 1975 et radiodiffusé, Khieu Samphan déclare que ces forces
vont s’en tenir, je cite « à la politique de large union de toute la nation
et de tout le peuple, sans distinction de classes sociales, de tendances
politiques, de croyances religieuses, et sans tenir compte du passé de chacun, à
l’exception de sept traîtres. » Or, il a participé à de multiples
réunions qui préparaient le contraire, qui préparaient l’évacuation forcée des
villes, l’éradication des religions, l’élimination du personnel civil et
militaire de la République khmère, la division du peuple en nouvelles
catégories, son enfermement dans un collectivisme absolu et la disparition de
toutes les libertés fondamentales. Il a accepté que sa réputation soit de
nouveau mise à profit lorsqu’il est devenu le président de l’État et un membre
incontournable du Bureau 870. L’usage qu’il a fait de cette double fonction a
exercé une influence décisive auprès des cadres et militants du PCK, auprès des
forces armées du Kampuchea démocratique, auprès de l’appareil de sécurité.
C’était une personnalité écoutée et respectée. La manière dont d’anciens cadres
du Kampuchea démocratique parlent de lui, aujourd’hui encore, en témoigne. Ses
propos, lors de ses discours comme lors des formations politiques qu’il
assurait, constituaient une approbation publique du régime et de ses pratiques.
Il a légitimé au plus haut niveau de l’État les crimes abominables perpétrés par
cet État et par le Parti dont il était un dirigeant. Ses discours ont renforcé
la conviction de ceux qui l’écoutaient qu’ils avaient le droit de vie et de mort
sur autrui. Le cas de Khieu Samphan pose avec éclat la responsabilité de
l’intellectuel lorsqu’il apporte sa caution à un projet politique.
Je veux terminer par ce qui, à mes yeux, constitue l’essentiel.
Ce qui est en jeu dans le procès qui va commencer lundi, bien plus que le
rôle respectif des uns et des autres dans l’appareil dirigeant du Kampuchea
démocratique, c’est de fournir aux survivants les mobiles à l’origine de la
perte des êtres qui leur sont chers et plus encore de donner une explication sur
le choix qui a été fait de recourir à la barbarie pour parvenir à des fins que
l’on présentait comme nobles. Les victimes ont des droits. Les CETC représentent
un progrès de ce point de vue, même si la lettre de la loi est interprétée de
manière restrictive sous la pression de magistrats de culture juridique
anglo-saxonne qui, systématiquement, s’emploient à réduire la place des parties
civiles, place inexistante dans la common law.
Ce qui est en jeu dans le procès des dirigeants, ce n’est pas le sort de 4
vieillards. C’est leur volonté, une fois de plus présente dans l’histoire de
l’humanité, de recourir à une idéologie du mépris qui rejette toute forme
d’altérité, parce qu’il s’agit d’édifier un prétendu homme nouveau. On ne
construit pas le surhomme en éliminant les sous-hommes, comme le prétend le
projet fasciste. On n’instaure pas l’égalité absolue entre Khmers purs en
exterminant toutes celles et ceux qui sont différents, comme s’y sont employés
les polpotistes. Une fois de plus, une fin totalement discutable a justifié les
pires des moyens. C’est dans le choix des moyens par les idéologues que réside
le problème majeur. Ces moyens employés identifient la fin réellement
poursuivie.
On ne répétera jamais assez que la fin se trouve déjà dans les moyens. Mais
de cela, la conscience universelle tarde à être pénétrée. Encore et toujours,
les réflexes identitaires, le rejet de l’autre nourrissent le nationalisme dont
« la vertu première, comme le rappelle le grand écrivain libanais
Amin Maaluf c’est de trouver pour chaque problème un coupable plutôt qu’une
solution ». Encore et toujours, on voit revenir des saisons où ce
qu’André Malraux appelait le « temps du mépris » dément une
nouvelle fois le « plus jamais ça » espéré à Nuremberg.
C’est la raison pour laquelle le droit international pénal doit s’imposer
toujours davantage. Affirmer qu’il y a eu génocide, crime contre l’humanité,
violation grave des Conventions de Genève, ce n’est pas seulement constater les
pires des crimes, identifier et condamner ceux qui en portent au plus haut
niveau la responsabilité, c’est aussi et surtout, comme un cri qui fait écho à
celui des martyrs, rejeter toutes les formes de mépris et affirmer, avec toute
la force requise, la valeur suprême à défendre et à protéger : la valeur
infinie de chaque être humain et de la dignité qui est en lui.
Je vous remercie de votre attention.
Raoul Marc JENNAR