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Affaire de la voiture de police brûlée quai de Valmy par Frédéric Lordon

jeudi 21 septembre 2017, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 21 septembre 2017).

Tenir en détention préventive si longtemps de si jeunes gens sur certains desquels pèsent semble-t-il des accusations si imparfaitement établies est le signe d’une intention qui a peu à voir avec la justice. Et plutôt avec le fait qu’« il y va de l’Etat », et que ceci, en soi, semble pouvoir tout justifier aux yeux des institutions d’Etat. Ce que l’Etat abusif commence par faire à quelques-uns, il finit en le faisant à tous.


Affaire de la voiture de police brûlée quai de Valmy

https://lundi.am/Affaire-de-la-voiture-de-police-brulee-quai-de-Valmy

Paru dans lundimatin#114, le 21 septembre 2017

Jour 1 : « Tout le monde déteste les petites salles » par Frédéric Lordon

Le 19 septembre, s’est ouvert au tribunal de grande instance de Paris le procès de l’affaire de la voiture de police brûlée sur le quai de Valmy. Pour couvrir l’évènement et s’assurer d’une compréhension plus riche des enjeux de ce procès lundimatin a demandé à des écrivains de suivre et de raconter les audiences. Frédéric Lordon nous raconte cette première journée.

A l’entrée de la XIVe chambre correctionnelle, les forces de l’ordre organisent le désordre – une vocation. Bien aidées, reconnaissons-le, par la justice elle-même – mais les deux institutions ne sont-elles pas, au moins localement, en phase de fusion avancée, si quelques-uns en ces lieux y résistent encore comme ils peuvent ? En tout cas, un stratège dans les étages du palais a trouvé malin d’attribuer au procès un cagibi en guise de salle d’audience. Visiblement pour le simple plaisir d’emmerder. C’est que, dans ses rapports avec certaines catégories de population, la justice-police est une institution qui recèle des trésors de petitesse et de mesquinerie, et tient chevillé au corps le goût de l’humiliation crapoteuse. « Ils ne rentreront pas », voilà ce qu’a probablement pensé le génie des alpages quand il a trouvé dans le planning le placard à balais de ses rêves.

En attendant, ce sont les pandores à l’entrée qui prennent la vague. Non sans ajouter leur petite contribution au désordre général, conscience professionnelle et solidarité d’habitus obligent. Le filet des entrées devient goutte-à-goutte. Riches d’adages populaires, et notamment de celui qui veut que deux fois valent mieux qu’une, les gendarmes fouillent à nouveau tout le monde, quand bien même les gens ont été portiqués d’importance à l’entrée du palais. Le rythme des admissions s’en trouve évidemment modifié dans le sens désiré. On admet les avocats. Puis les journalistes, dont l’estime publique est ici au plus haut. Il faut reconnaître que la ratification réflexe de la version policière des faits par les médias dominants, leur contribution appuyée à la construction des prévenus en coupables évidents, si ce n’est en monstres meurtriers, découragent la nuance.

On en est là, et forcément ce qui devait rester de sérénité sur le passage du char de la justice commence à s’évaporer pour de bon. Des camarades des prévenus candidatent au compte-goutte. Des camarades des camarades ouvrent des parapluies pour obstruer le champ de vision des caméras. On se souvient qu’à l’occasion des polémiques sur le voile, des philosophes de service n’avaient pas hésité à convoquer Lévinas et son « éthique du visage découvert ». Si ça n’est pas déjà fait les cagoules y auront droit à leur tour car la philosophie de certains philosophes est vraiment une catin. Au passage on notera combien le rodage des arguments sur les populations arabes a vocation à déboucher sur des usages élargis. Lévinas enrôlé par les bases de données de la police, c’est quand même un joli tour de force.

Champ contre-champ : un camarade des camarades retourne un parapluie sur la tête du juteux qui contrôle l’entrée. Le calot ne tombe pas mais il s’en faut de peu. Tout le monde commence à beaucoup rire. Et en fait à faire beaucoup de bruit. C’est le moment où l’affliction qui suivait du renoncement définitif à entrer s’abolit complètement : car on sent que ça n’est plus dans la salle que « ça va se passer ». Mais dehors. Et de fait, c’est bien là que ça se passe ! Parce que tout le monde a compris qu’on ne rentrerait pas, maintenant que la salle est farcie de policiers en civil et de journalistes. Au demeurant même les avocats, apprend-on, commencent à sérieusement renauder. Car c’est tout juste si le génie des alpages leur a prévu une chaise. En tout cas pas de table.

Une table, pour tous ceux qui sont à la porte, c’est le Pérou. C’est simplement de donner aux mots « procès public » un début de sens qui les préoccupe. Alors ça commence à crier, mais beaucoup, et à beaucoup, parce que mine de rien il n’y a pas loin d’une centaine de personnes dehors. On réclame « une grande salle », on crie que « de la place pour tous, ou pas de procès du tout », et puis – forcément – « tout le monde déteste les petites salles ». Le raffut est tel que la salle d’audience en est toute re-sonorisée. Dedans, ça tourne à la marmite impossible. Et dehors, c’est comme une découverte : on peut produire des effets en justice sans être invité par la justice. Sans doute des effets de courte portée, sans doute aussi avec le relais des avocats à l’intérieur, mais des effets quand même, et comme un rappel que la justice supposément rendue « au nom du peuple » aura du mal à s’exercer si ça se met trop de travers avec le peuple. Faire du bruit, c’est interdire physiquement de se tenir à une audience qui ne pouvait plus moralement se tenir.

Alors que le report n’est pas encore acquis, un recalé de l’entrée s’exclame avec un ton qui lève toute ambiguïté que « c’est un scandale dans un Etat de droit », et c’est un immense éclat de rire. Le procès aura lieu, il s’y passera des choses, il faudra les rapporter, mais, par cette parole, sa vérité est déjà dite. Dans la France de 2017, l’« état de droit » n’est plus qu’un sujet de plaisanterie, en fait une énorme blague. Bien sûr on le sait depuis longtemps mais, tout s’accusant de manière inouïe dans la période présente, les choses prennent maintenant une clarté aveuglante. L’effondrement de légitimité des gouvernants, la coupure méthodique de toutes les médiations, pénibles entraves au gouvernement séparé auquel fondamentalement ils aspirent, bref la faillite intégrale des institutions politiques laissent nécessairement la police seule en charge d’« appliquer » la politique sociale. Si ladite police avait deux sous de jugeote, elle s’aviserait de ce rôle impossible qu’on lui fait tenir, et en tirerait quelques conséquences. Mais c’est peut-être beaucoup demander. En tout cas la situation du jour, c’est qu’il n’est plus possible de gouverner autrement qu’à la police.

Ou disons plus précisément : à la police-justice. C’est dans cette conjonction que s’avère le naufrage de quoi que ce soit qui pourrait s’appeler « Etat de droit ». Dans ce naufrage en effet c’est l’Etat lui-même qui, sous tension, retourne à son fantasme originaire de monolithe, qui annule ses différenciations internes, pour faire front tout d’un bloc. Sans doute y a-t-il des conditions nationales qui déterminent en chaque cas l’ampleur de cette dé-différenciation. L’intuition suggère que, sous ce rapport, le cas français est très lourdement taré. Pour l’Etat-bloc en tout cas, renouer avec son essence, presque comme un réflexe d’autoprotection par retour à la matrice, c’est ne plus comprendre sa souveraineté que comme affirmation de son pouvoir d’arbitraire. Dans cette configuration, la justice n’est plus l’affaire de la justice. Son affaire c’est de châtier. Comme toujours, le retour à la force est un insigne aveu de faiblesse. Mais nous en sommes là. A ce moment tout est bon pour nourrir la démonstration de la puissance impuissante : constitution des dossiers sous stéroïdes s’il le faut, chefs maximaux à des fins d’intimidation, aléa incompréhensible des audiences de mise en liberté, bref écrasement de ceux qui ont été faits ennemis de l’Etat. Tenir en détention préventive si longtemps des si jeunes gens sur certains desquels pèsent semble-t-il des accusations si imparfaitement établies est le signe d’une intention qui a peu à voir avec la justice. Et plutôt avec le fait qu’« il y va de l’Etat », et que ceci, en soi, semble pouvoir tout justifier aux yeux des institutions d’Etat coalisées dans leur cause commune – en tous les sens du mot cause.

Ce qui fait de Les fils de l’homme de Cuaron un assez bon film dans son genre, c’est qu’il nous montre non seulement une effrayante dystopie mais également combien elle se laisse engendrer à partir de notre situation présente moyennant une simple transformation continue, qui plus est d’amplitude assez modeste. Dit autrement : il n’y a que quelques curseurs à pousser, et même pas de beaucoup. C’est quand on réalise cela qu’on a vraiment peur, et d’une certaine manière c’est cela que dit déjà ce procès à l’observateur, même s’il n’a pas eu l’occasion d’observer grand-chose !

L’abus s’insinue toujours en commençant par les marges. Un pouvoir abusif se rode à l’abus d’abord sur les catégories les plus ségrégées, immigrés, jeunes des quartiers, « extrémistes » supposés quasiment fous – à côté desquels tous les discours officiels s’escriment à masquer que les vrais extrémistes se comptent bien plutôt parmi ceux qui, très légalement, saccagent la planète, intoxiquent les populations et dévastent l’humanité sous tous les prétextes, le dernier en date étant de l’« augmenter ». Reprenons : immigrés puis jeunes des quartiers puis « extrémistes », voués à devenir tendanciellement synonymes de « jeunes » tout court. Parti de la périphérie, l’abus amorce déjà son virage au centre. L’abus généralisé d’ailleurs. Car il en va de la politique de répression comme de la politique « sociale » : catégorie après catégorie, nous sommes tous candidats à y passer. Et c’est bien cette extension que devraient méditer tous les « non-concernés », tous ceux qui se croient encore du bon côté, et laissent faire le dégât à distance en se scandalisant avec les images de BFM. C’est qu’on ne peut pas plus se tromper : ce que l’Etat abusif commence par faire à quelques-uns, il finit en le faisant à tous.

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