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Du bon usage des barbelés

samedi 15 décembre 2018, par Dominique

Dans une récente interview à la revue Ballast, le philosophe et économiste Frédéric Lordon aborde la question des violences infligées aux migrantes et aux migrants en concluant qu’il est illusoire de lutter pour la liberté de circulation. Lui plaide pour des frontières « plus intelligentes ». Au passage, il met en cause le journaliste indépendant Olivier Cyran, accusé de tenir sur le sujet des positions déraisonnables. Dans un contexte de forte mobilisation sociale et de vive confusion politique, ce dernier se saisit de cette perche pour questionner le rapport de la gauche aux frontières et la stratégie périlleuse de sa principale composante, la France insoumise.

Dans L’Homme qui n’a pas d’étoile, de King Vidor, il y a cette scène où un éleveur de bétail conseille au cow-boy solitaire joué par Kirk Douglas d’utiliser du fil de fer barbelé. En entendant ce mot, le héros se raidit, ses traits se durcissent. « Qu’est-ce qui ne va pas ? », demande l’éleveur. Et Kirk de lui répondre sèchement : « Je n’aime pas ça, ni celui qui s’en sert. »

On repensait à cette réplique, l’autre jour, en voyant les images de soldats américains en train de dérouler sur les rives du Rio Grande des kilomètres de bobines de barbelé concertina – variante autrement plus redoutable, avec ses lames de rasoir conçues pour trancher jusqu’à l’os, que le gros barbelé à pointes inventé en 1874 par un fermier prospère de l’Illinois [1].

C’est le même modèle qui borde la rocade menant au port de Calais, où il couronne un tentaculaire lacis de clôtures et de détecteurs à rayonnement infra-rouge. Dans le Pas-de-Calais, sa fonction consiste à stopper les saute-frontière et, s’ils insistent, à leur infliger des lacérations que les médecins sur place comparent à des blessures de guerre.

Aux Etats-Unis, l’actuelle débauche de barbelés visait la « caravane des migrants », cette marche d’environ cinq mille personnes parties du Honduras début octobre à la recherche d’une meilleure vie dans le Premier monde. Les trimardeurs et les grandes voyageuses n’avaient pas encore atteint Mexico, à mille bornes du point frontière nord-américain le plus proche, que déjà Donald Trump dépêchait ses troupes à leur rencontre en annonçant, la bave littéralement aux lèvres, qu’elles avaient l’ordre de tirer dans le tas au premier jet de pierre – comme à Gaza, mais au Texas.

Un spectre hante la gauche : le « No border »

On s’est surpris à y repenser encore, par ricochets, en parcourant le très long entretien accordé à Ballast par Frédéric Lordon. Au cours de cet exercice en trois volets, consacré en sa partie centrale à valider la stratégie d’accès au pouvoir de la France insoumise, l’économiste hétérodoxe s’attaque entre autres à la question des migrantes et des migrants, en laissant entendre que les violences qu’ils et elles endurent feraient l’objet d’une attention excessive ou trop moralisante de la part d’une partie de la gauche.

La « pensée militante » serait mieux employée à se fondre dans la « dynamique à gauche » incarnée avec prestance par Jean-Luc Mélenchon qu’à bassiner tout le monde avec nos histoires de barbelés, de duvets confisqués par la police et de centres de rétention qui débordent, puisque, souligne Lordon, « il ne devrait pas être nécessaire de dire qu’au premier chef, ce qui est insoutenable, c’est le sort objectif fait aux migrants. Car d’abord ce devrait être suffisamment évident pour qu’on n’ait pas à le dire. »

Dans le champ de mines à fragmentation de la « vraie » gauche, la voix de Frédéric Lordon ne compte pas pour du beurre. Ses analyses sur la crise de 2008 ou sur le garrottage de la Grèce ont permis à des milliers de cancres en économie dans mon genre d’y voir plus clair sur le fonctionnement des banques, des institutions qui les gavent et des calamités qu’elles provoquent. Quand il passe à la débroussailleuse les fausses évidences du « système des prescripteurs » et raille leur « radicale incapacité de penser quoi que ce soit de différent », on boit volontiers du petit lait.

Mais les efforts d’imagination qu’il mobilise pour concevoir des alternatives à l’ordre économique dominant ne paraissent plus de mise quand il s’agit des frontières. À rebours de la hardiesse qui l’avait conduit par exemple à appeler à la fermeture de la Bourse, Lordon prêche sur ce sujet la conservation de l’existant et sa répugnance pour les « No border », appellation qu’il s’abstient de définir, mais sous laquelle il semble ranger les quelques effronté.e.s qui, considérant la criminalité d’État instituée par les frontières, oseraient mettre en doute leur bien-fondé intrinsèque.

Nous sommes quelques-uns en effet à considérer que les frontières physiques – non pas celles qui se volatilisent devant les capitaux et les marchandises, mais celles qui repoussent, blessent ou tuent les voyageurs sans visa au moyen d’un nombre toujours croissant de policiers, de garde-côte, de mercenaires, de fichiers d’empreintes digitales, de capteurs biométriques, de détecteurs de chaleur humaine ou de systèmes de surveillance satellitaire – ne constituent pas nécessairement l’horizon indépassable de la condition humaine, et qu’il y a lieu peut-être d’envisager leur démontage.

Policiers à la cool et frontières intelligentes

Chacun l’aura remarqué, ce point de vue n’occupe pas une place écrasante dans le débat public. S’il inspire un certain nombre d’actions militantes courageuses et salutaires, il ne bénéficie d’aucune espèce de visibilité dans le champ médiatique, politique ou intellectuel. En fait il n’est même jamais énoncé, encore moins discuté.

D’où notre étonnement de voir Lordon s’en emparer brusquement pour s’efforcer de le disqualifier davantage, comme s’il y avait péril en la demeure. À ses yeux, remettre en cause la légitimité des frontières, c’est dégringoler tête en avant dans un « néant de la pensée » – le mien, en l’occurrence, puisque je me retrouve nommément visé dans ce passage.

Les frontières, nous enseigne-t-il, ne sont pas mauvaises en soi. Elles sont, point barre. Elles peuvent d’ailleurs « prendre des formes extrêmement variées, des plus haïssables […] jusqu’à de plus intelligentes. » Comment s’y prendre pour améliorer le QI d’une clôture ou d’une patrouille de Frontex, Lordon ne le précise pas – c’est sans doute, là aussi, « suffisamment évident pour qu’on n’ait pas à le dire ».

On se contentera de prendre pour acquis que les frontières intelligentes font de bien belles choses, qu’elles « encouragent même circulation et installation, mais n’abandonnent pas pour autant l’idée d’une différence de principe entre intérieur et extérieur ». On est ravi de la nouvelle et on voudrait bien les connaître, ces murs de qualité qui allient gentillesse et attachement aux principes éternels.

En quoi elle consiste au juste, la « différence de principe entre intérieur et extérieur », Lordon ne le précise pas non plus, mais on ne jurerait pas qu’elle n’ait rien à voir avec ces quinze migrants qui viennent de mourir de faim et de soif à bord d’un canot qui dérivait depuis douze jours au large des côtes libyennes. Ou avec ce sans-papiers guinéen forcé par un agent de la Police aux frontières de Beauvais de se mettre à genoux et de lui lécher ses chaussures.

Mais attention, nous avertit le philosophe : le problème viendrait surtout de ces énergumènes qui voudraient détruire les frontières et jeter le barbelé avec l’eau du bain. « C’est de la problématisation pour “On n’est pas couché” ou pour C-News. En matière d’institutions, “pour ou contre”, c’est la pire manière de poser les questions », décrète-t-il, et là encore, c’est mézigue dont les oreilles sifflent.

Ses remontrances font suite à une série de remarques que j’avais postées sur le réseau Twitter, puis remises en ligne ici-même, en réaction épidermique [2] à diverses prises de position sur le sujet, y compris celles, en effet, de Frédéric Lordon, détaillées précédemment sur son blog et révélatrices à mes yeux du fond de sauce mélenchonien qui englue les synapses de la gauche.

Le différend qui nous oppose sur la question des frontières le conduit, dans un autre passage de son interview, à se demander quelles substances je consomme lorsque j’écris mes trucs. C’est une question légitime. J’avoue m’être parfois posé la même à son sujet, moins pour ses idées que pour ses tournures de phrase sophistiquées, cette fameuse « Lordon’s touch » qui procure à ses lecteurs un mélange unique de ravissement et de maux de tête. On devrait peut-être s’échanger les 06 de nos fournisseurs.

Ne dites plus « prolétaires de tous les pays, unissez-vous », dites « prolétaires de tous les pays, soyez gentils, restez chez vous »

En lui répondant ici, je me plie à un exercice inconfortable. Lordon est une figure de la vie intellectuelle française, chercheur au CNRS et auteur prolifique, dont la sphère d’influence est sans commune mesure avec celle d’un journaliste précaire qui place ses piges où il peut et ne se connaît pas d’autres compétences que de faire du reportage au ras du sol. Nous ne jouons pas dans la même catégorie. Rien qu’à l’idée d’écrire à la première personne, je baille nerveusement. Mais puisque Lordon me fait l’honneur de me rabrouer avec insistance, en m’attribuant le rôle de repoussoir au service de sa démonstration, prenons cela comme un cadeau et profitons-en pour tâcher de tirer les choses au clair.

Comme dit la chanson, « on lâche rien, on lâche rien ». Pourtant nous vivons une époque où on lâche beaucoup, au contraire, et même de plus en plus. Au cours de ces dernières années, par épluchages successifs, le périmètre de la gauche n’a cessé de se ratatiner. Quantité de références que l’on croyait l’apanage des tromblons réactionnaires ont percé son épiderme idéologique, nation, patrie, armée, police et fanion bleu-blanc-rouge n’y sont plus des cibles, mais des fétiches. « Oui, j’aime mon pays, oui, j’aime ma patrie ! Et je suis fier d’avoir ramené dans nos meetings le drapeau tricolore et la Marseillaise », proclame Jean-Luc Mélenchon [3].

On lâche tout, on lâche tout, et c’est là que Lordon jaillit pour nous enjoindre de lâcher plus encore. L’internationalisme hérité de l’histoire du mouvement ouvrier, sans parler du rudimentaire principe de solidarité entre les abimé.e.s de ce monde, ne seraient plus que des breloques bonnes à remiser sur un napperon en dentelle. Ne dites plus « prolétaires de tous les pays, unissez-vous », dites plutôt « prolétaires de tous les pays, soyez gentils, restez chez vous ».

À quoi s’ajoute que la question des frontières est devenue au fil de ces derniers mois un redoutable sac à embrouilles, débordant sur d’autres épineuses questions, liées notamment aux choix stratégiques de la France insoumise.

Au point où on en est, ce n’est peut-être pas du luxe de le vider, ce sac, et de démêler un peu les désaccords, non-dits et quiproquos qui s’y sont accumulés, non par goût pour la chamaille, mais dans l’espoir d’éviter que « No border » devienne irrémédiablement un gros mot.

Du mauvais côté de la barrière

Pour cela, un retour sur les épisodes précédents s’impose. Fin septembre, trois médias classés plutôt à gauche – Politis, Regards et Mediapart – publient conjointement un « manifeste pour l’accueil des migrants » signé par cent cinquante « personnalités ». À partir d’un tableau succinct, pour ne pas dire sommaire, du bain de xénophobie où clapotent les décideurs politiques de France et d’Europe, leur texte se borne à affirmer que « la liberté de circulation et l’égalité des droits sociaux pour les immigrés présents dans les pays d’accueil sont des droits fondamentaux de l’humanité ». Pas de quoi se rouler par terre, mais, dans le contexte de sa parution, ce bref rappel à un principe de décence élémentaire fait l’effet d’une bulle d’oxygène.

Il intervenait quelques jours après la décision du gouvernement Macron d’interdire à l’Aquarius, alors le dernier navire de sauvetage encore actif en Méditerranée, d’accoster en France et d’y débarquer les cinquante-huit rescapés recueillis à son bord. C’est qu’il est inconcevable, pour les start-uppers en chef de la nation, de déroger à leur politique de non-assistance aux naufragés, l’un des rares sujets sur lesquels les membres de l’Union européenne n’ont eu aucun mal à se mettre d’accord. On est déjà bien assez occupé à traquer les migrants sur notre territoire et à leur administrer un luxe inouï d’épreuves et de brutalités en tous genres pour se soucier d’en accueillir d’autres, surtout quand ils ont le mauvais goût d’être encore en vie. Le droit d’asile, dorénavant, ce sera au fond de l’eau ou dans les camps libyens.

Deux semaines plus tôt, des hommes, des femmes et des enfants naufragés près des côtes maltaises avaient lancé un appel de détresse aux secours italiens, qui firent la sourde oreille. Plus de cent personnes seraient mortes noyées, tandis que les « garde-côte » libyens, une milice de rabatteurs opérant en sous-traitance pour l’UE, ramenaient les survivants dans les geôles de Tripoli. Externaliser la protection de nos frontières maritimes méridionales vers un pays en ruines dominé par des clans mafieux a ceci d’immensément commode que nul ne se formalisera du sort qui les attend là-bas – la faim, les viols et les tortures passeront inaperçues. Loin des yeux, loin du cœur, comme on dit.

Quand, le 19 septembre, le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) sonne une nouvelle fois l’alarme en qualifiant de « cauchemardesques » les conditions de détention dans les camps libyens, personne à Rome, Paris ou Berlin ne bronche. Un mois plus tôt, le décompte de l’Organisation internationale des migrations (OIM) évaluant à dix-sept mille le nombre de morts en Méditerranée depuis 2014 – estimation basse – n’avait pas non plus soulevé d’émotions particulières.

Opération guillemets pour les « forces de progrès »

Entre parenthèses : à l’heure où j’écris ces lignes, on apprend que l’Aquarius, immobilisé dans le port de Marseille, ne reprendra plus la mer. Pourquoi ? Parce qu’après après avoir été privé de son pavillon panaméen sur intervention de l’Italie et avec la complicité des autres pays européens, le navire de sauvetage a échoué à se trouver un pays d’attache.

Alors que le plus pourri des cargos poubelle peut battre pavillon sans la moindre difficulté, on s’arrange pour refuser ce droit à un bateau dont la fonction consiste à secourir des naufragés. Pestiféré, l’Aquarius, pour la seule raison qu’il sauve des vies. Que pareille obscénité se déroule sous nos yeux sans que nul ne moufte en dit long sur l’accoutumance de nos sociétés à la noyade de masse comme outil de gestion des flux migratoires.

Dans un tel contexte, tout ce qui peut nuire aux intérêts des maîtres de la forteresse me paraît bon à prendre. Je précise, à toutes fins utiles, que je n’ai rien à vendre à Politis, Regards ou Mediapart, que les défendre n’est pas mon affaire et que, d’ailleurs, je n’ai pas non plus signé leur manifeste.

D’abord, parce que je dispose d’autres moyens pour m’impliquer. Ensuite, parce que ces grandes pétitions par voie de presse, indexées sur la notoriété de leurs premiers signataires, se passent fort bien de mes services. Mais je me serais bien gardé de dissuader quiconque de le faire.

On le savait bien, de toute façon, que cette initiative serait sans effet concret sur le calvaire des migrant.e.s, hors ou au sein de nos frontières – on est peut-être borné, mais pas idiot. Cela n’a pas non plus échappé aux associations qui l’ont signée, dont l’Auberge des migrants, Roya citoyenne, le Baam, Utopia 56, le Gisti, la Cimade, la Fasti, les coordinations de sans-papiers et d’autres encore.

Si ces collectifs, dont l’existence n’est jamais mentionnée par Frédéric Lordon, ont jugé bon malgré tout de s’associer au texte, c’est probablement qu’ils lui reconnaissaient quelque utilité. Celle par exemple de faire entendre un autre son de cloche que le fracas des macronistes, vallsistes, ciottistes, lepénistes et éditorialistes. Personnellement, je cherche encore le coton-tige miracle qui m’ôtera du coin de l’oreille la voix de ce type de Valeurs Actuelles, François d’Orcival, invité permanent des « Informés » de France Info et incarnation chevrotante de la hargne migranticide, exhortant Emmanuel Macron à ne surtout pas céder au « chantage à l’émotion » des survivants de l’Aquarius. Ce genre de son, à force de tourner en boucle sur toutes les antennes, ça vous colle au pavillon comme un furoncle.

Mais le principal intérêt du texte, du moins aux yeux des personnes engagées sur le terrain, c’est qu’il semblait offrir l’occasion aux diverses chapelles de la gauche de se retrouver sur un dénominateur commun : l’urgence de mobiliser leurs forces pour ne plus laisser les gens mourir noyés ou fracassés aux pieds de nos forteresses. De cesser de tortiller et de mettre de côté les bisbilles pour faire de cette question-là une priorité commune. Mais c’était encore trop demander.

Au lieu de fédérer les « forces de progrès », avec guillemets de rigueur, l’initiative aboutit en fait à creuser un peu plus l’une de ses lignes de fracture les plus béantes. D’un côté, le gros de la gauche non-mélenchoniste, allant du groupuscule hamoniste jusqu’au NPA en passant par le PCF, ainsi qu’un large éventail de syndicalistes, de militantes et de responsables associatifs, tous signataires du texte ; de l’autre, la France insoumise, repliée sur son hégémonie, qui refuse de le signer et érige ce rejet en ligne officielle du parti.

L’internationalisme, c’est has been, braillons plutôt la Marseillaise

Pour justifier leur rebuffade, les théoriciens de la FI vont déployer un argumentaire contrasté, où la vexation de n’avoir pas été consultés par les auteurs du manifeste se mêle au reproche de ne point y voir nommément accusé Emmanuel Macron, comme si la responsabilité de ce dernier dans la situation décrite n’allait pas de soi.

On daube aussi sur la présence parmi les signataires de Benoît Hamon, preuve putative de leurs accommodements avec les reliefs carbonisés du Parti socialiste, comme s’ils étaient encore en capacité de nuire, et comme si Mélenchon, revenu d’un PS dont il fut membre pendant trente-deux ans, était le mieux placé pour donner dans ce domaine des leçons de savoir-vivre.

On voudrait nous enfumer qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Quand Lordon, dans son entretien, fustige longuement une opération de « retournement de veste en loucedé », d’« autoblanchiment symbolique » et d’« unanimité morale », on lui concède volontiers qu’il y a parfois des jonctions surprenantes. À preuve, la manifestation parisienne des Gilets jaunes du 1er décembre, soutenue par la France Insoumise, une partie du NPA, Attac, les cheminots de Sud-Rail, le Comité Adama et Frédéric Lordon lui-même, mais aussi par Marine Le Pen, les Patriotes et l’Action française.

Quoi que l’on pense de cette juxtaposition insolite, on peut supposer que la présence d’un ex-hiérarque socialiste sur les Champs-Élysées ce jour-là n’aurait pas posé à Lordon un problème insurmontable. La question est donc : pourquoi serait-elle rédhibitoire dans un cas et pas dans l’autre ?

En fait, la position de la FI est surtout d’ordre stratégique. Dans un espace politique de plus en plus imbibé de fachosphère, les stratèges du parti estiment que faire campagne sur des thèmes susceptibles de braquer une partie de l’électorat – immigration, racisme, islamophobie, sexisme, violences policières, etc – ruinerait leurs chances de victoire. Remporter des scrutins imposerait d’y aller mollo sur les sujets qui fâchent et de mettre le paquet sur le « social », entendu comme un moyen de ramener dans le bercail de la gauche les brebis égarées à l’extrême droite.

En juin dernier, François Ruffin avait théorisé cette mission pastorale dans un article du Monde diplomatique. Racontant sa campagne électorale victorieuse de 2017 dans sa circonscription de la Somme, ravagée par la précarité et les délocalisations, il y explique que ce n’est pas avec du vinaigre que l’on attire les sympathisants de Marine Le Pen. « Maintenant, à leur chute économique et sociale il faudrait ajouter une autre condamnation : politique et morale. Qu’ils votent FN, se reconnaissent dans un parti ostracisé, et leur exclusion en sera légitimée. La double peine. »

L’ostracisme dont serait victime le FN ne saute pas aux yeux, les chefferies éditoriales ayant plutôt tendance à lui cirer les bottillons, mais on comprend bien l’idée de la main tendue. « Le FN, je l’attaquais peu, poursuit-il. Comment des gens qui vont mal, socialement, économiquement, croiraient-ils que Mme Le Pen ou son père, qui n’ont jamais gouverné le pays, sont responsables de leurs malheurs ? Le FN se combat en ouvrant une autre voie aux colères, à l’espoir. En offrant un autre conflit que celui entre Français et immigrés [4]. »

Quadriller serré, ratisser large

Combattre le racisme consisterait donc à le balayer sous le tapis et à n’endosser que les revendications jugées peu ou prou lepéno-compatibles. Le cas de Ruffin démontre qu’une telle stratégie peut en effet s’avérer ponctuellement gagnante. Elle présente néanmoins un inconvénient, celui de devoir expliquer aux populations issues de l’immigration post-coloniale que leurs préoccupations particulières, liées aux diverses déclinaisons du racisme d’État, ne font pas partie des thématiques sociales retenues comme pertinentes par le parti et doivent donc être sacrifiées à la bonne cause.

Le soutien inconditionnel et tonitruant apporté par la FI aux Gilets jaunes, et cela dès les premiers jours, quand l’imbrication de l’extrême droite dans le mouvement ne pouvait guère être ignorée, s’inscrit dans cette même hiérarchie des priorités. On ne s’offusquera pas qu’au milieu de la détresse sociale des fins de mois invivables, des Dupont-Lajoie sonnent la chasse au migrant.e.s, ou que des grandes gueules locales imposent la « baisse des charges » ou la « diminution de l’assistanat » dans le cahier de doléances du mouvement, du moment que l’occasion se présente d’aller chanter la Marseillaise avec son cœur de cible.

Mais on ne peut durablement gagner sur les deux tableaux. Comme le suggère la récente défaite de la candidate FI à l’élection législative partielle d’Évry, dans l’ancienne circonscription de Manuel Valls, où l’abstention a atteint le niveau stratosphérique de 82 %, le message ne suscite pas forcément l’enthousiasme dans l’électorat populaire racisé. Ruffin a eu beau se rendre sur place pour instruire les habitant.e.s des HLM que leur « bulletin [était] un enjeu pour la patrie », la pêche aux voix, cette fois, n’a pas fonctionné.

Appliquée à la question migratoire, cette stratégie périlleuse contraint la FI à marcher sur des œufs. D’un côté, elle doit tenir compte de la présence en son sein d’individus sincèrement acquis à la cause du droit d’asile, comme Danièle Obono, qui s’est âprement battue à l’Assemblée nationale contre la loi Asile et immigration, ou comme nombre de militants ici ou là. De l’autre, elle doit donner des gages aux électeurs alléchés par l’extrême droite qu’il ne saurait être question d’ouvrir les frontières comme ça à n’importe qui, pensez donc.

C’est là que la figure du « No border » se révèle d’une irrésistible utilité. Pour se sortir de la position délicate où les place l’initiative de Politis-Regards-Mediapart, Jean-Luc Mélenchon et ses amis vont accuser ses initiateurs de vouloir démolir les frontières, ce patrimoine-de-l’humanité-que-nous-chérissons-tant. Un passage dans le manifeste va leur en fournir l’occasion : « Il est illusoire de penser que l’on va pouvoir contenir et a fortiori interrompre les flux migratoires. À vouloir le faire, on finit toujours par être contraint au pire. La régulation devient contrôle policier accru, la frontière se fait mur. »

On pourrait pinailler sur sa formulation, mais le constat est juste. N’importe quel exilé à la rue vous le confirmera : l’État a beau lui construire des barrières électrifiées, le traquer avec un détecteur à battements cardiaques ou l’empêcher à coups de tonfa de se poser sur un bout de trottoir, tant qu’il respire il continuera de se glisser par un trou de souris. Les frontières tuent, mutilent, séparent, mais elles ne dissuadent pas les candidats au voyage de tenter leur chance. Pour prétendre le contraire, il faut vraiment ne rien connaître au sujet.

Toute la misère du monde dans la tête

Mais, sur son blog, Jean-Luc Mélenchon s’indigne : affirmer qu’elles n’ont pas l’efficacité qu’on leur attribue « revient à dire que les frontières ne sont plus assumées. Ce n’est pas du tout notre point de vue. Nous croyons au bon usage des frontières. »

La suite est de toute beauté : « Notre rapport aux frontière n’est pas idéologique. Il est concret dans un monde où celles-ci n’ont cessé d’exister que pour le capital et les riches et où nous avons l’intention de les rétablir contre eux. Disons-le clairement, nous ne sommes pas d’accord pour signer à propos d’immigration un manifeste “no border”, ni frontière ni nation. Nombre de nos amis les plus chers qui ont signé ce texte disent à présent n’avoir pas repéré cette phrase que les rédactions “no border” ont su placer. »

Il faut relire ce passage lentement pour en apprécier le numéro de patinage artistique : invoquer la lutte contre « le capital et les riches » pour justifier le maintien d’un dispositif qui sert surtout à stopper les pauvres.

Par souci de conférer un semblant de logique à cette acrobatie, on assimilera ensuite les initiateurs du manifeste, décrits par ailleurs comme vendus à la macronie (ou, variante, à l’oligarchie), à des anarchistes échevelés qui planquent de la dynamite dans leurs tiroirs. Edwy Plenel, patron de Mediapart et ancien comparse moustachu d’Alain Minc et de Jean-Marie Colombani à la tête du Monde, et qui sur le tard en a surpris plus d’un par ses prises de positions plutôt dignes, mais pas farouchement révolutionnaires pour autant, a dû s’en sentir tout ragaillardi. François Ruffin n’a pas fait tant de politesses quand il a déclaré sur France Info le 13 septembre : « On ne peut pas dire qu’on va accueillir tous les migrants, ce n’est pas possible. »

Voilà encore le genre de fausse évidence que, pour paraphraser Chomsky, on met trois secondes à balancer et une demie heure à démonter. D’abord, c’est qui, « tous les migrants » ? Faut-il entendre : tous les migrants du monde et de la galaxie ? Tous ceux qui se noient à nos portes ? Tous ceux qui n’en sont pas encore mais qui, dans un coin de leur tête, caressent l’idée qu’un de ces jours ils iraient bien eux aussi faire un petit tour sur les Champs-Élysées ? Croit-il que la planète entière attend dans les starting-blocks de se précipiter en France, sa « patrie », comme il l’appelle ? Sur invitation de qui, de ces hérétiques « No border » qui auraient squatté l’Élysée ? Et que veut dire « on ne peut pas », si l’on s’abstient de préciser tout ce que l’on peut, et tout ce que l’on doit ?

Mais les esprits ont déjà été si bien préparés en amont pour recevoir ce genre de poncif épongé à gauche comme à droite – à commencer par le fameux « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » de Michel Rocard – que nulle objection ou demande de précision ne lui a été opposée, en tout cas par le préposé de France Info. L’« unanimisme moral » qui inquiète tant Frédéric Lordon ne triomphe pas toujours, apparemment.

Lire la deuxième partie

p.-s. Crédits pour les photos : Julien Brygo, Sara Prestianni, et DR.

Merci à Karima Younsi, Julien Brygo, Nina Faure, Ferdinand Cazalis et Sylvie Tissot pour leur relecture, leurs remarques et leurs conseils.

notes [1] À ceux qui s’intéressent à l’histoire et aux usages de la « frontière brûlante », on ne saurait trop recommander le passionnant ouvrage d’Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Flammarion, Paris, 2009.

[2] Au passage, j’admets que m’exprimer un tel sujet par une rafale de tweets n’était pas forcément une bonne idée. Une suite de messages très courts se prête mal à la construction d’une argumentation. Comme ces messages ont ensuite été repris, avec mon accord, par deux sites amis, celui-ci et l’excellent site d’informations indépendantes La Rotative, l’exercice a produit un hybride bizarre, pouvant donner l’impression erronée qu’il avait été conçu avec le même soin qu’un article. Cela étant, je ne retire rien au contenu des messages en question.

[3] Sur le plateau de BFMTV k 2 septembre 2018.

[4] François Ruffin, « Déjouer la résignation, retour sur une victoire électorale », Monde diplomatique, juin 2018.

Original sur http://lmsi.net/Du-bon-usage-des-ba… # # # # #

du bon usage des barbelés Pourquoi la gauche éprouve tant de mal à admettre que les frontières tuent (Seconde partie)

Le « dogme intouchable » de la frontière éternelle

On ne voudrait pas trop appuyer sur ce qui fait mal, car, en dépit des discordes qui opposent le clan des chaisières et celui des patriotes au sein de cette pittoresque famille qu’est la gauche française, face à nos adversaires communs on aura sans doute d’autres occasions de se retrouver du même côté de la barrière. Mais, tout de même, on ne peut s’empêcher de s’étonner.

Comment un penseur habituellement aussi affuté que Lordon peut-il noircir des pages et des pages et donner des interviews pour ridiculiser un texte en faveur de l’accueil des migrants, mais ne rien dire de la façon dont s’organise leur non-accueil, ou de la manière dont les chaînes d’information nous conditionnent à tenir pour raisonnable de laisser les gens crever ? Pourquoi son camarade, pourtant biberonné à la critique des médias, ne prend-il pas un moment en direct pour gifler la question de son intervieweur (« alors, vous êtes pour accueillir tous les migrants ? »), mais choisit au contraire d’en conforter les biais par une réponse digne d’un ancien notable du Parti socialiste (« mais bien sûr que non, quelle idée ! ») ? Parce que l’on décide que les migrants, ce n’est pas du « social », on peut s’affranchir de toute critique des représentations dominantes ?

Ces questions, à vrai dire, ne sont pas nouvelles. En 1997, lors du mouvement des sans-papiers de Saint-Bernard, le Gisti (Groupement d’information et de soutien aux travailleurs immigrés) avait déjà testé la difficulté de rendre audible à gauche un discours cohérent sur le sujet. « Si l’on veut interrompre l’escalade de la répression, écrivait sa présidente d’alors, Danièle Lochak, il faut accepter de remettre en cause ce qui est à la racine même de cette escalade et de cette répression, à savoir la fermeture des frontières ; il faut avoir le courage de s’attaquer au dogme intouchable et que personne n’ose contester, de peur d’être taxé d’irresponsabilité, qui considère celle-ci comme inéluctable. »

Dans son article, Danièle Lochak citait l’écrivain autrichien Stefan Zweig, qui, un an avant son suicide en 1942, observait dans Le Monde d’hier : « Rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. […] Constamment nous [éprouvions] que nous étions des objets, non des sujets, que rien ne nous était acquis de droit mais que tout dépendait de la bonne grâce des autorités. »

On ne peut pas dire qu’à cet égard nous ayons fait des progrès considérables. Il y a un mois, une étude du Transnational Institute (TNI), une ONG basée aux Pays-Bas, indiquait que, depuis le début des années 1990, les pays membres de l’Union européenne avaient érigé environ mille kilomètres de murs frontaliers, soit six fois la longueur de l’ancien Mur de Berlin.

Penser l’impensable

Alors on va nous dire : ok, très bien, mais vous avez pensé à ce qui se passerait si on l’abattait les frontières pour de bon ? Ce serait l’invasion ! Le grand-remplacement ! Notre marché du travail et notre système de protection sociale n’y survivraient pas ! En réalité, quand on se penche un tantinet sur l’affaire, on est surpris de constater que les conséquences d’une telle mesure ne seraient pas nécessairement aussi apocalyptiques que le bon sens commun le voudrait. Comparées aux effets du système actuellement en vigueur, il y a même de fortes chances qu’elles s’avéreraient bénéfiques, pas seulement pour les non-Français.e.s ou les non-Européen.ne.s, mais pour tout le monde.

C’est ce qui ressort par exemple d’un recueil du Gisti paru en 2010, Liberté de circulation : un droit, quelles politiques ?. Ses auteurs ne sont pas des anarcho-autonomes armés de barres à mine, mais des chercheurs, juristes, économistes, politologues, le genre de personnes à qui d’habitude l’académie des savants prête l’oreille. En dix chapitres, ils explorent le scénario d’une abrogation des frontières et tentent d’en évaluer le coût politique, économique et social. Évidemment, les paramètres pris en compte à l’époque ne correspondent pas complètement à la situation actuelle. Aucune expertise, aussi sérieuse soit-elle, ne saurait par ailleurs être tenue pour parole d’évangile.

Il n’en demeure pas moins que le fruit de leur travail paraît suffisamment probant pour que l’on se donne au moins la peine de ne pas ignorer sa conclusion. Laquelle se résume à peu près à ceci : pour « contrer les politiques actuelles d’emmurement du monde et les tentatives d’assignation à résidence des populations du Sud », il n’y a pas trente-six solutions. Soit l’on s’accommode de ces politiques, soit l’on se décide enfin à régler son sort à l’institution qui les matérialise – ou, du moins, à considérer cette option autrement que par le mépris.

On ne listera pas ici les arguments qui plaident en faveur du scénario retenu, cela nous emmènerait trop loin. Quiconque a la curiosité intellectuelle de les examiner se rapportera au recueil du Gisti, consultable sur Internet. On n’en fera pas un drame si Frédéric Lordon souhaite les reléguer, eux aussi, dans l’infini sidéral du « néant de la pensée ». On n’espère pas le convaincre d’empoigner un marteau de forgeron pour aller se ruer à l’assaut du poste-frontière de Menton-Vintimille [1]. Nos ambitions sont plus modestes. Si Lordon et celles et ceux qui partagent sa façon de voir pouvaient admettre que les frontières ne sont pas nos amies et que l’idée de leur suppression mérite au moins d’être pensée, à défaut d’être partagée, ce serait déjà un immense progrès.

Le barbelé, un marché qui ne connaît pas la crise

Cette affaire peut paraître théorique, voire totalement déconnectée d’un monde réel où, d’après les sondages, une majorité de Français estiment qu’il y a déjà trop d’étrangers dans leur pays, et où le spectre de frontières réduites en petits tas de cendres fumantes déclencherait certainement des émeutes, et pas seulement à l’extrême droite. Elle a pourtant, des implications politiques tout à fait concrètes.

À force de condescendance pour le « No border », le dirigeant ou le stratège sont assez logiquement conduits à se détourner de la question, à la juger accessoire par rapport aux « enjeux sociaux bien de chez nous ». Ce faisant, ils passent à côté d’un aspect du sujet auquel la gauche, y compris dans sa version empatriotée, gagnerait à s’intéresser urgemment : le coût politique, économique et social des frontières, non en tant que concept, mais dans leur forme réelle et contondante. Laquelle se caractérise non seulement par ses effets homicides sur les populations de l’extérieur, mais aussi par l’extension d’un système de contrôle qui menace les droits et les libertés de celles vivant à l’intérieur.

Depuis une quinzaine d’années, l’Europe est engagée dans une lutte de plus en plus frénétique contre l’immigration irrégulière. Selon le Transnational Institute, le marché du flicage aux frontières, évalué à 15 milliards d’euros en 2015, devrait doubler et dépasser le montant pharamineux de 29 milliards par an à partir de 2022. Le « xénophobie business », pour reprendre le titre du livre de Claire Rodier [2], engraisse les gros industriels du secteur, comme Airbus, Sagem, Finmeccanica ou Siemens. En octobre dernier, la Commission de Bruxelles annonçait fièrement son intention de multiplier par sept les effectifs de Frontex, l’agence européenne de garde-côte et de garde-frontières, qui passeront de mille cinq cents à dix mille d’ici 2020. Elle est restée plus discrète sur le versant technologique et entrepreneurial de son programme.

Dans le cadre d’Eurosur, le « système européen de surveillance des frontières », entré en vigueur en 2013, l’UE va se doter d’une nouvelle génération de satellites, de drones et de montgolfières conçus pour traquer de plus encore les mouvements de groupes humains depuis le ciel. Commandés à Airbus, fleuron du génie aéronautique franco-allemand, dont le chef de la FI ne rate jamais une occasion de célébrer la composante tricolore, les satellites radar TerraSar-X et Tandem-X serviront à repérer, tracer et signaler à Frontex les embarcations présentant un « comportement suspect », comme par exemple des brusques changements de cap ou de vitesse.

Pour mesurer le niveau de quadrillage rendu possible par un tel dispositif, il faut avoir en tête ce à quoi aboutit le système déjà en vigueur. Eurosur a permis la localisation en septembre d’un bateau de pêche tunisien dont l’équipage venait de sauver quatorze migrant.e.s en mer Méditerranée. Suite aux informations aussitôt retransmises par Frontex aux autorités italiennes, les six pêcheurs se virent accusés de « trafic humain » et emprisonnés en Sicile, avant d’être relâchés quelques jours plus tard.

Parmi eux, Chamseddine Bourassine, connu dans sa ville de Zarzis en Tunisie pour avoir participé à plusieurs opérations de sauvetage. Ses mouvements en mer sont maintenant épiés depuis l’espace. Grâce aux nouveaux outils de surveillance de l’UE, la criminalisation des réseaux de solidarité avec les migrants risque de prendre des proportions proprement délirantes.

Quand la frontière va, tout va

Il est tout de même troublant à cet égard que la France insoumise, d’ordinaire si prompte à dénoncer Bruxelles et l’oligarchie, accorde aussi peu d’attention au complexe sécuritaro-industriel qui enfle et prospère sous nos nez. Dans son programme électoral de 2017, « Avenir en commun », le sujet était certes mentionné en deux phrases : « Les politiques migratoires de l’UE sont avant tout des politiques sécuritaires qui se matérialisent par des murs érigés par de nombreux pays. Cela se traduit par la fermetures des frontières (via le rétablissement des contrôles et l’ouverture de hot spots) et par leur militarisation (moyens supplémentaires alloués à Frontex, dont le mandat est militaire et sécuritaire). »

Mais cette brève évocation ne semble guère inspirer les porte-parole et penseurs du mouvement, qui ne l’évoquent jamais, même quand l’actualité leur tend la perche.

La Commission européenne vient ainsi d’annoncer la mise en place à titre expérimental d’un système de « détecteurs de mensonge » aux frontières, testé en ce moment même sur quatre points de contrôle en Lettonie, Grèce et Hongrie. Cette merveille d’innovation, brevetée par des informaticiens de l’Université de Manchester sous le nom startuppesque de « iBorderCtrl », prétend « discerner parmi trente-huit micromouvements imperceptibles à l’œil nu les déclarations mensongères des voyageurs en filmant leurs visages à l’aide d’une webcam ».

C’était peut-être l’occasion de dire un mot du déluge de supervision technologique qui crible nos allées et venues, celles des étrangers comme des autochtones. Au lieu de quoi, on préfère gourmander ces affreux gauchistes qui veulent cisailler des clôtures.

Alors, oui, on a bien compris que, dans la configuration politique présente, un leader de gauche qui battrait campagne pour l’abrogation des frontières n’aurait pas tellement plus de succès qu’en 1997, sans doute même un peu moins. Le réalisme, on sait ce que c’est, on nage dedans comme tout le monde. Mais est-ce vraiment trop attendre du parti de la « révolution citoyenne » qu’elle considère la chasse aux migrants et la débauche de moyens de coercition qui la rend possible comme un sujet politique à part entière ?

D’autant qu’à rebours du modèle occidental, des exemples concrets existent qui mériteraient d’être portés à la connaissance de l’opinion. L’Ouganda, par exemple, mène une politique d’ouverture des frontières qui se traduit par la présence sur son territoire de près d’un million et demi de réfugiés, majoritairement soudanais et congolais. Sa législation dans ce domaine force le respect : migrantes et migrants, qui continuent d’affluer en nombre, disposent d’un droit d’accueil et d’installation automatiques. Chaque ménage, à son arrivée, reçoit de l’État un terrain de 2500 mètres carrés, dont la mise en culture peut lui permettre de subsister à ses besoins.

L’Ouganda est pourtant classé parmi les vingt pays les plus pauvres du monde, avec un PIB par habitant trente fois inférieur à celui de la France. Si, par ailleurs, ses dirigeants corrompus n’inspirent pas nécessairement la plus vive sympathie, l’Agence des Nations-Unies pour les réfugiés (HCR) a félicité en février 2018 le « gouvernement et le peuple de l’Ouganda, qui manifestent depuis des décennies une hospitalité et une générosité extraordinaires en partageant leurs terres et leurs ressources ». Il serait intéressant d’y regarder de plus près, pour vérifier si ces mesures n’obéiraient pas à des considérations plus prosaïques, liées par exemple à leurs effets positifs pour la collectivité.

Homme blanc et angle mort

Autre cas stimulant, l’Équateur. Ce pays d’Amérique latine, qui accueille nombre de réfugié.e.s en provenance du Pérou et de Colombie, mais aussi du Venezuela, s’est doté en 2017 d’une loi dite de « mobilité humaine » qui leur confère des droits dont ne peuvent que rêver celles et ceux qui arrivent jusqu’à chez nous : délivrance dès les premiers mois d’un document d’identité semblable à celui des Équatoriens, accès immédiat au marché du travail légal, naturalisation après trois ans de séjour, etc.

Ce n’est certes pas une ouverture des frontières stricto sensu, Frédéric Lordon pourrait même y trouver matière à illustrer sa théorie des « frontières plus intelligentes », mais ce régime est infiniment plus hardi que celui proposé par la FI – raison peut-être pour laquelle il s’abstient de le mentionner.

Pendant ce temps, en Europe, la course à l’innovation dans le domaine de la surveillance aux frontières n’a pas fait passer de mode les herses et les barbelés, bien au contraire. À Ceuta et Melilla, les deux enclaves espagnoles sur la pointe nord du Maroc, les rangées de concertina à lames de rasoir (mises en place en 2005 par le gouvernement « socialiste » de José Luis Zapatero) sont toujours un cauchemar sanglant dressé devant les passe-murailles. Parfois ils y meurent, l’artère sectionnée, le plus souvent ils en reviennent avec des plaies ouvertes.

La « corde du diable » fait aussi partie du décor sur l’île de Lesbos, en Grèce, où les milliers d’exilé.e.s parqué.e.s dans une prison à ciel ouvert endurent des conditions de vie décrites comme « abjectes » par le HCR. Trois enfants y ont tenté de se suicider en octobre et novembre. Pendant ce temps, Jean-Luc Mélenchon expliquait à Paris qu’il n’était « pas d’accord pour faire comme si l’immigration était quelque chose de naturel, de désirable, de souhaitable ». Tous ces gens qui ne pensent qu’à dérouler le tapis rouge aux migrant.e.s, quel souci majeur, en effet…

Et la politique d’externalisation, rien à en dire non plus ? Tous ces accords passés par l’UE avec des États comme le Soudan, l’Érythrée ou le Niger (sans parler évidemment de la Libye), afin qu’ils empêchent leurs habitant.e.s de partir et nous épargnent la tâche de les stopper nous-mêmes ? Ces centaines de millions d’euros dépensés par l’Europe pour armer les garde-frontières de pays parmi les plus pauvres au monde et financer des régimes qui laissent un nombre incalculable de candidats au voyage mourir de soif dans le désert – tout cela ne serait donc pas un sujet digne de considération pour un parti aussi à cheval sur les questions de souveraineté ?

Même si, dans le cas présent, il s’agit moins d’un abandon de souveraineté que d’une vassalisation, ou d’une prestation de service, pourquoi une gauche soucieuse d’« éducation populaire » ne prend-elle pas un peu de temps pour expliquer à l’opinion de quoi il retourne ? Ne serait-ce pas une bonne occasion d’informer ces « petites gens » dont on convoite les suffrages que, dans ce domaine, la brutalité des gouvernements d’extrême droite italien et hongrois s’accorde parfaitement au cynisme des dirigeants bourgeois français et allemands ? Ne serait-ce pas un outil pédagogique utile pour éclairer le fonctionnement et les « valeurs » de l’Europe ?

Si les tribuns de la FI ne parlent jamais de ces choses, ou si peu, c’est sans doute parce qu’ils sont confrontés à deux problèmes. Le premier, c’est qu’ils pensent que les « petits Blancs » qui peinent à remplir leur frigo sont nécessairement racistes et qu’on jouerait perdant à leur tenir un discours offensif sur le sujet. On préférera, comme le député Alexis Corbière, poster sur les réseaux sociaux une photo de sa paire de pantoufles tricolores. Ou crier au scandale lorsqu’une étudiante voilée a le malheur d’accéder à un poste de responsabilité dans l’appareil du syndicat Unef, comme s’y sont astreints plusieurs ténors de la FI en mai dernier.

Parmi les personnes engagées dans les réseaux de solidarité avec les migrants, il y a des gens qui vivent correctement, mais aussi des précaires, des chômeuses, chômeurs, smicardes, paysans, immigrés. Spéculer sur une xénophobie instinctive des classes populaires, ce n’est pas se faire d’elles une bien haute opinion, ou peut-être ne pas les connaître aussi bien qu’on le prétend.

L’anticapitalisme à la rescousse de la xénophobie

Le second problème tient à la consistance de la ligne politique. Les « frontières plus intelligentes » de Lordon, cette idée que l’on pourrait mener une politique migratoire qui serait à la fois de gauche et point trop accueillante, où l’on régulariserait peut-être les sans-papiers « qui travaillent » mais sans préciser ce que l’on entend au juste par là ni ce qu’il adviendrait des autres, où l’on parle de traiter convenablement les demandeurs d’asile mais sans indiquer ce que l’on fera de Frontex, de la convention de Dublin et des centres de rétention, où l’on promeut le « bon usage » des barbelés quand ceux-ci ne cessent de croître et de s’épaissir tout autour de nous, où l’on ménage tantôt la chèvre, tantôt le chou, un tel projet n’est pas commode à faire tenir debout.

Au milieu d’une Europe tétanisée, en proie à une amputation générale du droit d’asile et à une inflation effrénée des moyens de contrôle, de surveillance et de répression, on ne voit pas bien comment la France insoumise, une fois au pouvoir, s’y prendrait pour appliquer ses propres préconisations.

Peut-être bien, au fond, que son réformisme prudent et imprécis dans ce domaine n’est pas tellement plus « réaliste » que l’abominable radicalité des « No border » – laquelle, redisons-le, a au moins le mérite d’être cohérente.

Et cela ne s’arrange pas quand la FI, pour se redonner une contenance sur sa patinoire programmatique, s’accroche à cet autre argument de béton : plaider pour l’accueil des réfugiés reviendrait à consentir aux raisons pour lesquelles ils ont quitté leur pays. « Je ne peux accepter que l’on considère comme une fatalité les conséquences de la mondialisation capitaliste », s’emportait le 28 septembre Manuel Bompard, le directeur de campagne de la FI, en réaction au manifeste de Politis-Regards-Mediapart. « Je ne suis pas d’accord pour qu’on renonce à traiter les causes de l’immigration : vivre et travailler au pays ce n’est pas juste pour les bobos en France », martelait au même moment Jean-Luc Mélenchon sur France 3.

Le sous-entendu qui assimile la défense des migrant.e.s à un caprice d’urbain à trottinette accro au quinoa était relayé au même moment en Allemagne par Sahra Wagenknecht, de façon encore un peu plus explicite. La dirigeante historique du parti de gauche Die Linke exècre la « culture de l’hospitalité sans frontières ». Lorsqu’elle tonne que « l’ouverture au monde, l’antiracisme et la protection des minorités constituent un label de bien-être qui sert à cacher la redistribution des richesses opérant du bas vers le haut et à donner bonne conscience à ceux qui en tirent avantage [3] », ils sont ne sont pas rares, à la FI, à applaudir de bon cœur.

Début octobre, Mélenchon enfonçait le clou sur son blog, mais sous un angle inédit. Vouloir jeter à bas les frontières, explique-t-il, c’est « renoncer purement et simplement à toute action politique contre les causes du départ. Cela revient à amnistier la responsabilité des gouvernements français et de la France-Afrique dans la misère et la corruption. Et surtout cela amnistie l’Union européenne, pourtant particulièrement impliquée par ses soi-disants “partenariats économiques” et ses “accords de pêche”. »

Pour le coup, on ne peut que saluer la clairvoyance mélenchonienne : rien ne saurait être plus impératif en effet que de cesser le pillage du continent africain. Non pour dissuader ses habitants de voyager, mais parce que c’est le minimum qui leur est dû. En présentant la nécessaire rupture avec les traités de libre-échange comme un moyen de stopper les mouvements migratoires, le fondateur de la FI semble dire aux Africains : « Dès qu’on arrêtera de financer vos régimes et de vous dépouiller de vos ressources, vous serez bien gentils de rester chez vous. »

Un autre Lordon est possible

Mais ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. À supposer que, dans un avenir que l’on souhaite proche, sous l’effet d’on ne sait trop quelle révélation miraculeuse ou de contrainte extérieure, les pays du Nord mettent fin à leur politique de prédation économique et s’engagent sur la voie d’une redistribution des richesses en direction du Sud, on sera encore très loin d’avoir réglé nos dettes. Du commerce des esclaves à la spoliation des matières premières en passant par le colonialisme et ses diverses résurgences contemporaines, ce n’est pas comme si, au fil des siècles, l’Europe avait spécialement gâté le continent africain.

Le jour où les populations du Sud commenceront à ne plus supporter le poids de nos insatiables intérêts commerciaux et géopolitiques, elles resteront toujours les bienvenues, car, comme le stipule la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, brûlot « No border » bien connu, toute personne a le « droit de circuler librement » ainsi que de « quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ».

Or on ne quitte pas seulement sa tanière pour fuir les guerres et les privations, mais aussi par curiosité et envie de goûter à d’autres horizons, parfois même pour enfiler des bermudas et un chapeau de paille. Allez donc expliquer aux Français ayant de la galette que, puisqu’ils vivent en paix et mangent à leur faim dans leur pays, ils ne doivent plus passer leurs vacances au Sénégal ni s’« expatrier » au Maroc – étant entendu qu’un Français qui migre n’est pas un migrant, puisqu’il a reçu, par faveur spéciale de l’académie, l’appellation plus valorisante d’« expatrié ».

En attendant, l’opposition à la « mondialisation capitaliste » est une bien mauvaise excuse pour mégoter son soutien aux passe-frontière. Nul besoin d’attendre le grand soir pour rétablir un droit d’asile digne de ce nom, dissoudre la police aux frontières, convertir les 4,5 millions de mètres carrés de bureaux vides de la région parisienne en lieux d’hébergement et transformer les centres de rétention en piscines à balles ou en auberges de jeunesse autogérées – il y a tant de choses que l’on peut faire tout de suite, là, ici, maintenant.

Tout ça pour dire que, face aux frontières, « l’homme qui n’avait pas d’étoile » me paraît meilleur juge que l’homme qui voulait fermer les bourses. Plutôt Kirk Douglas que Frédéric Lordon.

Cela étant, on aurait tort bien sûr de trop se fier aux cowboys. Comme le rappelle Olivier Razac dans son Histoire politique du barbelé, la figure du vacher épris de grands espaces n’est qu’un ersatz, confectionné à l’usage du public américain blanc des années 1950, du vrai protagoniste de cette histoire, celui que le barbelé a éliminé plus sûrement que la variole, le chemin de fer et les armes à feu.

« La perte de la dimension épique liée au Far West est associée à la perte de l’espace libre, du nomadisme et de l’égalitarisme – soit trois valeurs fondamentalement indiennes », explique Razac. Parce qu’il « favorise d’une manière décisive la fermeture de la frontière », mais aussi parce qu’il facilite dès la fin du 19e siècle le « lotissement du peu de terres indiennes qui restent », le barbelé a « créé les conditions de la disparition physique et culturelle de l’Indien ».

Un siècle et demi plus tard, il faudrait hésiter encore à sortir les cisailles ?

p.-s. Crédits pour les photos : Julien Brygo, Sara Prestianni, et DR.

Merci à Karima Younsi, Julien Brygo, Nina Faure, Ferdinand Cazalis et Sylvie Tissot pour leur relecture, leurs remarques et leurs conseils.

notes [1] Pareille tentative serait sans doute vouée à l’échec, Lordon n’ayant jamais fait mystère de son rejet de l’internationalisme. Voir à ce sujet le débat qui l’a opposé en avril 2017 à Olivier Besancenot, porte-parole du NPA : https://www.revue-ballast.fr/intern….

[2] Claire Rodier, Xénophobie Business, À quoi servent les contrôles migratoires ?, La Découverte, Paris, 2012.

[3] « Warum wir eine neue Sammlungsbewegung brauchen », Die Welt, 25 juin 2018.

Original sur http://lmsi.net/Du-bon-usage-des-ba…

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