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Nucléaire - « Ils voulaient me refiler un champ de cailloux ! » À Bure, les agriculteurs face aux expropriations

lundi 8 avril 2024, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 8 avril 2024).

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8 avril 2024

Franck Dépretz

Geoffray Lafrogne, 30 ans, céréalier et éleveur bovin : « En guise de compensation, [le négociateur de l’Andra] voulait me refiler un champ de cailloux… » - Franck Dépretz / Reporterre

Vont-ils s’opposer à la procédure d’expropriation que vient de lancer l’Andra pour implanter son projet de poubelle nucléaire ? Rencontre avec trois familles d’agriculteurs meusiennes qui s’inquiètent du devenir de leurs terres.

Mandres-en-Barrois et Bure (Meuse), reportage

« Si je me faisais exproprier, je perdrais bien plus que 12 hectares. Je me retrouverais avec de tout petits bouts de parcelles morcelés ici ou là… Qu’est-ce que vous voulez que j’en tire ? » Geoffray Lafrogne tente de contenir la grimace que lui inflige le soleil. Un soleil à peine levé dont les rayons, en ces premiers jours de printemps, inondent déjà les champs entourant sa ferme, à Mandres-en-Barrois, en Meuse. Une longue journée l’attend, mais le céréalier et éleveur de vaches allaitantes est déjà d’attaque. Remonté, même, depuis que l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (l’Andra) lui demande de céder 12 de ses 80 hectares.

« C’est une bonne terre limoneuse bien productive, en plus, regrette Geoffray Lafrogne en enfourchant son tracteur. Je vois bien les rendements que je produis depuis que je l’aie : 9 tonnes de blé à l’hectare les bonnes années ! » Son champ de blé se trouve en plein sur le tracé de la liaison intersite, une vaste infrastructure routière, longue de 5 kilomètres, qui reliera les deux principales installations de surface de Cigéo. Cemégaprojet d’enfouissement des déchets nucléaires, l’Andra tente de l’imposer depuis vint-cinq ans aux confins de la Meuse et de la Haute-Marne. Mais il lui manque encore 106 des 665 hectares de terrains en surface lui permettant de lancer la « phase pilote ».

Lancer le chantier « sans attendre »

Début mars, Geoffray Lafrogne fut « un peu surpris quand même » de découvrir par courrier recommandé que l’Andra avait déjà lancé l’enquête parcellaire destinée à identifier les quelque 300 propriétaires ou ayants droit des 550 parcelles qu’elle envisage d’acquérir sur 8 communes meusiennes. Censée s’achever le 12 avril, cette première étape d’un long processus d’expropriation concerne une quarantaine d’exploitations agricoles.

« Ils n’ont même pas l’autorisation de construire Cigéo, qu’ils vont déjà faire le ménage sur les parcelles ! Ils avaient encore le temps », s’agace le trentenaire. Certes, l’Andra espère que sa demande d’autorisation de création (DAC) — toujours en cours d’instruction technique par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) — soit acceptée par décret d’ici à 2028.

« Néanmoins, sans attendre cette autorisation de création, nous avons la possibilité de demander l’autorisation de mener des opérations préalables sur le terrain [auprès des] services compétents de l’État », a annoncé Patrice Torres, sur France Bleu Sud Lorraine. Le directeur de l’Andra à Bure (qui n’avait « pas de disponibilité » lorsque Reporterre l’a contacté, selon la responsable des relations presse) ne faisait référence qu’aux « opérations d’archéologie » ou de « sondages et forages géotechniques ».

Après trois ans de location, Geoffray Lafrogne est devenu propriétaire de sa ferme en 2017. Sans se douter, alors, que l’Andra convoitait ses terres. Franck Dépretz / Reporterre

Or, maintenant que « l’utilité publique » de Cigéo est confirmée par le Conseil d’État, ces imminents chantiers pourraient s’élargir, selon le scénario envisagé par l’Andra dans sa DAC, à l’installation « des premières entreprises de construction », au « terrassement de l’ensemble des zones de surface du centre de stockage » ou encore à la mise en œuvre de « voiries structurantes permettant la circulation des flux des chantiers ».

Un « champ de cailloux » en échange

Ce projet Cigéo, chez les Lafrogne, « on n’a jamais été trop pour ». Geoffray ne se doutait pas que l’Andra convoitait ses terres jusqu’à ce qu’il reçut, il y a environ trois ans, la visite d’un négociateur qui lui proposa un échange à l’amiable.

« En guise de compensation, il voulait me refiler un champ de cailloux situé au loin, sur les hauteurs de Mandres. La parcelle avait beau être 4 hectares plus grande que la mienne, je n’aurais rien gagné au change. » Ah, s’il avait su ça, lorsqu’en 2014, BTS tout juste en poche, Geoffray s’installa à côté de la ferme de son père… « Pourquoi on a tant investi ici ? se demande-t-il parfois, avec le recul. Si ça se trouve, dans vingt ans, on ne pourra plus produire de viande ni de céréales. »

En bleu : l’emprise foncière dont l’Andra a besoin pour ses installations de surface (les descenderies et la zone des puits reliés par la liaison intersite). En vert : l’emprise du tréfonds, destinée notamment à la zone de stockage des déchets nucléaires. / Extrait du dossier d’enquête parcellaire de l’Andra

Roulons à peine deux minutes. Et plantons-nous au beau milieu de Mandres et Bure, deux villages qui cumulent moins de 200 habitants, sur la paisible départementale 132. Difficile d’imaginer les étendues de champs qui nous entourent, traversées un jour par deux vastes routes (l’une ouverte au public, l’autre réservée aux poids lourds et une bande transporteuse semi-enterrée, pour acheminer les matériaux de construction). Bienvenue sur la future liaison intersite, censée relier les descenderies de Saudron à la zone des puits de Mandres.

Les derniers hectares de blé

Nicolas Soyer, céréalier de 39 ans, cultive du blé sur une petite parcelle de 3 500 m2 ici, ainsi que sur les 5 hectares qui appartiennent à ses cousins sur la future zone des descenderies. L’Andra veut exproprier le tout.

« Mes cousins ne sont pas très favorables à Cigéo, note Nicolas. Ils ont refusé tout échange amiable il y a sept ans. Voilà pourquoi je suis l’un des derniers qui cultivent encore du blé là-bas. Toutes les parcelles autour appartiennent à l’Andra. Comme elle n’en fera rien avant la construction de Cigéo, en attendant, elle fait pousser de la luzerne dessus. » Dès 2012, l’Andra proposait à Nicolas et son père, qui s’apprêtait à lui passer la main, d’échanger 40 hectares de terres pour les besoins de ses futures descenderies.

La Maison de la résistance à la poubelle nucléaire de Bure. / Franck Dépretz / Reporterre

Sous forme de convention d’occupation précaire (en versant un droit d’occupation) et de prêts à l’usage (sans la moindre contrepartie), les Soyer pouvaient même garder la jouissance des 40 hectares que l’Andra venait d’acquérir — en plus des leurs, bien entendu. Pourquoi ne profiteraient-ils pas, eux aussi, de cette « double exploitation » après tout ? Les agriculteurs alentour s’en sont-ils privés, eux ? « Ça a permis d’assurer la pérennité de l’exploitation au moment où je la reprenais, reconnaît Nicolas. C’est le jeu, on savait qu’on devrait rendre ces terres un jour. » Car ce jour est annoncé : après la dernière récolte, en septembre prochain.

« Nos terres ne sont pas à vendre ! »

« Voilà c’est quoi, un retraité actif ! » lance l’homme de 66 ans qui nous tend la pogne. Bernard Robert plantait justement des poteaux pour délimiter le ruisseau qui traverse une prairie verdoyante sur laquelle paissent parfois quelques-unes des vaches allaitantes de sa femme et de son fils (le maire de Mandres), tous deux associés au sein du Gaec [1] familial.

« Il y a quelques années, on avait échangé un bois à l’Andra contre celui-ci, dit-il sans prendre de pause. On pensait être tranquilles, mais on ne nous avait pas vraiment dit qu’elle comptait garder le tréfonds. Faut dire qu’on ne savait même pas ce que voulait dire ce mot. »

Bernard et Françoise Robert, 66 et 57 ans, agriculteur retraité et agricultrice. / Franck Dépretz / Reporterre

L’Andra a en effet encore besoin de 186 des 233 hectares des « tréfonds », soit la partie souterraine des parcelles convoitées. C’est que la zone de stockage des déchets nucléaires de Cigéo se trouvera à 500 mètres sous terre. Contrairement aux parcelles en surface, les tréfonds font déjà l’objet d’une proposition d’indemnisation de la part de l’Andra. Pour 1,13 hectare, les Robert auraient droit à 1 325 euros. Soit à peine 15 % du prix de la surface, selon leur estimation.

« Nos terres ne sont pas à vendre ! L’Andra brade leur prix, mais ce n’est pas pour l’argent qu’on refuse l’expropriation », précise tout de même Bernard, tant cela va de soi pour lui de refuser le moindre compromis. Pour sa femme aussi. Françoise est d’ailleurs bien embêtée.

Le centre de stockage Cigéo. / Andra

Le « formulaire de réponse à l’offre d’indemnités » ne comporte que deux petites lignes. Cela lui laisse à peine la place pour inscrire le « motif suivant » : « Je ne suis pas d’accord avec l’Andra depuis 1991 ! » « En fait, c’est à nous de faire le travail de l’Andra, de leur donner toutes les infos dont ils ont besoin sur nos parcelles : à qui elles appartiennent, quel usage on en fait », soupire l’agricultrice, en rangeant la cinquantaine de pages du courrier recommandé de l’Andra. « Bah, ils ne sauront rien ! » Quant à l’exemplaire destiné à sa belle-mère, il est « reparti avec le facteur ! » Françoise n’allait tout de même pas le signer : « Elle est décédée il y a dix ans. »

La prairie des Robert se trouve au-dessus de la future zone de stockage de Cigéo et à côté de la future zone des puits. / Franck Dépretz / Reporterre

Quel est le problème, au fond, des futurs expropriés en tréfonds ? Après tout, ne conserveront-ils pas la jouissance de leur terrain en surface ? « Ça ne fait jamais trop plaisir d’avoir des colis de déchets nucléaires sous nos terres, redoute Bernard. Ni d’imaginer qu’à côté d’ici, l’Andra veut raser 80 des 220 hectares du bois Lejuc rien que pour la phase pilote. Je pense à mes enfants, mes petits-enfants… Nous, on sera là quand ils commenceront les travaux, mais pas quand les premiers éléments radioactifs remonteront via les deux puits de ventilation qu’ils veulent creuser dans le bois. »

« Par contre, reprend Françoise, on sera là pour subir le trafic routier que ça va engendrer. Et puis, la répression. On craint qu’on soit de nouveau contrôlés et surveillés tous les jours par les gendarmes, comme c’était le cas entre 2015 et 2019. »

« L’étau se resserre »

Mi-mars, lors d’une réunion publique à Mandres, le « groupe foncier juridique » des opposants à Cigéo a dit et redit aux propriétaires expropriés qu’ils n’ont rien à perdre en faisant recours en justice,en multipliant les procédures, bref, « en instaurant un rapport de force », au contraire. « Vous êtes sûrs de récupérer l’indemnité que l’Andra vous a proposée dès le départ, leur soufflaient les opposants. Vous ne pouvez qu’obtenir davantage devant le juge des expropriations. »

Tout au long de la réunion, Geoffray Lafrogne est resté debout, les bras croisés, dans le fond de la salle. « On a tenu jusque-là, confiait-il à la sortie, on a gardé nos terres. Mais l’étau se resserre. Ça m’ennuie de partir dans une procédure, c’est long, c’est de la paperasse. Et en même temps, je n’ai pas envie d’accepter l’expropriation. Je vais réfléchir. »

Nicolas Soyer espère pour sa part que « l’Andra mette tout le monde sur un pied d’égalité, qu’il n’y ait pas de favoritisme ». Le céréalier attend de connaître le montant des indemnités qui seront fixées pour ses 3 500 m2 avant de se prononcer. « Faire recours, ça lui ferait gagner quoi ? Peut-être un an ? » se demande Francis, son père. Pour l’agriculteur retraité, perdre une partie des terres que cultivaient ses arrière-grands-parents semble inévitable. « Le jour où le juge des expropriations rendra son ordonnance, conclut-il, même si vous pouvez continuer de cultiver votre parcelle le temps de la procédure, elle ne vous appartient plus. »

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