Le lien vers le texte au format PDF est ci-dessous :
http://mai68.org/spip/IMG/pdf/iqv_c…
Faire un clic droit sur le lien puis clic normal (un clic de gauche) sur l’option "enregistrer sous" du menu contextuel qui s’ouvre alors.
« L’INSURRECTION QUI VIENT »
CONSTRUCTION IDENTITAIRE ET ALTERNATIVE EXISTENTIELLE
Ce texte n’est pas une étude critique des
thèses exposées dans le livre L’insurrection qui vient, ni une tentative de «
démontage théorique » de celui-ci. L’idée m’est d’abord venue de l’aborder
ainsi, et je ne suis sans doute pas le seul. Bien des choses avancées dans ce
livre pourraient en effet être discutées. Mais rapidement, j’ai eu le sentiment
de l’inutilité de cette démarche. Ce sentiment, cette intuition plutôt était
celle de l’impossibilité du dialogue avec ce livre, ou d’un dialogue toujours
rompu en un point déterminé. J’ai eu le sentiment décourageant que ce texte ne
pouvait pas être critiqué : il m’a semblé qu’autre chose était en jeu, qui
n’était pas quelque chose dont on puisse discuter, pas une simple divergence de
vues, que ce qui était central dans le texte n’était pas ce qui y était affirmé,
mais l’affirmation elle-même.
Cette volonté rageuse d’affirmation, c’est ce
qui donne sa force au texte, mais aussi sa raideur, c’est ce qui le rend
imperméable au dialogue. Je n’y vois pas seulement un effet de style, mais une
structure profonde, propre à tous les énoncés doctrinaux.
Il m’est donc
apparu ceci : si l’IQV défend bien des idées, une vision du monde ou un projet
politique, ce qu’expose ce texte est toujours conditionné par l’affirmation
d’une identité. C’est sous cet angle que je
l’aborderai.
L’identité et ses propriétés
Il n’est
pas nécessaire de définir ce qu’est une identité pour la connaître, pas plus
qu’il n’est nécessaire de définir un chat pour savoir ce qu’est un chat.
Un
individu peut avoir des tics, c’est un individu ; mille individus qui ont les
mêmes tics, cela peutêtre une coutume ou une épidémie ; mille individus qui
défendent un tic, c’est une identité.
Une identité, c’est ce qui fonde un
groupe en permettant à chaque individu qui s’y implique de se définir activement
à travers elle. Pour l’individu, c’est une démarche de sujétion active qui lui
permet de revendiquer cette identité. En retour, l’identité confère à l’individu
le bénéfice d’un renforcement subjectif. Le bénéfice le plus simple est de
pouvoir dire : « Je suis », et surtout « Je ne suis pas » ceci ou cela.
Une
identité se distingue par des contiguïtés, des frontières, des confins. Il y a
Nous et les autres, qui se définissent par rapport à Nous.
L’identité veut
être repérable. D’où gestes, costumes, paroles et leur utilité directe : assurer
la visibilité, le tranchant de l’identité. De ce point de vue, il est assez
évident que les masques ne sont pas là pour cacher des visages, mais pour
manifester une identité.
Une identité, ça ne résout rien, mais ça a réponse à
tout. Face à tout problème, toute contradiction, toute mise en danger, elle
réagit spontanément, avec pour seules finalités sa sauvegarde et son
renforcement. Comment se distinguer, comment trancher, comment reconstituer
autour d’elle l’ordre scénographique de son monde : elle répond à tout ceci avec
la promptitude d’un réflexe vital.
L’ordre scénographique de son monde :
aucune identité ne repose sur une simple vision du monde, mais sur une mise en
scène active de celui-ci. Le monde est activement construit comme un récit, au
sein duquel l’identité joue un rôle éminent ou tragique. L’identité déteste le
superflu, l’indéterminé, ce qui ne permet pas de juger ou de prendre position.
L’identité aime l’ordre. « Mettre de l’ordre dans les lieux communs de l’époque.
»
Pour l’individu qu’elle habite, l’identité est toujours à construire.
Quelque chose échappe toujours à la parfaite identification de l’individu : il y
a toujours des failles, toujours de nouveaux renforcements à créer. L’identité
est toujours une quête d’identité.
L’identité occulte l’ennemi sitôt qu’elle
le fait paraître. Parce qu’elle le fait paraître selon ses propres besoins
scénographiques, elle parvient à le désigner, mais pas à le connaître. Elle en
polit aussitôt les aspérités contradictoires et superflues. L’ennemi n’est comme
toute autre chose que prétexte à sa propre confirmation. L’identité, en ceci
comme ailleurs, sélectionne.
L’identité, trouvant en elle-même tout ce dont
elle a besoin, ne sent pas ses propres limites : elle est semblable en cela à
l’alcoolique ou au drogué, gueule de bois et descente en moins. Une identité,
c’est l’ivresse permanente du Moi.
Désir de l’unité du Moi, de la mise en
conformité des idées et de la vie, horreur du doute et de l’informe, besoin
d’affirmation, de cohérence, cohésion, contraction : identité.
Une identité
ne peut, sans se mettre en danger, se connaître comme identité. Que les
philosophes du XVIIIe siècle aient pu montrer les gestes de la religion comme
des gestes, c’était la preuve d’une fêlure irrémédiable dans l’identité
chrétienne. Et vice versa.
Une identité, objet social, a son utilité propre
dans l’économie du social. En particulier, les identités marginales jouent un
rôle de vaccin pour l’identité globale (la société), qu’elles aident à se
redéfinir et à se renforcer. Le christianisme n’a pas survécu longtemps à la fin
des hérésies qu’il a lui-même produites. Et vice versa.
L’identité est une
réalité cognitive ancrée dans des individus, mise au service de besoins sociaux
particuliers.
Etc., etc.
Au début était le Moi
Ce
bref détour un peu aride et forcément incomplet par la description générale de
ce que j’entends par le terme d’identité permet de saisir un peu mieux celle qui
se manifeste dans l’IQV.
On comprend en particulier pourquoi elle est si
attachée aux problématiques du Moi : c’est qu’elle a quelque chose à en faire.
L’IQV est une offre d’identité. Elle se sent en mesure de proposer un projet de
vie à des Moi à la dérive. Ce qu’elle offre, c’est moins un projet politique
qu’une alternative existentielle.
Ce qui était explicite dans l’Appel, à
savoir la volonté de constituer des groupes idéologiquement et existentiellement
distincts et cohérents, se retrouve à l’état dilué dans l’IQV, dans une version
« grand public ». Le propos est cependant toujours le même : convaincre,
appeler, rallier. Le premier renforcement auquel songe l’identité, c’est le
renforcement numérique. « On n’est pas assez nombreux » reste son perpétuel
lamento. Il faut sans cesse convaincre, balayer les objections, acculer les
autres groupes à la reddition : convertir.
Pour ce faire, pour rendre
cette offre crédible et nécessaire, L’IQV trace d’abord le tableau d’un monde en
ruines. Les sept cercles de l’Enfer ne sont pas de trop pour décrire cette ruine
matérielle et spirituelle. Matérielle d’abord, et cela tout le monde le sait,
les images de la catastrophe encombrent les écrans et les statistiques. Mais «
spirituelle » surtout, car c’est bien la déliquescence supposée du sujet qui
offre un espace propice à la reconstruction identitaire proposée. On ne rebâtit
que sur des ruines. Et donc la première figure de l’enfer, c’est le
Moi-tout-seul, le sujet isolé et sa fière devise, « I am what I am ». Et
derrière lui, le sujet véritable, souffrant, inadapté, déprimé, qui ne se
ressaisit de sa propre réalité que dans la révolte, c’est-à-dire dans
l’endossement de l’identité proposée. « Rejoins-nous, et tu seras sauvé
».
Alternative existentielle, l’IQV a besoin de présupposer un « présent sans
issue », afin de barrer le passage aux Moi qui seraient tentés de s’accommoder
de cet insupportable monde, de s’y trouver des niches. Il leur faudra au
contraire traverser avec dégoût les cercles de l’Enfer, afin de trouver le
Paradis d’un projet, d’un but, d’une certitude : un choix de vie.
La
traversée des cercles de l’Enfer et le projet auxquels elle mène relève de cette
dynamique de récit propre à l’identité, conçue comme sujet actif et central du
monde : c’est elle seule qui lui donne le sens dont il est par lui-même
dépourvu.
Je ne manquerai pas de signaler au passage mon accord relatif
avec la définition du Moi comme point de passage d’une expérience singulière et
collective du monde, et la rapide critique du coinçage identitaire dont elle est
assortie. Je regrette simplement que les conséquences n’en aient pas été tirées.
Je regrette surtout que cette définition ne s’étende pas à ce qui détermine
socialement le Moi, mais se borne à en faire une chose neutre, une subjectivité
pure égarée dans un monde socialement indifférencié. Et l’oubli de tout ce qui
fait que le monde est pour certains « Moi » moins ce qui les traverse que ce à
quoi, perpétuellement, ils se heurtent.
Cependant, l’expérience
singulière comme réalité du sujet disparaît très rapidement derrière la
valorisation du « lien ». On ne l’a donc détaché un instant, le Moi, que pour
lui flanquer la frousse, la peur du vide, et pour de nouveau lui proposer la
fraternelle ligature. Le lien, le lien personnel s’entend, et non pas le bête «
lien social » dont parlent les politiques, est ce qui est de nouveau proposé au
Moi pris de vertige. Et qu’est-ce qui lie mieux qu’une identité particulière,
restreinte, chaleureuse et de surcroît révolutionnairement extensible à tous, le
Nous ?
Outil de conversion, L’IQV retrouve les bonnes vieilles méthodes de la
prédication : faire peur d’abord, faire entrevoir l’enfer, et proposer ensuite
une planche de salut. Méthode rhétorique, méthode de dressage et d’appropriation
aussi ; faire sauter un bébé en l’air pour le rattraper aussitôt, menacer un
ennemi pour lui tendre la main ensuite. Une identité est avant tout un processus
de sujétion, et elle en connaît et en applique d’instinct tous les
ressorts.
« Le bon moment, qui ne vient jamais »
Et
naturellement, le Moi n’a pas le choix : consentir à continuer à vivre dans la
couveuse anxiogène du monde tel qu’il est, c’est se condamner à périr avec lui.
Puisque la cause est jugée : la Babylone mondiale est en voie d’effondrement.
Dès lors, la seule alternative est périr avec, ou vivre contre. Enfin, de
nouveau, « la liberté ou la mort ».
Nulle part n’est évoquée, ne serait-ce
qu’à titre d’hypothèse, la possibilité que le capitalisme dure encore un peu,
que son effondrement puisse être légèrement différé, ou peut-être si lent qu’il
risque de prendre plusieurs siècles. Que ferons-nous dans ce cas ? Cette
possibilité doit-elle influer sur notre action, ou est-il plus sage de n’en
tenir aucun compte ? Dans quelle temporalité situons-nous notre action ?
Naturellement, ces mesquins calculs rationnels puant le libéralisme répugnent à
notre identité révolutionnaire, qui ne rêve que de brandir de nouveau «
l’étendard de la bonne vieille cause » et de monter à l’assaut, dût-elle y
périr.
Scénographiquement, pour une identité, des propositions du genre « ce
n’est peut-être pas le bon moment » sont parfaitement nulles. Une identité ne se
construit pas sur des scénarios du genre Désert des Tartares. Elle aime bien
mieux entendre les clairons de la bataille. On ne constitue pas une identité sur
des incertitudes.
C’est pourquoi il est bien inutile d’argumenter sur les
difficultés pratiques ou le caractère inopportun de telle ou telle entreprise où
l’identité se sera engagée : on ne discute pas de problèmes pratiques avec une
identité qui a besoin de se manifester. Le possible et l’impossible, ça n’existe
pas pour une identité, et c’est bien sa force, puisque c’est la force qu’elle
cherche, son propre renforcement à travers celui des individus qui la portent.
Elle ne s’ajuste pas au monde en fonction de réalités objectives.
Dire
que le bon moment ne vient jamais, c’est dire qu’on ne sait jamais avec
certitude si c’est le bon moment ou pas : il faut bien franchir le pas sans
avoir l’assurance de réussir. C’est vrai, mais cela ne signifie pas qu’il ne
faille pas tenir compte du moment, c’est-à-dire questionner le réel, et pas
attendre qu’il réponde à nos désirs. Quitte à foncer dans le tas le moment
venu.
Le « bon moment » pour les luttes ne dépend directement d’aucun des
acteurs, il n’est soumis à la décision ou au choix d’aucun comité, invisible ou
pas. En réalité, il est toujours l’objet d’un conflit. C’est vrai en particulier
aujourd’hui, où les luttes sont de moins en moins dépendantes des partis et des
syndicats, cherchent de plus en plus à se donner d’autres formes, sans doute pas
plus « radicales », mais en tout cas moins saisissables. On en a vu l’exemple
avec la lutte contre le CPE de 2006, où le mouvement censé être terminé après le
retrait du CPE s’est tout de même étiré en longueur, parce que simplement tout
le monde n’était pas d’accord pour s’arrêter là. Il a pourtant bien fallu
s’arrêter, même à contrecoeur, parce que continuer aurait été absurde. Un
mouvement social est aussi construit comme un récit, avec un début, un milieu et
une fin. Il a donc, qu’on le veuille ou non, des moments. Pour reprendre
l’exemple de 2006, son vrai bon moment aurait été de pouvoir continuer le «
mouvement », alors que ça n’était « plus le moment ». Mais les « bons moments »
viennent et passent ; ils ne dépendent pas seulement de nos choix. Il ne s’agit
pas de céder à la mauvaise temporalité des mouvements sociaux qui ne veulent que
rester ce qu’ils sont, mais de mettre en conflit cette
temporalité.
« Le sentiment de l’imminence de l’effondrement
»
La mort imminente du capitalisme, voilà bientôt deux siècles qu’on
nous la prédit. Tous ceux qui ont désiré la fin du capitalisme ont aussi essayé
d’en faire un destin historique. Dans les formulations marxistes, on a eu droit
aux « contradictions mortelles », à la « décadence ». Voilà maintenant qu’il «
s’effondre ».
L’Effondrement a ses caractéristiques : lorsqu’un bâtiment
s’effondre, c’est que les matériaux qui le constituaient, et lui permettaient
jusqu’ici de rester debout, se sont dégradés et corrompus, de telle sorte qu’ils
ne le soutiennent plus. C’est un processus d’ensemble, d’abord lent et
insensible, qui atteint une phase critique, et enfin une brusque accélération,
où les parties encore solides cèdent sous le poids de celles qui sont totalement
dégradées. On peut le diagnostiquer, mais pas en prévoir le moment
précis.
C’est un processus d’ensemble, mais un processus de désolidarisation.
Chaque pièce de l’ensemble se détache du tout, cesse d’en faire une unité
organique. Du point de vue biologique, cela ressemblerait à la décomposition
d’un corps.
Ce qui est dénié au capitalisme, et plus largement à tout le
monde social, à travers la notion d’effondrement, c’est sa capacité à faire un
tout cohérent.
À ce manque supposé de cohésion, l’identité oppose sa
cohérence éthique propre, infiniment supérieure à cette chose informe. À cette
désolidarisation s’oppose la solidarité, la densité des liens, voire
l’imperméabilité du groupe.
À ces liens qui se défont, l’identité oppose la
puissance des liens qu’elle réinstitue. Toute identité, club de supporters ou
secte quelconque, a son moment scissionniste, qui est aussi bien celui de sa
fondation.
Il est évident que dans cette conception le capitalisme (ou
l’empire, ou comme on voudra) est conçu comme une chose, et comme une
extériorité. Cela peut aussi être une machine, que l’usure de ses pièces finit
par détruire.
La chose extérieure est bien ce dont une identité à besoin pour
se constituer. Son souci de rejeter à l’extérieur tout ce qui n’est pas elle lui
fait répugner à l’idée qu’elle puisse participer à ce qu’elle déteste. Le
capitalisme, c’est l’ennemi. L’ennemi ne peut pas être en Nous, il est hors de
Nous, c’est une extériorité, une chose.
Son destin d’effondrement décrit donc
le capital comme extériorité pure, face à laquelle on n’est contraint que
superficiellement, puisqu’elle ne saurait nous habiter ou influer sur nos choix
autrement que de façon occasionnelle. Face à cela, la débrouille et les combines
sont des réponses amplement suffisantes.
Le capitalisme est nié non seulement
comme rapport social, mais comme rapport social contraint. Le fait que l’on
puisse être obligé de travailler, et que là est bien le problème, est
complètement occulté.
Si le capitalisme s’effondre, c’est aussi parce qu’il
est devenu une fiction, à laquelle personne ne croit plus. Tous les efforts que
fait l’empire pour survivre se limitent à ceci : maintenir la fiction de sa
propre existence. Ce monde n’est pas réel, il fait semblant d’exister. C’est un
néant, une abstraction, qu’il faut moins abattre que dissiper.
L’«
imminence » de l’effondrement donne son cadre tragique aux aventures de
l’identité : c’est la toile de fond, le décor de son récit. L’« imminence »
inscrit ce récit dans une temporalité de l’urgence permanente. Le temps du monde
ne s’écoule plus sans direction déterminée, au gré de fluctuations contingentes
: il a un sens, et un sens tragique.
Si rien n’est dit de véritablement
précis à propos de l’effondrement, c’est qu’il n’est pas nécessaire qu’il soit
réellement envisagé : ce qui importe, c’est bien le sentiment que l’on en a. La
conviction de vivre dans cet effondrement renforce le besoin que l’on a de
l’identité, pour dépasser la crainte de l’effondrement, y survivre, en faire
l’opportunité d’un nouveau renforcement, voire d’une réalisation totale du
contenu identitaire. Micro contrat social, l’identité garantit protection et
salut à ceux qui y adhèrent.
Que l’effondrement ne vienne jamais, cela n’est
pas un problème : on pourra toujours en décrypter les signes, à l’infini. Les
millénaristes, qui cent fois ont prédit la date du Millénium et ne l’ont jamais
vu arriver, ne se sont pas découragés pour autant. La foi, c’est-à-dire
l’aveuglement collectivement organisé, les soutenait.
La « décomposition
des rapports sociaux » est une idée très répandue. La plupart du temps, elle
s’appuie sur la nostalgie des « vrais » rapports sociaux d’autrefois. Est
supposé un temps meilleur, ou chacun avait sa place sociale déterminée,
attribuée une fois pour toutes. Cette nostalgie un peu vague se superpose
aujourd’hui à la nostalgie citoyenne des Trente glorieuses, d’un temps où l’État
veillait paternellement sur nous.
La réalité est que le capitalisme entraîne
une décomposition sociale perpétuelle, et que c’est sa façon de survivre. Il lui
a fallu pour se constituer détruire un monde paysan millénaire, afin de créer un
monde ouvrier qu’il entreprend aujourd’hui de détruire (c’est-à-dire de
recomposer) à son tour, du moins dans les pays développés. Identifier cette
dynamique de destruction vitale à un effondrement est un leurre, parce que cela
renvoie le cours du capital à un processus naturel de décomposition, sans
permettre de percevoir les enjeux qui sont engagés dans ce processus. On ne peut
comprendre le sens d’une guerre simplement par la description des dégâts qu’elle
occasionne. Dire « on a rasé Dresde » ne dit rien sur la Seconde Guerre
mondiale. Dire « les rapports sociaux se défont » ne dit rien sur le
capitalisme. Il faut encore montrer pourquoi ils se défont. Mais pour une
identité, qui veut sans cesse polariser le monde selon les nécessités du récit
qui lui permet de s’y engager, comprendre, c’est accepter. Le monde ne « cesse
d’être supportable » que dès lors qu’il apparaît « sans cause ni raison
».
L’identité qui se constitue autour d’un refus considère comme une
compromission le fait de tenter de comprendre ce qu’on refuse. Le refus suffit
bien : à quoi bon tenter de comprendre ? Chercher à comprendre, c’est le début
de la trahison. Il suffit de manifester son refus, sa révolte, et si l’on doit
comprendre des choses, c’est seulement en vue d’alimenter cette révolte. Le
reste est superflu.
Il y a bien des causes et des raisons au monde
capitaliste, mais ce que sous-entend l’IQV, c’est que ces raisons sont folles,
c’est-à-dire injustifiables. Que le capitalisme ne soit pas éthiquement
justifiable ne lui ôte en rien sa réalité ni sa cohérence propre, pour notre
malheur. Le refus éthique ne suffit pas. Les raisons du capitalisme ne sont
certes pas les nôtres. Saisir ce que sont ces raisons est ce qui permet
d’affirmer le caractère inconciliable de ce conflit, et de le situer avec
précision.
« Ce qui se passe quand des êtres se trouvent
»
Le tableau de désolation que l’IQV nous fait du monde finit par
aboutir à une idylle. Soudain, des « êtres » se trouvent.
Ayant soigneusement
barré le chemin à toute forme de regroupement qui ne serait pas elle, l’identité
nous fait entrevoir la récompense. Enfin, nous serions des « êtres ». Pas des
sujets sociaux, conflictuellement ancrés dans une classe, porteurs de
contradictions, mais simplement des « êtres ».
Des « êtres » enfin défaits de
tous liens, libres et indifférenciés, décapés de toutes les scories que
l’existence sociale y a déposées. L’IQV dit les « êtres » comme l’humanisme dit
l’Homme. Les « êtres » ont la transparence des anges et des belles abstractions.
Ils peuvent prendre toutes les formes, se choisir librement. Enfin nettoyés de
tout particularisme, ils sont prêts à endosser les habits neufs qu’on leur
propose.
Le conflit étant rejeté à l’extérieur, il règne à l’intérieur une
ambiance fusionnelle, étant acquis que ce qui se forme entre les « êtres » ne
peut pas être un horrible « milieu », puisque les milieux ont été sévèrement
critiqués. Le lien entre les « êtres » est d’une toute autre nature, pure et
ineffable. L’identité ne peut se penser comme identité. On voit mal toutefois en
vertu de quelle magie ces « êtres »-là échapperaient de la sorte à toute
conflictualité, autrement que par la suspension de leur propre jugement
critique.
Ce qui se dessine là, à travers la libre constitution des «
êtres » en « communes », c’est la perspective d’une société entièrement
pacifiée, transparente à elle-même, dépourvue d’antagonismes : le vieux rêve
millénariste d’un communisme naturel, reposant sur l’idée d’une nature
communiste de l’homme. Que ce soit sous la forme d’un Age d’or édénique, ou sous
la forme anthropologique d’un « communisme primitif » qui prendrait sa source à
l’aube du social, c’est toujours le communisme, l’égalité absolue entre les
hommes, qui sont présupposés comme étant la véritable nature sociale des
hommes.
On a ainsi tendance à valoriser la tribu, la bande, ou même la meute,
censées être plus naturelles, plus véritablement sociales que les sociétés «
complexes » du monde capitaliste.
Le « primitif » est censé ne pas avoir de
problème d’identité : il est strictement ce qu’il est, c’est-àdire sa propre
place au sein de la tribu. Il est défait du poids de sa propre singularité. Il
est une identité pure, accomplie. Il est l’essence anthropologique de l’homme :
le communisme.
Dès lors, la révolution n’est qu’un problème d’organisation
matérielle : il suffit de couper l’herbe sous le pied à toutes les institutions
de la société complexe pour que le naturel social revienne au galop : c’est tout
de suite le communisme.
Le communisme, nature sociale de l’homme, s’est égaré
en chemin au cours de l’histoire : il suffit de lui ouvrir la voie pour qu’il
resurgisse aussitôt. L’exemple des catastrophes naturelles comme l’ouragan
Katrina le montre : il suffit qu’une brèche s’ouvre dans l’organisation
capitaliste pour que la « base » s’organise elle-même, retrouve ses instincts
partageurs, se communise.
Mais le réel est certainement plus complexe. Si
l’humain n’est pas la créature de Hobbes, celle de la guerre originelle de
chacun contre tous qui fonde tous les contrats sociaux, s’il est immédiatement
social, cette socialité ne se manifeste pas seulement par une tendance innée au
partage. La tendance sociale à la domination, la structuration sociale autour de
l’appropriation par quelques-uns du pouvoir et /ou des biens, et même celle à
l’accumulation maniaque des biens, est bien plus ancienne que le capitalisme
(auquel elle a sans doute ouvert la voie), et sûrement plus ancienne que l’homme
lui-même. L’homme est un animal social comme les autres. Il y a des chefferies
chez les grands singes aussi : le mâle dominant s’approprie la meilleure part de
la nourriture et les femelles. Cela n’empêche pas l’entraide entre les individus
du groupe. Simplement, pour des raisons ayant trait à la sélection naturelle,
les dominants mettent d’emblée en place des dispositifs qui les rendent encore
plus forts, et affaiblissent encore les faibles. Pourquoi l’homme serait-il par
nature différent ?
Bien entendu, l’homme pense ses propres sociétés, et agit
sur elles. Sa plasticité sociale est infiniment supérieure à celle de ses
congénères non-humains. Il a un rapport à sa propre socialité. Mais ce rapport
n’est pas simplement un rapport instrumental : il prend souvent l’aspect d’une
idolâtrie. L’homme est la créature qui fétichise sa propre société. Et c’est le
fétiche qui finit par prendre le contrôle de ses adorateurs. Une identité n’est
rien d’autre que ce genre de fétiche.
Le communisme n’est pas une variante
particulièrement avantageuse du contrat social. Défaisant les liens construits
autour de l’appropriation, de la domination, de l’accumulation, du territoire,
il ne défait pas seulement une société, mais l’être social lui-même. Ce que crée
la communisation, c’est un monde au-delà du sacrifice de chacun socialement
consenti au bénéfice d’un tout supposé : le social. Cette idée est aussi
difficile à concevoir aujourd’hui qu’un monde sans Dieu au XIIIe siècle. L’idée
d’un monde au-delà du social n’évoque spontanément que la barbarie ou la
bestialité : elle fait peur, comme l’idée d’un monde sans Dieu aurait terrifié
un chrétien du moyen-âge.
Une telle idée est manifestement dangereuse, et on
voit bien tout ce qu’elle peut susciter de délirant. Il est clair que cette idée
est propre à créer une panique irrationnelle, non seulement chez ceux qui y
seraient opposés, mais encore chez ceux qui pourraient l’accepter. Une des
manifestations de cette panique est la conception d’un état fusionnel entre les
individus, ou d’une fusion des individus avec le social, c’est-à-dire une
conception régressive du dépassement du social.
Nier le social dans la
perspective de l’établissement d’un pur rapport fusionnel entre des « êtres »,
c’est vouloir dépasser le social en l’ignorant. La négation des classes sociales
n’est pas la négation de leur existence, c’est au contraire à partir de leur
existence conflictuelle qu’elle doit être pensée. Nier l’existence du
capitalisme, des classes, des rapports sociaux est ce à quoi aboutit
nécessairement cette construction identitaire qu’est l’IQV. Nous avons montré
que la tendance au déni du réel est au coeur de toute identité, parce qu’une
identité ne perçoit pas le réel, mais seulement sa propre existence comme
identité. Elle s’affirme donc en déniant l’existence à tout ce qui n’est pas
elle.
Mais nier l’existence du capitalisme ne le fera pas disparaître. Et
cette négation même trouve ses racines dans la réalité du monde capitaliste, et
en particulier dans sa réalité en tant que société de classes.
La
complainte des classes moyennes (chanson réaliste)
En réalité,
l’identité qui se pense comme universelle, et partant sans identité, c’est une
certaine classe sociale : l’upper middle class occidentale. Elle est sans
identité, parce qu’elle est la classe sociale étalon, le référent abstrait de
toutes les autres classes, et donc de l’Homme en général. C’est ce qu’elle nomme
« universalisme ». C’est bien elle qui est décrite, sans jamais être nommée, par
l’IQV. C’est aussi, naturellement, vers elle (et contre elle) que l’IQV dirige
son discours.
C’est elle qui ne perçoit la société que comme un « vague
agrégat » d’institutions et d’individus, une « abstraction définitive
».
C’est elle qui ne voit dans toute la vie des « cités » que des policiers
et de jeunes émeutiers.
C’est bien elle pour qui travailler signifie négocier
et vendre au meilleur prix ce qui n’est plus « force de travail » mais
compétence cognitive et relationnelle, et qui souffre logiquement de ce avec
quoi elle travaille.
C’est elle qui cultive son précieux et problématique Moi
à coups de développement personnel, de yoga et de psychanalyse.
C’est elle
qui souffre de la « castration scolaire » et rêve, en son enfance, de brûler son
école, parce qu’elle est la voie nécessaire de son intégration, et ne le fait
pas, pour la même raison.
C’est elle encore qui, cernée de marchandises dont
elle veut ignorer qu’elles ont bien dû être produites, trouve que le travail
industriel est obsolète, les ouvriers surnuméraires et que l’économie est
désormais « virtuelle ».
C’est elle seule qui existe politiquement, se soucie
écologiquement et vote démocratiquement.
C’est elle aussi dont une partie de
la jeunesse va se constituer en black blocs contre tous les G20 de la
terre.
C’est elle enfin « la classe qui nie toutes les classes », non pas
pour qu’elles disparaissent mais pour qu’elles existent à jamais.
Ceci dit
non pour expulser cette classe hors du champ des luttes, mais pour montrer
qu’aucune identité ne peut se situer hors d’un monde socialement
déterminé.
« La joie d’éprouver une puissance commune
»
Si ce texte a une utilité, c’est de parvenir à susciter un peu
plus de méfiance envers les groupes que nous sommes amenés à constituer. Se
rassembler est nécessaire. Mais trop souvent, le dicton selon lequel « qui se
ressemble s’assemble » a tendance à se renverser. La question n’est pas de ne
ressembler à personne, mais d’être attentifs à ne pas laisser une identité
s’emparer de nous.
Ne pas laisser, par exemple, une identité nous mettre ses
mots dans la bouche, ne pas se laisser séduire par la promesse d’obtenir une
cohérence plus grande que celle que nous pourrions produire par nous-mêmes, au
prix du renoncement à notre capacité de juger. Il faut se méfier aussi de la
cohérence. Rien n’est plus cohérent ni mieux organisé qu’un cristal, dernier
stade de la minéralisation, rien n’est plus mort aussi.
Aujourd’hui,
l’identité promue par l’IQV se manifeste entre autres par l’essaimage de ses
mots dans de nombreuses bouches : on entend « amitiés », « corps », « flux », «
s’organiser », on sait ce qui parle, et on n’entend plus rien. On n’établit pas
un langage commun avec des perroquets.
Mais il n’y a pas que l’IQV : si j’ai
parlé en particulier de celle-ci, c’est qu’elle est suffisamment explicite et
cohérente, et aussi assez largement connue pour en faire le point de départ
d’une discussion collective. Il y a d’autres identités, celles par exemple pour
lesquelles les mots « lutte des classes » et « guerre sociale » sont moins des
questions qui se posent qu’autant d’étendards qu’on agite, pour mieux se
distinguer de l’identité d’en face. La lutte entre les identités est
littéralement sans fin.
Il est clair qu’aucun groupe isolé ne peut
aujourd’hui s’abstraire du monde et réaliser le communisme dans son coin. Cela
ne nous empêche pas, et nous le faisons déjà, de rechercher des pratiques
anti-hiérarchiques, de questionner nos modes d’appartenance, etc. Tout en
sachant que cela aussi peut se figer en coinçage identitaire.
On peut
participer à un groupe sans pour autant s’y identifier. La fonction d’un groupe
devrait être de donner plus d’autonomie à ceux qui y participent, de permettre
le développement de leurs capacités. Le surinvestissement affectif dans un
groupe finit trop souvent par ne créer que des dépendances, et par susciter
d’affectueuses chefferies.
Un groupe n’est pas une fin en soi. L’amitié n’y
est pas nécessaire. On peut se regrouper provisoirement pour une tâche précise,
et à cette fin s’entendre, et le groupe peut n’exister qu’à cette fin précise,
sans déborder pour autant sur d’autres domaines. Il y a des gens qui sont nos
amis, avec lesquels on ne fait rien, que partager de bons moments, et d’autres
avec lesquels on se regroupe pour accomplir une tâche, mener un projet, et qui
ne sont pas pour autant nos amis. Le communisme n’est pas la communauté. Il n’y
a pas à faire perdurer un groupe au-delà des fins pour lesquelles il nous est
nécessaire.
Un groupe constitué pour des fins particulières peut même se
permettre de se donner des « chefs », employés à des tâches précises. Pour
manoeuvrer un trois-mâts, il est impératif que quelqu’un dirige la manoeuvre :
c’est une question de coordination. Par contre, on peut se passer d’un
capitaine, et prendre ensemble les décisions qui régissent la vie du navire,
choisir la direction à prendre, etc.
Nous avons spontanément tendance à
survaloriser nos groupes, et plus un groupe est marginal, plus cette
survalorisation est intense. C’est un mécanisme essentiel du renforcement
identitaire. Le déceler et s’en méfier, c’est déjà commencer à lui faire
barrage.
De plus, la survalorisation identitaire de groupes marginaux (ce qui
peut simplement vouloir dire « restreints ») les conduit à se marginaliser plus
encore, les conduisant à devenir d’utiles repoussoirs pour l’ensemble de la
société. Quelques punks consolident beaucoup de cadres. Et ceci n’est pas une
erreur stratégique de la part des identités, mais est produit socialement : on
finit par devenir ce que l’on veut que nous soyons. Tout groupe restreint court
donc le risque de se changer en sa propre caricature, pour exister selon le mode
socialement attendu de lui.
Se constituer d’emblée en sachant qu’on n’est
qu’une partie d’un ensemble plus vaste, au sein duquel on existe au même titre
que ceux qu’on considère comme ses ennemis, qu’on existe dans un monde ouvert et
non pas polarisé selon les nécessités d’un récit, c’est une base sur laquelle on
peut tenter de constituer des groupes qui ne se referment pas en identités.
Exister dans les luttes qui le permettent sur cette base-là serait un bon début.
Personnellement, il m’a semblé en voir une esquisse dans l’« AG en lutte » de la
rue Servan, à Paris, en 2006.
Il est clair toutefois que l’enfermement
identitaire est bien souvent ce à quoi nous restons socialement acculés. On ne
peut qu’espérer que repérer cet enfermement, le rendre visible là où il s’opère,
peut permettre de commencer à le rompre. S’en défaire complètement est l’objet
d’une révolution communiste.
Alain C.
Pour d’autres points de vue sur cette question, notamment en ce qui concerne « l’affaire de Tarnac » et ses suites, on peut lire le texte Contribution aux discussions sur la répression antiterroriste (voir ci-dessous), disponible sur Internet. Je souscris largement à ce qui y est dit, et je me suis donc dispensé de revenir sur des points qui y sont déjà traités.