VIVE LA RÉVOLUTION

La nuit américaine

dimanche 15 novembre 2020, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 15 novembre 2020).

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13 novembre 2020

Descartes

L’élection a eu lieu. Le président sortant obtient selon les premiers résultats 46%, contre 54% au nouveau prétendant. Le Conseil constitutionnel invalidera une partie des bureaux de vote, et donnera la victoire au président sortant avec 51% des voix contre 49% à son adversaire. Tous deux se proclameront vainqueurs, et prêteront le serment d’usage. Il s’ensuivra une guerre civile, et une intervention étrangère sera nécessaire pour rétablir la paix. Et pour donner au pays un président par la force des armes.

Le scénario que je viens de décrire est réel : il s’est déroulé en Côte d’Ivoire en 2010-11. Il n’est pas isolé : partout se développe une logique de polarisation qui fait qu’aucun secteur n’est prêt à admettre sa défaite, à reconnaître qu’il a été battu dans les règles et que le vainqueur est légitime à gouverner. On a vu cette logique à l’œuvre en Afrique, mais aussi en Amérique Latine et ailleurs. On croyait naïvement que c’était réservé à des pays du tiers monde, dans lequel un doute légitime sur le respect des règles démocratiques et de la transparence de l’élection était permis. Certains découvrent, en observant l’élection présidentielle aux Etats-Unis, que le mal est bien plus profond, et que personne n’est vraiment immunisé, pas même le champion du soi-disant « monde libre »…

D’autres, plus observateurs et plus cyniques, ne seront pas surpris. Cela fait longtemps que les signes inquiétants étaient visibles. Il est de plus en plus fréquent qu’une consultation électorale soit suivie d’un procès en légitimité du vainqueur. On se souvient des procès en illégitimité contre Macron instruits par Mélenchon et ses amis – mais aussi par Edwy Plenel et ses comparses. On se souvient aussi de la demande d’un « deuxième référendum » en Grande Bretagne lorsque les britanniques ont eu le mauvais goût de voter pour le Brexit. Et ne parlons même pas de ce cher Juncker, qui pouvait affirmer « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » sans qu’aucun leader démocratiquement élu n’exige sa démission. Comment exprimer plus clairement que la légitimité ne réside plus dans le choix démocratique, que celui-ci n’est légitime que s’il est conforme aux lois d’airain des « traités » ?

La démocratie est un ensemble de procédures et de mécanismes qui permettent, dans une société divisée par des conflits d’intérêts – dont celui, structurant, de la lutte des classes – de gérer l’espace commun sans que les rapports de force se manifestent matériellement dans toute leur violence. Et c’est pourquoi en dernière instance le fonctionnement démocratique repose sur un large consensus social. Non pas un consensus sur les décisions prises, mais un consensus sur la manière de les prendre. Ce consensus s’alimente de la conviction de chacun – et d’abord des classes dominantes, qui sont celles qui détiennent l’essentiel du pouvoir – que la manifestation matérielle des rapports de force aboutirait à un résultat bien pire pour lui. En d’autres termes, que le dividende de l’ordre démocratique dépasse de loin son coût.

La démocratie n’instaure nullement un régime juste. Les rapports de force sont toujours là, et si la décision démocratique s’écarte trop de ce rapport de forces, si un secteur arrive à la conclusion qu’il aboutirait à un contrat plus avantageux en utilisant les muscles plutôt que le vote, il n’hésitera pas à le faire. Il est illusoire de croire qu’une classe acceptera le verdict des urnes si celui-ci est plus onéreux pour elle que l’utilisation de la force. La préservation de l’ordre démocratique tient donc à la capacité du politique à évaluer correctement les rapports de force et à gouverner de sorte que chacun trouve un intérêt à le préserver.

Peut-être la meilleure illustration de cette logique est la situation de la France à la Libération. On pouvait penser qu’avec un quart des voix, sa position de « premier parti de France » et la disposition d’une importante milice armée, le PCF aurait pu être tenté d’imposer une logique « révolutionnaire ». On pouvait craindre aussi que le capital résiste pied à pied aux réformes sociales, à la nationalisation de secteurs aussi lucratifs que l’énergie ou le crédit. On peut rétrospectivement admirer l’intelligence politique des uns et des autres : les communistes ont compris que le cadre démocratique permettait de grandes conquêtes alors que la voie armée risquait d’être très coûteuse pour un résultat aléatoire. A l’inverse, le patronat a très bien compris que bien qu’étant toujours dominant structurellement, dans la conjoncture de l’après-guerre et alors que la priorité était à la reconstruction de l’appareil productif, le recours à la force pour défendre ses privilèges c’était un coût élevé pour un résultat faible. A partir de là, un compromis est devenu possible : le prolétariat a remis la révolution à plus tard et rendu les armes, le patronat s’est résigné aux retraites, aux nationalisations et à la sécurité sociale. C’est ce consensus sur le coût pour toutes les parties d’une dictature ou d’une guerre civile qui a rendu possible le rétablissement de l’ordre démocratique. Dans d’autres pays, comme la Grèce, un mauvais calcul de part et d’autre a conduit à la guerre civile.

Dans la plupart des pays développés, on a abouti à des consensus de ce type. Pourquoi seulement dans les pays développés, et pas les autres ? Parce que c’est dans les pays développés que le dividende de l’ordre est le plus élevé pour tous les acteurs. Lorsqu’il s’agit d’envoyer des gens au fond de la mine pour récupérer le minerai à coups de pioche, vous pouvez aller à la trique. Mais lorsque vous avez une économie finement ajustée, avec des investissements importants dans des machines perfectionnés et délicates, vous ne pouvez pas faire travailler les gens le fusil sur la tempe : il vous faut une main d’œuvre disciplinée, qualifiée et qui adhère un minimum aux règles.

Ce consensus est aujourd’hui menacé par les transformations du capitalisme. La globalisation et la mécanisation font que l’ensemble des tâches peu qualifiées ont soit disparu, soit ont été délocalisées vers des cieux financièrement plus cléments. On crée ainsi une masse de travailleurs dont le capital n’a pas vraiment besoin, et qui peut être sans danger exclue du consensus démocratique. Hier, l’ouvrier mécontent était une menace, il fallait gagner son adhésion au risque de voir la productivité baisser, et cela créait un rapport de force. Mais le chômeur ou le précaire mécontent, ce n’est pas vraiment un danger. S’il travaille peu ou mal, où est le problème puisque la production, la vraie, est ailleurs ?

Cette transformation a conduit à la formation d’un bloc dominant composé de la bourgeoisie et des classes intermédiaires, qu’aucune « solidarité inconditionnelle » ne lie plus au reste de la société. Le rapport de force en faveur de ce bloc est si déséquilibré que les couches populaires ont été chassées du champ politique. Chassées par la transformation des partis politiques en écuries électorales où seuls les militants appartenant aux classes intermédiaires ont une place. Chassées par le transfert de pouvoirs de plus en plus importants à des structures « indépendantes », supranationales ou locales qui organisent l’impuissance du politique.

Hier, les élections se jouaient sur le chômage ou le pouvoir d’achat des plus modestes. Aujourd’hui, le chômage de masse est considéré un « fact of life », et quelque soit le candidat vainqueur, gauche, centre ou droite, on sait qu’il n’y a rien à attendre de lui. Dans ces conditions, pourquoi les couches populaires iraient voter pour Pierre plutôt que pour Paul ?

Le débat de classe ayant été évacué, le champ politique se structure autour des identités toujours plus étroites de race, de religion, de préférence sexuelle, de culture, etc. Et là encore, aucun principe de solidarité inconditionnelle ne vient modérer la polarisation. Chaque groupe se recroqueville sur son identité et postule non seulement que le reste de la société lui est hostile, mais que son statut de « victime » de cette hostilité excuse par avance tous les excès. Qu’une Alice Coffin puisse publier un livre qui est un appel à la haine sans que la sanction politique ne tombe est un bon exemple de ce mécanisme.

Le show américain ne fait qu’illustrer l’atomisation de nos sociétés, le retour à un tribalisme identitaire avec une polarisation tellement forte des conflits que tout débat, toute discussion et finalement tout compromis devient impossible. Car contrairement aux conflits économiques, les conflits identitaires ne permettent aucun compromis. Comment pourriez-vous accepter de céder sur quelque chose qui fait que vous êtes qui vous êtes ? C’est pourquoi les guerres de religion sont souvent bien plus cruelles que n’importe quel conflit social. Le cadre national, avec l’idée de solidarité inconditionnelle fondée sur une histoire et la conscience d’un avenir commun, avait permis de sortir les conflits identitaires de la sphère publique et donc de les mettre en sourdine, chacun étant prié de pratiquer sa religion, ses traditions en privé. Son affaiblissement annonce la mort de l’empathie sociale, de l’idée que l’autre – c’est-à-dire, celui qui est différent de soi – mérite, du seul fait qu’il est un concitoyen, de la considération. Il ne faut pas beaucoup en partant de cette logique pour aboutir à la conclusion que tout combat est un combat à mort, que tout est légitime lorsqu’il s’agit d’empêcher l’autre de gagner, y compris en prenant le risque de casser le système. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui aux Etats-Unis : chaque moitié du pays a pour l’autre un sentiment de haine et de mépris, aucune ne conçoit d’être gouvernée par l’autre. Même si les armes ne parlent pas, on est dans une logique de guerre civile, en d’autres termes, d’une situation où chaque catégorie voit son combat comme un combat vital, sur lequel aucun compromis n’est possible.

Et il ne faut surtout pas croire que cela ne peut arriver chez nous. Que l’on voie de plus en plus souvent nos présidents se faire élire moins sur un vote d’adhésion que sur une logique de rejet de l’autre candidat dans un contexte d’abstention massive est une alerte sérieuse. Que ces élections soient gagnées sur des débats « sociétaux » plutôt que sur les questions fondamentales, aussi. Mais il y a plus grave : ces présidents une fois élus se comportent comme s’ils pouvaient compter sur une adhésion massive à leurs propositions, ce qui revient à tenir pour quantité négligeable une part croissante de la société. Cela alimente la confusion entre deux légitimités : la légitimité du président à gouverner, et la légitimité à appliquer son programme. Or, ce sont deux choses très différentes. On peut raisonnablement dire que le vote de mai 2017 fait d’Emmanuel Macron notre président, et à ce titre il a la légitimité pour s’installer à l’Elysée, pour former un gouvernement, pour tenir les leviers de l’Etat. Mais cela n’implique pas qu’il ait la légitimité pour faire n’importe quelle politique qui lui passe par la tête, y compris celle qu’il a annoncé pendant sa campagne. Des secteurs importants de la société ont voté pour lui personnellement sans approuver son programme. Un compromis avec ces secteurs s’impose. En refusant ce compromis, passant en force, on transmet un message très clair : « vae victis ». Dans ces conditions, on peut comprendre que pour les vaincus l’intérêt de respecter la règle démocratique soit sérieusement affaibli. Les manifestations des « gilets jaunes » et la violence qui les a accompagnées est en partie le résultat de cette mécanique infernale.

Il est de bon ton aujourd’hui de conspuer le nationalisme et d’en dénoncer les dangers. Ce que ces bonnes âmes n’ont pas prévu, c’est que l’affaiblissement de l’idée nationale allait entraîner le retour du tribalisme. Sans solidarité inconditionnelle entre ses membres, sans l’idée d’un avenir partagé, la « guerre de tous contre tous » ne peut que s’installer. Un bon sujet de réflexion pour ces temps de pandémie…

Descartes

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