VIVE LA RÉVOLUTION
Accueil du site > Comment publier un article > L’aberration de Libération

L’aberration de Libération

mardi 28 octobre 2014, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 28 octobre 2014).

http://russeurope.hypotheses.org/2960

27 octobre 2014
Par Jacques Sapir

Libération vient ce commettre un mauvais coup, quelque chose dont ce journal moribond nous avait donné l’habitude depuis 2005 et la campagne du référendum sur le projet de constitution européenne. Mais, cette fois, ce mauvais coup porte sur la Russie et prend la forme d’une pseudo-enquête sur les « réseaux de Poutine » en France. Il est frappant que, dans l’esprit de ces « journalistes », on ne puisse défendre des positions qu’au travers de réseaux. Sans doute est-ce le reflet du monde grégaire dans lequel ils vivent. Mais il y a plus grave. Il y avait une tradition dans la presse française, qui remontait à Émile Zola ; c’était celle de « J’accuse ». Aujourd’hui, les journalistes dénoncent. Le passage d’un mot à un autre en dit long sur le processus de dégénérescence. Cette « dénonciation » se trouve dans le numéro de vendredi 24 octobre. Je n’aurais pas relevé ce qu’elle avait d’ignominieux si certains de mes collègues et amis n’étaient aussi mis en cause.

Du journalisme d’investigation au journalisme d’inquisition

Le soi-disant dossier fait sept pages. C’est rendre beaucoup d’honneur à ceux qui sont mis en cause. Je suis persuadé que d’autres, hommes politiques ou industriels, sauront y répondre. Je me contenterai de ce que je connais, et je prêcherai pour ma paroisse.

Courriel de présentation de la journaliste de Libération

De : “Lorraine Millot”

À : sapir@msh-paris.fr

Envoyé : Lundi 8 Septembre 2014 17:05:08

Objet : Interview avec Libération

Cher Monsieur Sapir,

serait-il possible de vous rencontrer pour un entretien avec Libération ? Je voudrais vous interroger sur la relation franco-russe et l’image du régime russe en France, dans le contexte actuel du conflit en Ukraine.

En tant qu’ancienne correspondante à Moscou, et Washington, je serais aussi très heureuse de cette occasion de faire votre connaissance.

Lorraine Millot

Libération

— —

La journaliste, qui s’était présentée ainsi le lundi 8 septembre, commence son papier par cette affirmation : « il nous cueille par une question, la même exactement que celle posée par John Laughland de l’étrange Institut de la démocratie et de la coopération ‘pouvez-vous prouver que la Russie est intervenue cet été en Ukraine ?’ » C’est tout simplement faux. La conversation n’a pas commencé sur ce point, et je ne suis pas si mal élevé que j’apostropherais de la sorte une personne ayant demandé à me voir. Quand la discussion est venue sur ce sujet, j’ai demandé à la journaliste si elle avait les preuves d’une présence massive de l’armée russe dans l’Est de l’Ukraine. Je lui ai fait part de mes doutes sur ce point, mais aussi du fait qu’il était certain que la société russe s’était assez largement, et avec l’accord du gouvernement, portée au secours des forces insurgées. La présentation de cette partie de notre entretien est tout simplement mensongère.

Nous avons ensuite longuement évoqué mes recherches sur la Russie, qui datent de 1976 et je me suis attardé sur les problèmes de financement que connaissent les chercheurs. Ceci donne, retraduit en langage de journaliste de Libération : « Pour ce qui est des financements de son centre d’études, Jacques Sapir explique bénéficier de contrats avec des entreprises occidentales ». Le fait que le CEMI et le séminaire Franco-Russe aient bénéficié d’un soutien constant et intangible tant de l’EHESS, dont nous dépendons, que la Fondation Maison des sciences de l’homme, est ainsi passé sous silence. Que plusieurs de mes thésards aient eu des allocations de recherches (on dit aujourd’hui « bourses doctorales ») est tout autant ignoré, et je suis bien obligé de constater que cela est volontaire, et fait avec une évidente intention de nuire. Par ailleurs, oui, nous avons eu des contrats, des administrations (par exemple le Ministère de la Défense) comme de sociétés occidentales, et pour tout dire françaises. En quoi cela est-il différent de la situation des centres de recherches en économie de Toulouse (où officie Jean Tirole) et de Paris de l’EHESS ? Ici encore, on ne peut que relever l’intention de nuire, de discréditer. Je le dis sans fard : je suis fier d’avoir trouvé pour certains de mes étudiants des contrats. Je sais que nous, économistes, avons plus de facilité pour ce faire que les historiens ou les anthropologues. C’est pourquoi j’ai toujours considéré de ma responsabilité vis-à-vis de collègues opérant dans des disciplines importantes mais moins reconnues, de trouver par moi-même des financements afin de leur laisser une plus grande part des maigres ressources qui nous sont allouées par l’administration. Cela, je l’ai aussi dit à cette journaliste, mais à la lire, j’aurais pu tout aussi bien pisser dans un violon !

Cerise sur le gâteau, cette journaliste m’a posé une question sur mes revenus personnels. Comme s’il était impossible que l’on ait des positions convergentes avec celle du gouvernement russe sans être payé par ce dernier. Voilà qui en dit long sur la mentalité mercenaire qui sévit, semble-t-il, à Libération. On entendrait les cris d’orfraie de ces journalistes si l’on se mettait à noter la liste de leurs commanditaires. Nous aurions instantanément les oreilles cassées par des cris de défense de la « liberté d’expression ». Qu’une journaliste soit incapable de penser qu’une personne a des postions, justes ou fausses, simplement parce qu’il a fait une certaine analyse de la situation sur le terrain signe le triste constat d’une presse non pas aux ordres mais à gages.

Les individus et la profession

Ceci cependant soulève un problème qui dépasse de loin le cas d’une journaliste. Tout d’abord, et je connais un peu les us et coutumes de la profession, cet article a été discuté en conférence de rédaction. Il a été relu. Nul ne s’est offusqué des imprécisions, mensonges et calomnies fielleuses qu’il contenait. Nul n’a demandé des comptes à la journaliste, ne lui a suggéré que des références aux travaux des uns et des autres, qu’il s’agisse d’Hélène Carrère d’Encausse ou de Philippe Migaut s’imposaient, simplement pour que le lecteur puisse se forger une opinion par lui-même. Il y a donc ici responsabilité collective de la rédaction de Libération dans la volonté non pas d’informer mais de désinformer. C’est en cela qu’il est révélateur d’un problème général qui touche une partie de la presse écrite française. On peut d’ailleurs signaler que les lecteurs de Libération, à la différence de ceux du Guardian en Grande Bretagne, du Spiegel en Allemagne, ne sauront rien des fosses communes découvertes par les insurgés après le repli des troupes du gouvernement de Kiev, ni de l’emploi d’armes à sous-munitions ou de missiles lourds, signalés par l’ONG Human Right Watch. C’est bien à une désinformation, qui s’inscrit dans une propagande de guerre, que se livre Libération.

Non qu’il soit interdit à un journaliste d’avoir des opinions ; bien au contraire. Mais, un journaliste devrait faire la distinction entre ses opinions et les informations qu’il rapporte. Dans la presse anglaise et américaine, ceci est même institutionnalisé par la séparation nette entre articles d’informations et éditoriaux. Mais, il est clair que ce genre de distinction, et donc d’éthique, est étrangère à une partie de nos journalistes, qui vit d’ailleurs bien souvent dans des relations incestueuses avec le monde politique ou celui des affaires. La presse écrite d’information est mourante en France. Il suffit de lire The Guardian ou le Washington Post et de les comparer à Libération ou au Monde pour comprendre pourquoi. Non qu’il n’y ait de bons journalistes en France. On en trouve encore quelques uns. Mais la profession elle-même, faute d’accepter un regard critique sur sa pratique, est en train de faillir. Car ce dossier de Libération n’est hélas ! pas isolé. On se souvient du dossier du Point sur les « néo-conservateurs », qui par un mélange d’insinuations, de mensonges francs, et de détournements d’étiquettes cherchait à construire un bloc qui n’existait que dans le cerveau malade de ses rédacteurs. On se souvient aussi des mensonges proférés à mon égard par des journalistes de l’AFP (1). Mais, dans ce cas, la direction du bureau Russie avait rapidement corrigé le tir et s’était excusée du préjudice commis, ce qui est tout à son honneur, et prouve, s’il en était besoin, qu’il y a encore des femmes et des hommes de conscience et d’honneur parmi les journalistes.

Une mesquinerie

Il reste à signaler une ultime mesquinerie dans cet article crapuleux de Libération. Il est en réalité réservé aux seuls abonnés. Si on ne me l’avait pas signalé, et si un ami ne me l’avait pas fait parvenir, je l’eusse ainsi ignoré. Il semble bien loin le temps où un journaliste, mettant en cause une personne, lui faisait parvenir en avance l’article litigieux pour qu’il puisse, si l’envie l’en prenait, y répondre. Le savoir-vivre se perd, tout comme le savoir-faire. Un petit travail de vérification aurait évité de dire les énormités que l’on peut lire dans cet article. Mais aujourd’hui, visiblement, il ne reste que le faire-savoir. On ne cherche plus à informer, mais à communiquer.

Il n’en reste pas moins, exiger d’une personne mise en cause qu’elle paye pour lire les énormités sur son compte, c’est ajouter à l’escroquerie intellectuelle la rapine en bande organisée.

(1) Voir « Basile est bien vivant et il vit en France », note publiée sur RussEurope le 10 juin 2013 :

http://russeurope.hypotheses.org/1347


Jacques Sapir

Ses travaux de chercheur se sont orientés dans trois dimensions, l’étude de l’économie russe et de la transition, l’analyse des crises financières et des recherches théoriques sur les institutions économiques et les interactions entre les comportements individuels. Il a poursuivi ses recherches à partir de 2000 sur les interactions entre les régimes de change, la structuration des systèmes financiers et les instabilités macroéconomiques. Depuis 2007 il s’est impliqué dans l’analyse de la crise financière actuelle, et en particulier dans la crise de la zone Euro.

1 Message

  • Les universitaires complaisants

    http://www.liberation.fr/politiques…

    Lorraine MILLOT 24 octobre 2014 à 20:06

    Jusque dans les plus hautes chaires de l’université française, la Russie de Poutine a ses thuriféraires et défenseurs, plus ou moins acharnés. Le plus fameux est l’économiste Jacques Sapir, directeur d’un centre d’études à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), si systématique dans sa défense de la Russie poutinienne que ses détracteurs sont légion. Comme beaucoup d’autres, il nous cueille par une question, la même exactement que celle posée par John Laughland, de l’étrange Institut de la démocratie et de la coopération (IDC) : « Pouvez-vous prouver que la Russie est intervenue cet été en Ukraine ? » Lui-même assène ensuite sa réponse : « Il n’y a pas d’éléments montrant de manière fiable la présence de l’armée russe en Ukraine. » De fait, l’armée de Vladimir Poutine a tout fait pour déguiser sa présence ou cacher ses morts sur le terrain, mais de nombreux témoignages de journalistes, du gouvernement ukrainien ou encore des photos de l’Otan étayent cette présence. Pour ce qui est des financements de son centre d’études, Jacques Sapir explique bénéficier de contrats avec des entreprises occidentales, qui assurent des bourses à ses étudiants. Il invite tous ceux qui auraient encore des doutes à aller voir sa déclaration d’impôts…

    Et Jacques Sapir est loin d’être seul avec ce biais parmi les universitaires français. La grande dame des études soviétiques et postsoviétiques Hélène Carrère d’Encausse, bien que retirée aujourd’hui dans les hautes sphères de l’Académie française, continue à trouver mille circonstances atténuantes à Vladimir Poutine et sa « vision » de la Russie. Début septembre encore - après, donc, l’invasion russe de la Crimée et de l’est de l’Ukraine -, elle dénonçait dans le Figaro le « raidissement antirusse des Européens » et la volonté du président ukrainien, Petro Porochenko, de « reprendre par la force » le contrôle du sud-est « russophone » de son pays.

    Même des instituts de recherche bien établis en France, comme l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) ou l’Institut français des relations internationales (Ifri), sont parfois sensibles aux sirènes russes… du fait des financements privés dont ils dépendent. A l’Iris, Philippe Migault est connu comme un ardent défenseur des partenariats industriels franco-russes, notamment dans l’armement. Dans un autre institut, un chercheur avoue : « Une partie de nos travaux peut être financée par des entreprises, généralement françaises, qui veulent travailler en Russie. Mais nous avons nous-mêmes intérêt à ne pas nous fermer de portes là-bas. Nous voulons continuer à être reçus au MID [le ministère russe des Affaires étrangères, ndlr]. Nous devons préserver notre accès aux sources. »

    Lorraine MILLOT

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0