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Cambodge - 19 novembre 2011 - Réponse de do à Raoul-Marc Jennar sur Pol Pot et Kieu Samphan

vendredi 18 novembre 2011, par do

Réponse de do à RMJ sur Pol Pot

L’article de Raoul-Marc jennar est lisible sur son site au lien ci-dessous :

http://www.jennar.fr/?p=2226

Bonjour,

J’ai lu votre texte en entier. Il est très intéressant et fait se poser beaucoup de questions. je ne suis pas d’accord avec tout, mais c’est pas grave. Je ne me suis pas du tout ennuyé. C’est très bien écrit. Et j’ai appris diverses choses.

Sur les choses au sujet desquelles je ne suis pas d’accord, entre autre, cela fait longtemps que j’ai abandonné la maxime mystique qui prétend que la fin est contenue dans le moyen.

Je n’ai aucun goût pour les tribunaux. Je comprend la vengeance, mais je trouve que la police et la justice ne font que rajouter du malheur au malheur.

Par moment, vu la façon dont vous essayez de définir ce qu’est un génocide (moi je dis : quelle importance le nom qu’on met sur de telles horreurs ? Mais vous qui semblez aimer les tribunaux, vous êtes obligé de mettre un nom sur un crime, un nom qui soit classifié dans les règlements tribunalesques ; sinon, il ne pourra pas être jugé par un tribunal !) vu la façon dont vous définissez le génocide, je me suis demandé (peut-on se permettre un peu d’ironie ou d’humour avec un tel sujet ?) si le parti communiste français n’avait pas été en fin de compte génocidé, selon une interprêtation vraiment large de votre définition du génocide consistant à éliminer un groupe. Mais c’est peut-être hors sujet ?

Parfois, on a l’impression que sous votre plume, la collectivisation des terres est un crime équivalent à l’auto-génocide du Cambodge…. ?

Personnellement je ne reprocherai pas non plus aux Khmers Rouges d’avoir fait disparaître la monnaie.

Dans l’Espagne anarchiste de 1936, l’on a collectivisé les terres, et dans certaines villes, on a même supprimé toute forme de monnaie !

Je trouve que votre façon de parler de Vergès n’est pas adéquate. Il faut bien un avocat à tout le monde, si on veut des tribunaux. Et la façon dont Vergès a défendu Klaus Barbie avait consisté, d’après ce qu’il avait dit une fois à la télévision, à montrer que les nazis avaient été financés par le capitalisme international (notamment pour détruire l’URSS) et que là étaient les vrais responsables, les capitalistes, en particulier américains, qui, eux, ne seraient jamais jugés.

Autre chose, je ne comprends pas le respect que vous avez pour "Sa majesté" Norodom Sihanouk. Je me souviens très bien qu’il soutenait les Khmers rouges. Pourquoi ne pas le juger lui aussi ? (Peut-être est-il mort ?)

En fait, je vais faire comme vous, et l’essentiel de mon message est placé à la fin. J’ai écris un article très court sur le sujet, il y a longtemps, parce que j’en avais marre qu’on jette du Pol Pot à la figure de tout ce qui se dit "communiste" en France. Voici une version de cet article :

Les Américains ont soutenu le maoiste Pol Pot et ses "Khmers rouges" !

http://mai68.org/spip/spip.php?article3068

Après une célèbre partie de ping pong entre un champion américain et un champion chinois (1971), Nixon, le président des USA, a rendu une visite fort remarquée (1972) à Mao Tse Toung, Président de la Chine.

Cette visite a marqué une alliance de l’impérialisme américain avec les Chinois contre l’URSS. URSS qui a d’ailleurs fini par disparaître à cause de cette trahison de Mao.

Sachez aussi que les Américains ont soutenu le maoiste Pol Pot et ses "Khmers rouges" au Cambodge. D’ailleurs, après la défaite de Pol Pot (grâce aux communistes vietnamiens qui ont stoppé net l’autogénocide du Cambodge), et avant que l’on se décide à éliminer la guérilla khmer rouge et à faire passer au tribunal ses divers chefs pour crime contre l’humanité, Pol Pot et sa guérilla étaient réfugiés dans le nord-est de la Thaïlande, pays américain d’où décolaient les B52 qui bombardaient le Vietnam. Thaïlande, pays où les soldats américains, après avoir massacré plein de Vietnamiens, allaient se reposer selon le bon vieux principe du "repos du guerrier". Ne vous étonnez pas qu’il y ait autant de prostituées en Thaïlande. Ça vient de là.

Bonne journée et merci pour votre article.
do
http://mai68.org

Post-scriptum :

Je n’ai pas dit pour autant que les Américains avaient souhaité l’auto-génocide du Cambodge, même s’ils ont protégé les Khmers rouges pendant longtemps.

3 Messages de forum

  • Autour du procès de Khieu Samphan

    http://www.jennar.fr/?p=2226

    18 nov 2011

    Lundi s’ouvre à Phnom Penh le procès de dirigeants encore en vie d’un régime qui s’est appelé le Kampuchea démocratique. Les personnes inculpées sont responsables de la mort d’au moins  2.200.000 personnes sur une population qui en comptait 7.200.000. Mais manifestement, cela n’intéresse pas la presse française.

    Voici le texte d’une conférence que j’ai donnée hier soir à Phnom Penh, à l’auditorium de l’Institut français.

    Je vous remercie de votre présence ici ce soir. Je remercie Olivier Planchon, Attaché culturel auprès de l’Ambassade de France à Phnom Penh et vice-président de l’Institut français pour avoir rendu cette soirée possible en mettant cet auditorium et son équipement de traduction simultanée à notre disposition. Que l’Institut français ait le souci d’offrir une traduction en khmer et en anglais mérite d’être souligné. Je m’efforcerai donc, pour faciliter la tâche des traducteurs, de m’en tenir à mon texte. Mes remerciements également à Olivier Jeandel, pour son soutien. La librairie Carnets d’Asie est en effet le seul endroit, à Phnom Penh, où mes livres sont en vente. Il va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant, que je m’exprime à titre strictement personnel.

    Le sujet de ce soir est grave puisqu’il s’agit d’évoquer une des plus grandes tragédies qu’ait connu le 20e siècle. Et s’il était besoin encore de souligner cette gravité, je rappellerai ce propos de Primo Levi, un survivant d’Auschwitz : « On nous demande souvent, comme si notre passé nous conférait un pouvoir prophétique, si « Auschwitz » reviendra : s’il se produira d’autres exterminations en masse, unilatérales, systématiques, mécanisées, voulues à un niveau gouvernemental, perpétrées sur des populations innocentes et désarmées, et légitimées par la doctrine du mépris. Par bonheur, nous ne sommes pas prophètes, mais il est possible de dire quelque chose : qu’une tragédie semblable, presque ignorée en Occident, a eu lieu autour de 1975 au Cambodge. » Une opinion qui rejoint celle du diplomate tunisien Abdelwahab Bouhdiba, chargé en 1978 par la Commission des droits de l’Homme de l’ONU, d’examiner plus de 1000 pages de témoignages sur ce qui se passait alors dans le Kampuchea démocratique. Son rapport conclut : « Les évènements survenus au Cambodge sont sans précédent dans notre siècle, à l’exception des horreurs du nazisme. »

    Entre le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979, les crimes commis sur ordre d’un petit groupe de dirigeants conduits par Pol Pot, ont provoqué la mort d’au moins 2.200.000 personnes parmi une population estimée à 7.200.000 ; 90% des titulaires d’un certificat d’études ont disparu. Il n’est pas contestable qu’on se trouve devant un processus d’extermination en masse.

    La gravité d’un tel sujet et le respect du aux victimes m’inclinent à considérer que l’anecdotique et le superficiel qui font le délice de certains journalistes, mais éloignent de l’essentiel, n’ont pas leur place dans mon propos. Ce qui est central dans ce que j’ai à dire, c’est l’absolue nécessité de rejeter toute forme de négationnisme. Le négationnisme, c’est la réécriture de l’histoire, c’est la négation de la souffrance des victimes. C’est la victoire des bourreaux, par delà leur défaite militaire et politique. Chaque chambre à gaz niée, c’est une victoire du nazisme. Chaque négation du génocide cambodgien, c’est une victoire du polpotisme.

    Or, dans le cas du procès des dirigeants encore en vie du Kampuchea démocratique, on se trouve confronté à un double négationnisme. D’abord, celui des personnes jugées et de leurs avocats qui nient les faits ou, à l’image du plus éloquent d’entre eux, Khieu Samphan, qui nient toute implication dans ces faits. Mais à ce négationnisme-là, moyen de défense classique qu’on a observé lors des procès de Nuremberg et de Tokyo, s’ajoute une forme insidieuse et perverse de négationnisme qui est le fait de certains Occidentaux. Ceux-ci, pratiquant une sorte de relativisme culturel, veulent faire croire que la fonction mémorielle des Khmers, marquée par le bouddhisme, serait différente, moins exigeante, plus encline à l’oubli. Au motif que les Cambodgiens auraient tourné la page, les crimes du Kampuchea démocratique n’auraient plus l’importance qu’on leur a prêtée et les procès seraient inutiles.

    Je veux régler son sort à ce relativisme culturel, générateur de la seconde forme de négationnisme que je viens de décrire.

    Y aurait-il une manière spécifique aux Khmers de subir la violence physique et la souffrance morale ? Les Khmers seraient-ils dotés d’une capacité différente d’oubli de cette violence et de cette souffrance ? Le bouddhisme, dont il faut bien reconnaître qu’il s’attache au Cambodge davantage aux rites qu’à l’intériorité d’une philosophie, aurait-il la vertu magique, de faire disparaître la souffrance et le souvenir de la souffrance ?  Ne se trouve-t-on pas plutôt en présence d’une volonté réductrice, pur produit d’une arrogance occidentale ? Arrogance doublée d’une ignorance totale des caractéristiques mentales et psychologiques de ce qu’on appelle un survivant.

    Comme on l’a constaté chez les survivants de l’extermination des Juifs d’Europe, chez les survivants des massacres de l’ex-Yougoslavie et chez ceux du génocide rwandais, comme cela fut confirmé par nombre d’entre eux et je ne citerai que le Juif Jean Améry ou la Tutsi Esther Mujawayo, quand on habite le statut du survivant, la question qui se pose, c’est comment communiquer l’incommunicable ? Comment dire l’indicible ? Comment faire accepter l’inacceptable, tant celui-ci dépassait les limites du concevable ? « Les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être crus,» rappelle Primo Levi. « Même si tu survis, même si tu racontes, nul ne te croiras, » confirme Elie Wiesel, cet autre survivant d’Auschwitz.

    Je peux moi-même porter le témoignage du silence, toute une vie durant, de gens rentrés après cinq ans de captivité dans des camps de concentration ou même dans des stalags, où pourtant on n’exterminait pas, mais où était à l’œuvre, comme en a rendu compte Jorge Semprun, la même volonté d’enlever à l’humain ce qui fait l’humain, d’abolir l’homme dans l’homme.

    Au Cambodge, on s’est trouvé en présence d’un processus d’extermination précédé, comme dans les autres processus génocidaires, d’une rhétorique de l’extermination qui, comme le souligne le psychologue Richard Rechtman qui a soigné des centaines de Cambodgiens, « cherche à extraire les hommes de leur humanité avant de les faire disparaître

    Depuis Freud, on sait que l’humain a besoin de l’inconscient pour qu’y trouve refuge ce qui ne peut s’exprimer. Le silence de l’écrasante majorité des survivants ne s’explique ni par l’oubli, ni par une volonté de tourner la page, mais par la nécessité de survivre dans un monde qui, lui, oublie et parle d’autre chose. Le Khmer n’échappe pas à ce besoin qu’éprouve tout survivant. Le Khmer ne possède pas des particularités anthropologiques qui le distingueraient du reste de l’humanité. Ne tombons pas dans le piège de ces négationnistes occidentaux qui veulent atténuer les crimes des Khmers rouges au motif que les survivants n’en parlent pas ou en parlent peu.

    Ce qui importe par dessus tout, c’est de rejeter toute forme de négationnisme et que soient identifiée, décrite et jugée cette entreprise d’extermination et ceux qui l’ont conçue et décidée. La plupart d’entre eux sont morts sans avoir été jugés parce qu’ils ont été protégés par la communauté internationale jusqu’en 1991, année où furent signés des accords de paix qui valaient amnistie complète. Il ne reste aujourd’hui, de la direction historique, que les quatre personnes inculpées dans le cadre de ce qu’on appelle le dossier 002.

    Faut-il inculper d’autres personnes ? Sur ce point, il y a deux interprétations des termes de l’accord entre l’ONU et le Gouvernement du Cambodge, termes qu’on retrouve identiques dans la loi créant les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens. Ces instruments disent qu’il s’agit de juger les « hauts dirigeants » (senior leaders) et les « principaux responsables (most responsible) des crimes commis » S’il y a consensus sur les « hauts dirigeants », par contre, on se trouve devant deux interprétations du mot « responsable » qui n’a pas été autrement défini dans les textes.

    Les uns l’entendent comme celui qui porte la responsabilité au plus haut niveau. Ce qui revient à considérer ce mot comme un synonyme de « hauts dirigeants » et à décider qu’il s’agit-là d’une redondance des textes, pratique stylistique d’ailleurs fréquente chez les Khmers, comme la lecture de la Constitution en fournit une illustration. On retrouve, il faut le noter, cette interprétation du mot « responsable » dans la lettre du 21 juin 1997, adressée au Secrétaire général de l’ONU par Norodom Ranariddh et Hun Sen, premiers ministres de l’époque, pour demander l’aide de l’ONU, lettre qui est à l’origine du tribunal.

    Les autres considèrent que le terme « responsable » désigne toutes les personnes ayant commis des crimes de masse. On conviendra que cette seconde interprétation laisse la porte ouverte à l’arbitraire, si seulement certaines de ces personnes sont poursuivies et d’autres pas, alors qu’ils sont des centaines, sinon des milliers à avoir massacré.

    Ce qui débouche sur une question que je livre, sans être en mesure d’y répondre : si on suit les tenants de la seconde interprétation, jusqu’à quel niveau dans la hiérarchie du Parti Communiste du Kampuchea et dans la chaîne de commandement de l’armée et de l’appareil de sécurité du Kampuchea démocratique prolonge-t-on les poursuites ? En gardant quand même à l’esprit qu’il n’a jamais été envisagé dans les négociations avec l’ONU que soit engagé un processus analogue à celui qu’on a connu après la deuxième guerre mondiale où 185 criminels nazis furent jugés à l’occasion de onze procès qui se sont tenus de, 1946 à 1949, à la suite du procès de Nuremberg. Il n’a jamais été envisagé avec l’ONU de placer en détention provisoire tous les suspects de crime de masse comme ce fut fait au Rwanda. En gardant également à l’esprit que, l’APRONUC ayant échoué à instaurer la paix dans le pays, la pacification fut l’œuvre de la politique « gagnant-gagnant » du gouvernement et que cette paix, vieille d’à peine 13 ans, a eu son prix. Un prix sans nul doute extrêmement élevé, puisqu’il a été convenu avec tous les cadres intermédiaires qui se ralliaient que ne seraient jugés que les dirigeants historiques du Kampuchea démocratique. Ne conviendrait-il pas, dès lors, de laisser aux Cambodgiens, et aux Cambodgiens seuls, le soin d’apprécier si le prix payé pour la paix fut excessif ou non ?

    Mon propos, ce soir comme dans mon livre, est principalement d’aborder le cas de quelqu’un qui appartenait à la catégorie des hauts dirigeants, d’examiner et de réfuter son système de défense et celui de son avocat au regard des crimes majeurs, de ces crimes qui blessent non seulement les nationaux, mais l’humanité toute entière et qui justifient l’existence d’un tribunal soutenu par la communauté internationale.

    Examinons, d’abord, ce que furent ces crimes.

    La première incrimination, celle de génocide, fait débat. Juristes, chercheurs spécialisés dans les crimes de masse, historiens, journalistes sont divisés sur la question de savoir s’il y a eu génocide au Cambodge. Pour faire bref, on parle de génocide lorsqu’un groupe est identifié et que les membres de ce groupe sont exterminés pour la seule raison qu’ils appartiennent à ce groupe. De quel genre de groupe s’agit-il ? La Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide définit le génocide par « l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel: meurtre de membres du groupe; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

    La loi créant les CETC reprend au mot près cette définition. Mais les magistrats des CETC, dans leur interprétation de la Convention de 1948, s’en sont tenus à une forme de jurisprudence consistant à privilégier la particularité raciale ou ethnico-religieuse du groupe ciblé.

    Pourtant, l’auteur même du mot génocide, le professeur de droit international pénal Raphaël Lemkin, s’est écarté lui-même de cette conception restrictive du mot. Il donne du génocide la définition suivante : « Un plan coordonné de différentes actions ayant pour but la destruction des fondations essentielles de groupes nationaux avec comme objectif d’anéantir ces groupes eux-mêmes. (…) Le génocide est dirigé contre le groupe national en tant qu’entité et les actions qu’il implique sont dirigées contre les individus, non pas en tant qu’individus, mais en tant que membre de ce groupe national. »

    Reste alors à déterminer ce qu’on entend par groupe national. Un groupe national, contrairement à une interprétation parfois donnée de ce concept, ne signifie pas nécessairement une « minorité nationale ». Une étude des Nations unies souligne d’ailleurs que « la définition du génocide n’écarte pas les cas où les victimes font partie du même groupe [ethnique] que les auteurs. » Ce que confirment les experts désignés par le secrétaire général de l’ONU pour examiner le cas du Cambodge : « Le peuple khmer du Cambodge constitue certainement un groupe national au sens de la Convention. »

    On aurait pu espérer que les magistrats des CETC ne s’en tiennent pas à l’interprétation la plus restrictive qui soit, ne retenant que deux groupes ciblés, les Chams et les Vietnamiens. Ni les bouddhistes, ni les Khmers kroms, ni surtout le peuple nouveau n’ont constitué, aux yeux des magistrats, des groupes définis et ciblés. Le temps me manque pour développer les arguments que j’ai utilisés dans mon livre en faveur de la reconnaissance du peuple nouveau comme un groupe identifié et ciblé, soumis à une extermination en masse, sous des formes diverses : exécutions, travaux forcés extrêmement épuisants, sous-alimentation délibérée, soins refusés aux malades, déportations successives équivalant à autant de marches à la mort. L’intention de détruire ce groupe est attestée par de nombreux slogans comme ceux relevés par Henri Locard. Elle est confirmée par la manière extrêmement brutale dont s’est opérée, en avril 1975, l’évacuation forcée des villes qui constitue l’acte fondateur de la discrimination du peuple nouveau. De toute façon, il n’y a aucun doute sur le fait que le peuple nouveau ait fait l’objet des pratiques qui entrent dans les différents actes énumérés dans la Convention de 1948 pour caractériser le génocide.

    Selon Pierre Vidal-Naquet, qui a beaucoup étudié les génocides: « Il est tout à fait clair que lorsqu’un pouvoir d’État fait en sorte que des hommes, des femmes, des enfants soient massacrés partout ou presque partout où ils se trouvent simplement parce qu’ils sont nés membres du peuple nouveau sous le règne des Khmers rouges, on est en droit de parler d’un État criminel et de génocide. »

    L’élimination du peuple nouveau confère au génocide cambodgien une dimension toute particulière. Car l’extermination en masse des citadins signifie l’élimination des catégories les plus éduquées de la nation. Nulle part dans l’histoire récente de l’humanité, on n’a vu à un tel degré ce qui s’est produit au Cambodge : l’élimination des ressources humaines au point de faire disparaître des professions entières et la capacité de les recréer. Si l’élimination physique de plus de deux millions de personnes est un crime abominable qui n’autorise  ni pardon, ni oubli, je ne sais comment qualifier ce crime qui consiste à priver un peuple du savoir hors duquel il n’y a plus de société, il n’y a plus de civilisation, il n’y a plus que le retour à l’âge de pierre d’un peuple frappé par une immense perte de sens. C’est à ce niveau que les Khmers rouges ont ramené le Cambodge, comme l’observait M. Akashi, qui a dirigé l’APRONUC. Ce crime, le peuple cambodgien va en supporter les conséquences longtemps encore. Parce qu’on ne reconstitue pas en quelques années les métiers dont une économie a besoin. Parce qu’on ne forme pas en trois ou quatre décennies les cadres en nombre suffisant dont une société a besoin pour instaurer l’Etat de droit et faire vivre une démocratie garante des droits individuels et collectifs. Parce que le minimum d’éthique collective qui doit rassembler une nation autour de valeurs essentielles ne s’atteint qu’au prix de générations d’efforts. Même lorsque les survivants de cette tragédie auront tous disparu, la société cambodgienne sera encore affectée par ce qui fut aussi un immense génocide culturel.

    Pour clore ce point, je citerai Benjamin Whitaker, rapporteur spécial de l’ONU sur la Convention de 1948. Dans un rapport resté fameux, il écrivait : « On estime qu’au moins deux millions de personnes parmi un total de sept millions furent tuées par le gouvernement du Kampuchea démocratique du Khmer rouge Pol Pot. Même selon la définition la plus restrictive, ceci constitue un génocide. »

    Il y a eu génocide, mais il y a eu aussi de très nombreux crimes contre l’humanité dont Khieu Samphan est accusé. La loi créant les CETC les définit comme suit. « On entend par crime contre l’humanité, qui est imprescriptible, l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile pour des motifs nationaux, politiques, ethniques, raciaux ou religieux, tels que : le meurtre, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, l’emprisonnement, la torture, le viol, la persécution pour motifs politiques, raciaux ou religieux, tous autres actes inhumains. »

    Le crime contre l’humanité se distingue du génocide en ce qu’il ne concerne pas un groupe donné, identifié comme tel, mais s’applique à des massacres en masse, à l’extermination systématique de personnes sans que celles-ci soient nécessairement constituées en groupes ciblés. C’est le cas chaque fois que l’humanité de l’individu est niée ou, pour reprendre la formule de la juriste Mireille Delmas-Marty, « là où la singularité de chaque être et son égale appartenance est déniée, là où son “humanitude” est atteinte. »

    L’évacuation forcée des villes et les conditions dans lesquelles elle a été imposée aux populations, les déportations successives, la transformation du pays en un immense camp de travaux forcés dont les habitants sont réduits à l’état d’esclaves, la famine organisée, les mariages forcés, l’élimination physique comme méthode de gouvernement, le sort réservé aux personnels civils et militaires des régimes antérieurs, l’élimination des communistes rentrés du Vietnam en 1970, l’extermination des Chinois sont incontestablement des crimes contre l’humanité.

    Troisième incrimination retenue contre Khieu Samphan, celle de violations graves des Conventions de Genève. C’est ce qu’on appelle aussi des crimes de guerre. Les quatre Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels protègent les populations qui ne prennent pas part aux hostilités : les civils et les personnels de santé et d’assistance humanitaire et ceux qui ne participent plus aux combats parce qu’il s’agit de soldats blessés, malades, naufragés ou prisonniers. L’article 6 de la loi sur les CETC confère à celles-ci la compétence pour juger des violations graves de ces Conventions.

    Pour que celles-ci s’appliquent, il faut qu’un état de guerre existe, même s’il n’est pas formellement reconnu. Un état de guerre existe depuis le 19 avril 1975 entre le Kampuchea démocratique et le Vietnam. C’est en effet deux jours après la prise de Phnom Penh que l’armée du Kampuchea démocratique commence une série d’attaques contre le Vietnam. Certes, cet état de guerre n’est pas formellement reconnu avant la rupture des relations diplomatiques qui n’interviendra que le 31 décembre 1977. Mais l’article 2, commun aux quatre Conventions, précise qu’elles s’appliquent «même si l’état de guerre n’est pas reconnu » par l’une des parties.

    Les Conventions s’appliquent donc et elles ont lieu de s’appliquer puisqu’il y a eu massacres de populations civiles vietnamiennes en territoire vietnamien et exécution, en particulier au centre de sécurité S21, de civils et de soldats vietnamiens capturés.

    La population civile vietnamienne a été la cible privilégiée des attaques de l’armée du Kampuchea démocratique. L’ordre de tuer un maximum de civils a été explicitement donné ainsi que le confirme un propos de Pol Pot rapporté par Sa Majesté Norodom Sihanouk: « J’ai commencé par envoyer notre armée au Kampuchea Krom avec pour mission de tuer le maximum d’hommes, femmes, enfants de cette maudite race. » Le journaliste Nayan Chanda qui s’est rendu dans la zone frontalière côté Vietnam en mars 1978 décrit « les villages en ruines, les rizières abandonnées, des tombes par centaines, le même spectacle se répétait inlassablement tout le long de la frontière ». Arrivé dans la commune de My Duc qui venait de subir une attaque des Khmers rouges, il décrit les corps des civils massacrés, des femmes violées et mutilées, des enfants découpés, du bétail abattu.

    Dans le jugement de Duch, il est indiqué que sur les personnes exécutées à S21 qui ont été identifiées et dont la liste a pu être établie, 345 sont décrites comme vietnamiennes, soit 128 soldats, 79 civils et 144 espions, sans qu’il soit précisé si ces derniers étaient des Vietnamiens vivant au Cambodge ou de présumés émissaires du gouvernement vietnamien. De ce fait, dit le jugement, « les Vietnamiens ont été les plus nombreux de tous les prisonniers étrangers détenus au centre S21. » Le jugement précise que Duch a reconnu que des prisonniers vietnamiens, civils et militaires ont été amenés à S21 dès 1975. Les prisonniers de guerre sont arrivés à S21 vêtus de leur uniforme militaire et donc parfaitement identifiables comme tels. Parmi les civils, se trouvaient des femmes et des enfants. Il n’est donc pas contestable qu’il y ait eu violations graves des Conventions de Genève.

    Il me faut quand même signaler le paradoxe qui consiste à juger des pratiques condamnables à l’occasion d’un état de guerre, tout en restant muet sur les origines de cet état de guerre. Pourtant, les faits sont établis et je les rappelle dans mon livre, il y a bien eu agression du Kampuchea démocratique contre le Vietnam. Or, si on se réfère à la jurisprudence de Nuremberg et de Tokyo, l’agression est considérée comme, je cite, «le crime international suprême.» Pourtant ce crime contre la paix, sanctionné par la Charte des Nations unies et par la résolution de 1974 de l’Assemblée générale de l’ONU, n’est pas retenu par les CETC, en particulier contre Khieu Samphan qui fut, avec Nuon Chea et Ieng Sary, étroitement associé à la décision de rompre les négociations avec le Vietnam.

    On ne s’en étonnera qu’à moitié, car cela aurait constitué une remise en question des décisions très politiques du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale de l’ONU en 1979 suite à l’intervention vietnamienne motivée par des raisons de sécurité nationale. Cela aurait déplu à la Chine et aux États-Unis, les deux principaux acteurs de décisions destinées à enlever toute légitimité à l’intervention vietnamienne. Même rétrospectivement, le droit s’incline devant les considérations diplomatico-politiques.

    Dans un entretien à un journal allemand, Khieu Samphan déclarait en octobre 1980, « Les politiques du Kampuchea démocratique furent le résultat de décisions d’un leadership collectif. » Ce faisant, il avouait alors ce qu’il nie aujourd’hui : sa participation à une entreprise criminelle commune, c’est-à-dire à un plan concerté entre plusieurs personnes pour mettre en œuvre les politiques qui se sont traduites par les grands crimes que je viens de décrire. Le concept d’entreprise criminelle commune, récusé par la défense, n’est pas neuf. Il formule dans des termes nouveaux, une complicité collective dans la décision et la mise en œuvre d’actes criminels. Il vient des jugements de Nuremberg et de Tokyo où il a été reconnu que « les accusés, ensemble avec d’autres personnes, ont participé en qualité de dirigeants, d’organisateurs, d’instigateurs ou de complices à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan commun de conspiration et sont responsables de tous les actes commis par eux-mêmes ou par n’importe quelle personne en exécution de ce plan. »

     Un des protagonistes de cette entreprise criminelle commune fut Khieu Samphan. Il fut l’idéologue du collectivisme agraire. Dans sa thèse, il avait écrit qu’un tel projet «nécessite l’élimination de l’influence socioculturelle des classes pénétrées des techniques et des civilisations étrangères » et que ce projet « ne sera possible que par voie d’autorité. » Il fut un des compagnons les plus indéfectibles de Pol Pot qui en avait fait le Chef de l’Etat du Kampuchea démocratique. Pour sa défense, il a choisi l’avocat Jacques Vergès.

    On assiste à un partage des tâches dans leur système de défense. Au fil du temps et de l’émergence des traces indiscutables des faits commis, Khieu Samphan peu à peu les a, dans une certaine mesure, reconnus et même parfois justifiés. Avec la même progressivité, il a nié toute implication personnelle dans les choix de la direction collégiale du Kampuchea démocratique. Depuis son arrestation, il affirme qu’il n’a rien vu, qu’il ne savait rien, qu’il n’a rien fait puisqu’il n’était rien.

    Pour sa part, Jacques Vergès, cet ancien avocat du nazi Klaus Barbie, s’est engagé dans une vaste opération négationniste. Il minimise les faits et parle de morts « involontaires » à propos des centaines de milliers de victimes des travaux forcés, de la famine organisée, de la privation délibérée de soins, de la terreur et de l’élimination physique comme sanction. Il conteste qu’il y ait eu génocide. Il récuse la notion d’entreprise criminelle commune. Il réduit le rôle de Khieu Samphan à celui d’un « compagnon de route » des communistes cambodgiens, sans responsabilité dans l’appareil dirigeant.

    Pour réfuter Jacques Vergès et son client et ami, pour relever les multiples mensonges dont fourmillent leurs propos et écrits, il m’a fallu plonger dans les archives du Kampuchea démocratique  - et j’en profite pour remercier Youk Chhang et DC-Cam pour l’aide qui m’a été apportée. Il m’a fallu aussi relire et comparer les travaux d’historiens essentiels comme Chandler, Heder et Kiernan et de journalistes consciencieux et crédibles comme Deron et Short. Mais cela n’a pas suffi. C’est la vie même de Khieu Samphan que j’ai du parcourir depuis les débuts de sa scolarité à Kompong Cham où il se retrouve dans la même école et dans la même troupe de théâtre qu’un certain Saloth Sâr, mieux connu comme chacun sait sous le nom de Pol Pot, alors que, un exemple parmi des centaines de ses mensonges, dans son premier livre Khieu Samphan affirme avoir rencontré pour la première fois en 1970 « celui qu’il ne connaissait que de nom », écrit-il.

    C’est ainsi qu’il m’a été possible de confirmer l’engagement politique de Khieu Samphan dès son arrivée à Phnom Penh et son adhésion au communisme lors de son séjour en France où il va développer, dans sa thèse doctorale en économie, le projet de collectivisme agraire radical qui sera mis en œuvre à partir de 1973 dans les zones dites libérées et sur la totalité du pays à partir de 1975. A Paris, membre du PCF, il préside le Cercle marxiste-léniniste des étudiants khmers où il se fait connaître pour sa radicalité et son nationalisme. Ce premier engagement va faire de lui, dès son retour au Cambodge, un militant actif du parti dirigé par Pol Pot. Les apparences fournies par son activité de 1959 à 1967, dont se sert Vergès pour décrire son faible engagement politique, ne trompent pas. Le directeur du journal l’Observateur, le professeur et ensuite le député du Sangkum puis le secrétaire d’Etat à l’Economie sont des manières de remplir le rôle qui lui est assigné : « c’était le travail de front uni » comme il l’a déclaré lui-même. Nuon Chea confirmera plus tard ce rôle de Khieu Samphan au nom du parti communiste auprès des milieux intellectuels, auprès des enseignants et auprès de certains cercles sihanoukistes. Comme je le démontre dans mon livre, contrairement à ce qu’écrit Khieu Samphan, il n’a pas attendu son entrée dans le maquis en 1967 pour faire la connaissance du PCK. Contrairement à ce qu’affirme Jacques Vergès, ce n’est pas un « compagnon de route » qui entre cette année-là dans la clandestinité. C’est un militant communiste bien trempé, qui a réussi à donner le change depuis 1959.

    Alors qu’il répète, qu’il ne savait rien, qu’il n’a rien vu, qu’il n’a rien fait parce qu’il n’était rien, peut-on l’accuser des grands crimes que je viens de rappeler ? L’analyse des documents et des témoignages fournit assez d’éléments de preuve pour démentir Khieu Samphan sur chaque point.

    Il savait. D’abord parce que nous avons la trace des décisions auxquelles il a participé, qu’il s’agisse de décisions prises avant le 17 avril 1975 comme l’évacuation forcée des villes, la collectivisation intégrale et l’abolition de la monnaie ou qu’il s’agisse de décisions prises après la prise de pouvoir soit par le Comité permanent du Comité central aux réunions duquel il a participé à de très multiples reprises, soit par le Comité central dont il était membre, soit en sa qualité de membre puis de directeur du Bureau 870 où parvenaient des milliers de rapports divers. En outre, Khieu Samphan, comme les autres cadres était informé des politiques décidées, notamment par la lecture des deux revues mensuelles du Parti : Le drapeau révolutionnaire et Jeunesse révolutionnaire. L’usage très fréquent dans ces publications, que nous avons conservées, du terme khmer « kâmtech » (qui signifie « écraser, détruire ») pour désigner la manière de traiter les ennemis de la révolution n’aura pas échappé à son attention. Il connaissait le sens de ce mot, utilisé notamment dans l’appareil de sécurité. Il n’ignorait rien des purges en cours et j’ai relevé vingt noms de personnalités exécutées qui avaient été des proches et parfois même des très proches de Khieu Samphan. Duch nous a fourni un témoignage qui confirme que Khieu Samphan connaissait l’existence de S21 qu’il dit avoir apprise seulement avec le film de Rithy Panh. Sur la terreur régnant dans tout le pays, sur l’éradication du bouddhisme, sur les mariages forcés, sur la décision d’attaquer le Vietnam comme sur les massacres de populations civiles vietnamiennes au Vietnam, nous disposons d’éléments qui permettent d’affirmer que cela aussi, il le savait.

    Il a vu. Quand il explique qu’il était cloîtré dans son bureau et qu’il n’a rien vu, il manifeste ce manque de crédibilité très caractéristique du discours communiste. Nous disposons des témoignages de Sa Majesté Norodom Sihanouk, que Khieu Samphan a accompagné lors de déplacements en province, ceux du chauffeur, ceux des survivants qui ont vu Khieu Samphan, personnage très connu, sur des sites de grands travaux comme des barrages, des canaux ou encore l’aéroport près de Kompong Chhnang ; des chantiers où des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants étaient réduits à l’état d’esclaves, en haillons, contraints au silence, travaillant de leurs seules mains, sous-alimentés, épuisés et malades, soumis à des châtiments corporels et le plus souvent battus à mort ou exécutés de nuit, lorsqu’ils n’atteignaient pas les quotas de terre à creuser et à emporter. Khieu Samphan, faisaient partie de ceux qui supervisaient ces travaux. Il a vu dans quel état se trouvait le peuple.

    Il n’était rien, prétend-il. Encore une fois, Khieu Samphan réécrit l’histoire. D’abord, c’est une figure historique, presqu’une légende, lorsque commence la guerre en 1970. Intellectuel diplômé de la prestigieuse Sorbonne, il fut un journaliste courageux. Lorsque, en accord avec le Parti, il fait de l’entrisme et rallie le Sangkum, c’est un député à juste titre réputé pour son honnêteté et son humilité. C’est un élu proche des gens. Et lorsqu’il disparaît en 1967, il est considéré comme un héros, sinon un martyr. Il jouit donc d’une immense popularité. Qu’il met sans hésiter au service du Parti. Il appartient de fait à la direction du PCK tout au long du conflit 1970-1975. Il en est une des expressions publiques.  Rien ne change après avril 1975. Que du contraire puisqu’il est membre du Comité central et assiste très souvent aux réunions du Comité permanent, comme le prouvent les nombreux procès-verbaux. Il exerce des fonctions et ensuite la direction au Bureau 870, qui est en quelque sorte le secrétariat général du Comité permanent. Pol Pot lui a confié la délicate mission de faire le lien avec une figure dont les Khmers rouges ne peuvent se débarrasser, Norodom Sihanouk auquel il succède à la tête de l’Etat en 1976. Pour quelqu’un qui n’était rien, il fut le seul, avec Nuon Chea, à avoir été cité dans un discours de Pol Pot. Pour quelqu’un qui n’était rien, c’était une des quatre voix de la direction du PCK, avec Pol Pot, Nuon Chea et Ieng Sary autorisée à s’adresser aux cadres du PCK et à la population.

    Il n’a rien fait, ose-t-il affirmer. Comme la plupart des dirigeants nazis jugés à Nuremberg, Khieu Samphan n’a pas tué de ses propres mains. Mais il a participé aux décisions qui ont entrainé la mort de millions de personnes. Je l’ai déjà indiqué, il a participé aux décisions relatives à l’évacuation forcée des villes et à la division du peuple en deux catégories de même qu’aux décisions concernant la collectivisation intégrale, conformément aux idées défendues dans sa thèse doctorale. Il a supervisé la liquidation du FUNK et du GRUNC, structures créées en 1970 par celui qui était alors le Prince Norodom Sihanouk dont les non communistes furent presque tous éliminés. Le 30 mars 1976, il participe comme membre de plein droit à la réunion du Comité central où on désigne les autorités du Kampuchea démocratique qui ont « le pouvoir de décider de l’exécution au sein et en dehors du rang. » Une délibération qui fait de lui une des personnes autorisées à décider de l’exécution de tout individu considéré comme un ennemi au sein ou en dehors du PCK. Une décision à laquelle Duch fait référence lorsqu’il déclare: « La décision de tuer n’était pas faite par un seul homme, pas seulement Pol Pot, mais par le comité central tout entier. » Au nom du Bureau 870 qu’il a dirigé, Khieu Samphan a ordonné des enquêtes dont le résultat ultime fut l’envoi de cadres administratifs puis de responsables politiques à S21.

    Non seulement, Khieu Samphan a agi en actes, mais également en paroles. Il fut l’orateur officiel de l’Angkar à de multiples reprises et en particulier lorsqu’il s’agissait de célébrer l’anniversaire du 17 avril 1975. Ses appels à la vigilance révolutionnaire et à la nécessité de détruire l’ennemi intérieur alimentent tous ses discours. Ainsi, par exemple, le 15 avril 1978, au stade olympique, Khieu Samphan prononce un discours d’une rare violence au cours duquel il appelle à « dépister et exterminer tous les éléments implantés dans nos rangs dissimulés comme cadres à différents échelons et dans les camps ». Il défend vigoureusement la politique d’autarcie et de collectivisation totale. Ses appels répétés à la vigilance révolutionnaire sont autant d’incitations à la délation lors des séances quotidiennes de critiques et d’autocritiques.

    Mon livre contient de nombreux autres exemples que Khieu Samphan savait, qu’il a vu, qu’il exerçait des responsabilités en vertu desquelles il a décidé et soutenu les politiques criminelles du Kampuchea démocratique. S’il affirme aujourd’hui, un mensonge de plus, tout ignorer de la décision d’évacuer les villes et de procéder à la collectivisation totale, il se réjouit par contre des réalisations des coopératives populaires. S’il ne nie plus, comme il l’a fait longtemps, l’existence de S21, il considère aujourd’hui que c’est peu de chose au regard de l’immense S21 que constituerait à ses yeux le Kampuchea krom. Et ce qui est le plus remarquable, c’est le respect et l’admiration qu’il témoigne, aujourd’hui encore, pour Pol Pot. Le documentaire intitulé « Facing Genocide » nous montre un Khieu Samphan qui nie tout, mais qui en fait ne renie rien.

    Avant de conclure, j’aimerais souligner un aspect particulier de la responsabilité de Khieu Samphan. Car s’il est évidemment très important de vérifier sa participation aux génocides, aux crimes contre l’humanité, aux violations graves des Conventions de Genève, il me paraît aussi important de souligner sa responsabilité intellectuelle et morale. Voilà un homme qui a mis au service du plus abject des régimes sa réputation d’intellectuel, d’économiste, de journaliste influent, de parlementaire honnête et humble soucieux des plus démunis, gratifié par Norodom Sihanouk d’une confiance nouvelle puisque celui en fait, en 1970, une des plus éminentes personnalités du FUNK et du GRUNC. Au nom des forces politiques et militaires qui vont s’emparer moins de deux mois plus tard de Phnom Penh, dans un document signé de sa main, daté du 26 février 1975 et radiodiffusé, Khieu Samphan déclare que ces forces vont s’en tenir, je cite « à la politique de large union de toute la nation et de tout le peuple, sans distinction de classes sociales, de tendances politiques, de croyances religieuses, et sans tenir compte du passé de chacun, à l’exception de sept traîtres. » Or, il a participé à de multiples réunions qui préparaient le contraire, qui préparaient l’évacuation forcée des villes, l’éradication des religions, l’élimination du personnel civil et militaire de la République khmère, la division du peuple en nouvelles catégories, son enfermement dans un collectivisme absolu et la disparition de toutes les libertés fondamentales. Il a accepté que sa réputation soit de nouveau mise à profit lorsqu’il est devenu le président de l’État et un membre incontournable du Bureau 870. L’usage qu’il a fait de cette double fonction a exercé une influence décisive auprès des cadres et militants du PCK, auprès des forces armées du Kampuchea démocratique, auprès de l’appareil de sécurité. C’était une personnalité écoutée et respectée. La manière dont d’anciens cadres du Kampuchea démocratique parlent de lui, aujourd’hui encore, en témoigne. Ses propos, lors de ses discours comme lors des formations politiques qu’il assurait, constituaient une approbation publique du régime et de ses pratiques. Il a légitimé au plus haut niveau de l’État les crimes abominables perpétrés par cet État et par le Parti dont il était un dirigeant. Ses discours ont renforcé la conviction de ceux qui l’écoutaient qu’ils avaient le droit de vie et de mort sur autrui. Le cas de Khieu Samphan pose avec éclat la responsabilité de l’intellectuel lorsqu’il apporte sa caution à un projet politique.

    Je veux terminer par ce qui, à mes yeux, constitue l’essentiel.

    Ce qui est en jeu dans le procès qui va commencer lundi, bien plus que le rôle respectif des uns et des autres dans l’appareil dirigeant du Kampuchea démocratique, c’est de fournir aux survivants les mobiles à l’origine de la perte des êtres qui leur sont chers et plus encore de donner une explication sur le choix qui a été fait de recourir à la barbarie pour parvenir à des fins que l’on présentait comme nobles. Les victimes ont des droits. Les CETC représentent un progrès de ce point de vue, même si la lettre de la loi est interprétée de manière restrictive sous la pression de magistrats de culture juridique anglo-saxonne qui, systématiquement, s’emploient à réduire la place des parties civiles, place inexistante dans la common law.

    Ce qui est en jeu dans le procès des dirigeants, ce n’est pas le sort de 4 vieillards. C’est leur volonté, une fois de plus présente dans l’histoire de l’humanité, de recourir à une idéologie du mépris qui rejette toute forme d’altérité, parce qu’il s’agit d’édifier un prétendu homme nouveau. On ne construit pas le surhomme en éliminant les sous-hommes, comme le prétend le projet fasciste. On n’instaure pas l’égalité absolue entre Khmers purs en exterminant toutes celles et ceux qui sont différents, comme s’y sont employés les polpotistes. Une fois de plus, une fin totalement discutable a justifié les pires des moyens. C’est dans le choix des moyens par les idéologues que réside le problème majeur. Ces moyens employés identifient la fin réellement poursuivie.

    On ne répétera jamais assez que la fin se trouve déjà dans les moyens. Mais de cela, la conscience universelle tarde à être pénétrée. Encore et toujours, les réflexes identitaires, le rejet de l’autre nourrissent le nationalisme dont « la vertu première, comme le rappelle le grand écrivain libanais Amin Maaluf c’est de trouver pour chaque problème un coupable plutôt qu’une solution ». Encore et toujours, on voit revenir des saisons où ce qu’André Malraux appelait le « temps du mépris » dément une nouvelle fois le « plus jamais ça » espéré à Nuremberg.

    C’est la raison pour laquelle le droit international pénal doit s’imposer toujours davantage. Affirmer qu’il y a eu génocide, crime contre l’humanité, violation grave des Conventions de Genève, ce n’est pas seulement constater les pires des crimes, identifier et condamner ceux qui en portent au plus haut niveau la responsabilité, c’est aussi et surtout, comme un cri qui fait écho à celui des martyrs, rejeter toutes les formes de mépris et affirmer, avec toute la force requise, la valeur suprême à défendre et à protéger : la valeur infinie de chaque être humain et de la dignité qui est en lui.

    Je vous remercie de votre attention.

    Raoul Marc JENNAR

  • Bonjour Do.

    Est-ce sur ton site que j’aurais lu il y’a de cela trois ou quatre années, un article (aujourd’hui introuvable) intitulé : la Sorbonne, l’école du crime ! Article dans lequel Khieu Shampan avait déclaré à ses détracteurs : " Mais je suis un enfant de la Sorbonne !" .

    Sinon, peut-être pourrais-tu m’aider à le retrouver.

    Mille merci .

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