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Assassinat - 30 mai 2013 - Avec le drone armé, on abat les gens comme du gibier.

jeudi 30 mai 2013, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 30 mai 2013).

UNE FRAPPE CHIRURGICALE C’EST QUAND
LES AMÉRICAINS BOMBARDENT UN HÔPITAL
Celui qui clique est un assassin : un opérateur clique sur un écran dans le Nevada et quelqu’un meurt au Pakistan. Quand Obama dit qu’il veut fermer Guantánamo, c’est parce qu’il a choisi le drone Predator à la place. Il remplace la détention arbitraire par l’exécution extrajudiciaire. Et la fRANCE (petit "f" et grand "RANCE") veut des drones !

Avec le drone armé, “on abat les gens comme du gibier”

http://www.lesinrocks.com/2013/05/2…

25/05/2013 | 12h30

par Jean-Marie Durand

Vol du drone Triton en Californie le 22 mai 2013 (Reuters)

La guerre du XXIe siècle a inventé une nouvelle arme fétiche et fatale : le drone. Un objet de terreur aveugle éclairé par le jeune philosophe Grégoire Chamayou dans une puissante réflexion critique.

Avec le drone armé, utilisé par l’armée américaine depuis le début des années 2000, et bientôt par la France, la guerre change de visage. Mais, à distance, la “guerre sans risques” est-elle encore la guerre ? Pour le philosophe Grégoire Chamayou, auteur d’une impressionnante Théorie du drone, le drone Predator prolonge en réalité l’histoire des chasses à l’homme en transformant l’usage de la violence armée en pur abattage. Analyse d’une arme de terreur et de terrorisation.

Quel enjeu philosophique avez-vous voulu soulever avec votre théorie d’une arme telle que le drone ?

Grégoire Chamayou - Le drone, c’est un “objet violent non identifié” : il met en crise les catégories de pensée traditionnelles. Concrètement, un opérateur clique sur un écran dans le Nevada et quelqu’un meurt au Pakistan. L’action se disloque. Où a lieu l’action de tuer, lorsqu’elle est écartelée entre des points si distants ? Un premier enjeu, c’est d’analyser ces crises d’intelligibilité. Mais il y a aussi une visée critique : aujourd’hui, aux Etats-Unis et en Israël, des philosophes liés aux institutions militaires travaillent très activement à légitimer l’usage de cette arme, à justifier la conversion de la violence armée en “assassinats ciblés” par les airs. Il y a un enjeu, et même une urgence, à répliquer. Quand l’”éthique” participe de l’effort de guerre, la philosophie devient, plus que jamais, un champ de bataille.

Cette théorie fait suite à votre précédent essai, Les Chasses à l’homme. Situez-vous ce nouveau travail dans une continuité ?

Oui, le drone est l’avatar le plus contemporain, le plus technologique de cette histoire-là. C’est l’emblème de ce que les Etats-Unis appellent aujourd’hui, dans leurs propres documents stratégiques, la “guerre comme chasse à l’homme”. Elle a ses méthodes et son personnel : des contracteurs militaires recrutent carrément des analystes “chasseurs d’homme” par petites annonces. Le drone est l’instrument de la politique officieuse de la Maison Blanche : tuer plutôt que capturer. Avec une telle arme, c’est pratique, vous ne pouvez pas faire de prisonnier. Quand Obama dit qu’il veut fermer Guantánamo, c’est parce qu’il a choisi le drone Predator à la place. On règle le problème de la détention arbitraire par l’exécution extrajudiciaire.

Cibler, traquer, attaquer : à partir de quels critères les opérateurs procèdent-ils ? Qu’est-ce que l’analyse des formes de vie sur laquelle ils se reposent ?

Le droit des conflits armés impose de ne cibler directement que des combattants, pas des civils. Mais lorsqu’on remplace les troupes au sol par des drones, il n’y a plus de combat. Comment faire la différence, à l’écran, entre la silhouette d’un non-combattant et celle d’un combattant sans combat ? La plupart des frappes de drones américains ciblent des individus dont les autorités ignorent l’identité exacte. En filmant les déplacements, en suivant les cartes SIM, on trace des cartes, des graphes socio-spatiaux, dont on extrait des “profils”. Le marketing fondé sur l’analyse des données ne fait pas autre chose. Sauf que là, le profilage probabiliste sert à fonder des décisions de mort : votre “pattern of life” nous dit qu’il y a, mettons, 90 % de chances que vous soyez un militant hostile, donc nous avons le droit de vous tuer. De fait, comme le confie un officiel américain : “Ils comptent les cadavres, mais ils ne sont pas vraiment sûrs de qui il s’agit”.

Vous cherchez donc à déconstruire un discours militaire dominant, qui, bien que fondé sur une prétention humanitaire, ne vise qu’à “surveiller et anéantir”.

Il y a un discours que je qualifie “d’humilitaire” : la fusion de l’humanitaire et du militaire. On nous dit que le drone est une arme très humaine, qu’elle constitue un progrès sans précédent dans les technologies humanitaires. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Une arme humaine alors qu’il n’y a pas d’homme à son bord ! Si l’humanitaire c’est prendre soin des vies humaines en détresse, comment un instrument de mort pourrait-il l’être ? Les drones permettraient de sauver des vies. Mais lesquelles ? Les nôtres ! On est dans une sorte de nationalisme vitaliste, dans l’autopréservation hautaine des vies nationales. Cela sauverait aussi des vies dans l’autre camp, nous dit-on. Cet argument des “frappes chirurgicales” ne tient pas. Mais de quoi au juste sauverait-on des vies ? De soi-même, de sa propre puissance de mort. C’est un discours très étonnant, qui fusionne la destruction et le soin, le meurtre et le “care”.

Que recouvre votre concept “nécroéthique” ?

Le drone, vu du prisme des catégories traditionnelles de la vertu guerrière — courage, bravoure, sacrifice —, apparaît comme une arme du lâche, qui n’expose jamais sa vie. Avant même les pacifistes, ce sont des pilotes de l’Air Force qui se sont opposés aux drones. Avec une telle arme, l’héroïsme devient impossible ; il y a une crise dans l’ethos militaire. Guerroyer, c’était apprendre à mourir. Il faut désormais apprendre à tuer sans jamais risquer sa peau. Alors que l’éthique s’est définie comme une doctrine du bien vivre et du bien mourir, la “nécroéthique” émerge au contraire comme une doctrine du “bien tuer”.

La guerre sans risques promise par le drone n’est-ce pas l’idéal pour les civils que la guerre effraie ?

J’esquisse une généalogie d’une morale guerrière contemporaine. Cet impératif de conduire des guerres sans perdre aucun soldat, on le voit émerger clairement en 1999 lors de la guerre au Kosovo ; l’Otan décide de faire voler ses avions à une altitude de 15 000 pieds, ce qui les met absolument hors d’atteinte. Préservation absolue des vies occidentales au détriment de la précision des tirs : on choisit de mettre les vies des militaires de son camp au-dessus de celles des civils kosovars qu’on était censés protéger. Les théoriciens de la guerre juste sont alors scandalisés par ce principe d’immunité du combattant national. Le philosophe Michael Walzer(1), s’interroge : la guerre sans risques est-elle permise ? Il cite Camus : on ne peut pas tuer si on n’est pas prêt à mourir. C’est le problème : sur quoi se fonde le droit de tuer ? A la guerre, sous certaines conditions, l’homicide est décriminalisé. Cela se fonde sur une convention tacite : si j’accorde à l’ennemi le droit de me tuer impunément, c’est parce que je veux pouvoir en faire autant de mon côté. Autrement dit, ce droit se fonde sur un rapport de réciprocité. Que se passe-t-il lorsque celle-ci disparaît, dans sa possibilité même ? Dans une guerre sans risques, où, comme le dit une publicité pour drone, “personne ne meurt, sauf l’ennemi”, on abat les gens comme du gibier.

Vous évoquez Kant, pour qui un Etat n’a pas le droit de transformer ses citoyens en assassins. Cela reste-t-il pour vous un élément clé de la théorie du drone ?

Ce qu’on nous fait faire nous fait être. Je veux dire : commettre certains actes peut nous faire devenir quelqu’un d’autre. Un pouvoir peut-il nous faire faire tout et n’importe quoi ? Ou y a-t-il des métamorphoses interdites ? Pour Kant, un Etat ne peut pas transformer ses sujets en assassins. En combattants, peut-être, en assassins, non. Je m’intéresse aussi aux cas de refus de tirer sur le soldat nu, discutés par Michael Walzer et Cora Diamond(2). Ces soldats qui refusent de tirer sur un ennemi car il n’est pas dans une posture de combattant. Ils ne refusent pas de combattre en général, mais ils ne se sentent pas de faire ça. La question se pose pour les opérateurs de drone eux-mêmes : avec quoi va-t-on avoir à vivre, si on fait ça ? L’un d’entre eux, l’un des rares à avoir parlé publiquement après avoir démissionné, a donné un témoignage très fort : “Je voudrais que mes yeux se décomposent”. La guerre est devenue pour eux un télé-travail. Ils cloisonnent leurs activités : tuer la journée et rentrer à la maison le soir ; les psychologues militaires sélectionnent des psychismes capables de compartimenter, de ne pas y repenser, de vivre des vies schizophrènes, sans relier entre eux les éléments de leur existence. La question politique, qui se pose aussi à l’échelle d’une société, c’est de savoir ce que l’on devient. Ce que l’on ne veut pas devenir.

Face à ce nouvel usage des armes, que peut le droit ? Les juristes peuvent-ils opposer une conception du droit à la “philosophie” du drone ?

On observe aujourd’hui une prolifération des discours “éthiques”. On parle de moralisation de la vie politique, de réintroduire de la morale sur les marchés… Dans les affaires militaires, on observe un phénomène similaire : une inflation à perte de vue de discours éthiques. Avec de bons codes de conduite, il n’y aura plus de bavures. C’est un mouvement de dépolitisation des problèmes : troquer la critique structurelle contre des aménagements de détail. Dans le même temps, certains juristes travaillent, main dans la main avec les militaires, à réviser le droit pour l’adapter aux usages des drones. Un exemple : classiquement, pour faire usage d’armes de guerre, il faut se trouver dans une zone de conflit armé, un lieu délimitable ; or, le drone chasseur-tueur est utilisé pour frapper n’importe où, dans des zones où la guerre n’est pas déclarée : la Somalie, le Yémen, le Pakistan… Au nom de quoi ? Au nom d’une conception “ciblocentrée” du droit de la guerre et non plus “géocentrée” : la zone de conflit, c’est le corps de l’ennemi ou de la proie ; or, cette proie est mobile, on prétend donc la suivre partout dans le monde. Le corps de l’ennemi comme champ de bataille et le monde entier comme terrain de chasse. Le danger est immense car si on accepte cette conception ciblocentrée du droit des conflits armés, cela revient à accepter un état de guerre sans borne. Contre ces offensives, les juristes critiques ont aujourd’hui un rôle central à jouer.

Les militaires français s’intéressent-ils aux drones ?

Ce que l’état-major français a vu au Mali, avec dix ans de retard, c’est l’usage des drones Predator (utilisés à des fins d’observation – ndlr) par les Américains, stationnés au Niger. Aujourd’hui, en marge de la publication du livre blanc de la Défense, on apprend que la France est en pourparlers avec les Etats-Unis pour l’achat de drones Reaper. Ce sont des drones chasseurs-tueurs. Si l’entourage de Jean-Yves Le Drian avait annoncé vouloir importer les méthodes de torture de la CIA, il aurait sans doute déclenché un tollé.

Mais la nouvelle est tombée sans susciter le moindre émoi. L’opinion publique française est mal informée sur la question des drones.

Les drones font-ils débat aux Etats-Unis aujourd’hui ?

Oui, la polémique est très intense. Il y a bien sûr les défenseurs des droits de l’homme et des libertés qui s’alarment. Des mouvements antidrones sont nés, avec notamment l’ONG Code Pink. Mais la nouveauté de ces derniers mois, c’est qu’une partie de la droite républicaine elle-même, sa frange libertarienne, s’en inquiète, à vrai dire surtout depuis qu’Obama s’en est servi pour faire tuer des citoyens américains à l’étranger, et que les projets de drones policiers se multiplient. Il existe donc un arc de contestation assez large. La question qui se pose à juste titre est l’extension sans précédent du droit de vie et de mort du souverain démocratique.

Théorie du drone (La Fabrique), 178 pages, 14 €

1. Michael Walzer a travaillé sur le concept de “guerre juste”
2. Cora Diamond est spécialiste de philosophie analytique.

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