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Algérie - Abdelkader n’est pas un patrimoine français

dimanche 14 février 2021, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 14 février 2021).

Mohamed Boutaleb président de la Fondation Emir Abdelkader : « L’Emir Abdelkader n’est pas un patrimoine français ».

https://collectifnovembre.com/2021/…

11 février 2021

Source

Président de la Fondation Émir Abdelkader

Un entretien mené par Fayçal Métaoui.

Mohamed Lamine Boutaleb est président de la Fondation Emir Abdelkader et arrière petit-neveu de l’Émir. Il explique les raisons du refus de la Fondation et de la famille de l’Emir Abdelkader de la proposition de l’historien français Benjamin Stora d’élever une stèle pour le fondateur de l’Etat algérien moderne en France.

Vous avez signé une pétition avec d’autres intellectuels algériens pour refuser que la proposition de l’historien français Benjamin Stora d’élever une stèle à l’Emir Abdelkader en France. Pourquoi ?

Pour les raisons avancées dans le texte de la pétition. L’Emir Abdelkader n’est pas un patrimoine français pour que l’État de ce pays ou son mandataire, Benjamin Stora, s’autorise de la jouissance de son usage. Le développement de ces raisons qui mettent en lumière une constante politique des institutions d’Etat, y compris les académies, de distorsion perverse de la vérité sur l’Emir, m’a également convaincu que ce projet d’ériger une statue est un détournement de l’aura, du prestige, et du nom de l’Emir Abdelkader.

Je rappelle succinctement les points sur lesquels cette distorsion perverse repose, et perdure : D’abord, L’Emir ne s’est pas rendu ; La reddition consiste à déposer les armes sans condition aucune alors que L’Emir a soumis le choix à ses compagnons entre proposer un armistice à Lamoricière (le général de division français Louis Juchault de Lamoricière avait négocié cet armistice avec l’Emir Abdelkader en décembre 1847, NDLR) ou celui d’un dernier combat avec les 600 combattants qui l’entouraient et toute la suite de leurs familles, leurs proches, femmes et enfants inclus.

Et que stipulait exactement l’armistice ?

L’armistice stipulait clairement que l’Emir pouvait partir librement vers Akka (Saint-Jean-d’Acre) en Palestine. Il y a eu donc parjure et prise d’otages. Ensuite, beaucoup d’Algériens mal informés croient qu’Amboise lui avait offert la « vie de château » (L’Emir Abdelkader et ses partisans avaient été transférés au château d’Amboise en 1848, NDLR). En réalité, cette prison glaciale et la sous-nutrition ont emporté deux de ses filles. Il a dû vendre ses biens pour assurer la simple survie de sa famille et sa suite.

Une autre distorsion : L’Emir ne s’est jamais penché sur la main de Napoléon III le petit. Ce que beaucoup d’Algériens prennent pour une photo est un tableau qui reflète le fantasme et la chimère d’un artiste français voulant se convaincre d’une soumission de l’Émir. Alors, pouvons-nous attendre des institutions françaises un engagement de vérité sur cette toile comme sur la grande misère de la vie de l’Emir à Amboise ?

Il y a aussi la question de la prétendue appartenance de l’Émir à la franc-maçonnerie, alors qu’il n’a jamais été membre d’une loge.

Qu’en est-il justement ?

L’Émir a en effet entretenu une correspondance forcée par les conditions de sa vie d’otage, et les francs-maçons ont tout tenté pour se saisir de ce symbole, confondant les règles confrériques des soufis avec celles de l’initiation maçonnique. Les institutions françaises auront-elles un sursaut d’honneur pour ramener ces narratives à la vérité historique ?

Je rappelle aussi pour nos jeunes compatriotes que l’Emir a grandi selon les règles de la chevalerie qui faisait de la remise de l’épée, la promesse solennelle de la paix. L’armée de la conquête était bien loin de ces règles, émancipée depuis longtemps des lois de l’allégeance féodale. Elle était déjà entrée dans l’implacable froideur de la rentabilité capitaliste en matière de guerre de sang faite du maximum de morts et de boucheries tétanisantes.

Dans la même pétition vous évoquez « le parjure de l’Etat français » à propos de l’armistice signé par l’Emir Abdelkader et le général Lamoricière. Pourquoi le gouvernement français n’a pas respecté ce serment et a envoyé l’Émir en détention en France au lieu du Moyen-Orient où il voulait se rendre ?

Je n’ai pas rédigé cette pétition,, elle est le fait de plusieurs intellectuels qui l’ont proposée à signature. J’ai approuvé l’ensemble du texte et chacune de ses oppositions au projet du mandataire de l’Etat français. Je l’ai donc signée, puis soutenue publiquement lorsque j’ai été invité à m’exprimer à ce propos par Spoutnik (média russe).

La détention de l’Emir Abdelkader et sa famille au château d’Amboise, en France, entre 1848 et 1852, reste entourée de mystères. Les conditions de détention étaient pénibles selon quelques et rares écrits historiques français. Il n’y avait par exemple que 2 lits pour 120 personnes. Avez-vous entamé des travaux de recherche pour savoir comment étaient détenus l’Émir et ses accompagnateurs dans ce château-prison ? Qu’en est-il des écrits de l’Emir durant cette période de captivité ?

A Amboise, les traits dominants sont l’humidité et le froid dans ce château. Rappelons que 25 personnes, dont deux des filles de l’Emir, y sont enterrées, mortes de sous nutrition et de froid. Elles ont été jetées dans une fosse commune. À Pau, l’étape précédent Amboise, l’Émir perd cinq de ses enfants, et une de ses nièces. Les combattants qui suivaient l’Emir furent parqués à 20 personnes dans de minuscules cellules du fort sur l’île Sainte Marguerite. Ils n’en sortaient que morts et y furent enterrés sans sépulture.

Comparez donc cela avec les conditions dans lesquelles les soldats français ont été détenus par l’armée de l’Emir avec qui ils partageaient le pain et les repas. Cependant la Fondation a pour seule vocation le maintien d’une mémoire autour du symbole de l’Emir Abdelkader. Ses grandes actions sont donc commémoratives même si ces dernières invitent des historiens et des intellectuels à communiquer les résultats de leurs recherches.

Des appels ont été faits pour demander la restitution à l’Algérie de quelques effets personnels de l’Emir Abdelkader comme son burnous et son épée mais aussi quelques archives. Etes-vous favorable à cela ? Avez-vous formulé des demandes ?

Je ne me serais pas autorisé une telle démarche, cela aurait signifié que je considère l’Émir comme héritage familial. Notre fondation travaille à maintenir une mémoire, mais l’Émir appartient comme histoire réelle et comme symbole à tous les Algériens. Tout acte de ce genre aurait porté une logique concurrentielle sur l’appartenance de ce patrimoine comme de tous les autres, à la Nation et donc à l’Etat qui l’incarne.

Exigez-vous que la France reconnaisse les crimes coloniaux et présente des excuses aux Algériens ?

Ce serait paradoxal que nous, vainqueurs d’une lutte de libération qui a marqué le 20e siècle, nous quémandions des excuses aux vaincus. Ce serait une première mondiale. Cette demande d’excuses porte évidemment un tort considérable à notre pays. D’une part, elle met les crimes coloniaux sur le plan de l’abus, de l’erreur ou au plus de la bavure. Les crimes coloniaux sont la logique même du colonialisme.

D’autre part, elle ramène notre rapport avec la France coloniale sur un plan affectif comme s’ils avaient consentis de notre part, alors que le seul rapport entre nous repose sur le droit, pas sur les émotions. Du point de vue du droit, un crime doit être jugé. Je suis content de cette victoire et du travail que nous avons à faire comme fondation pour garder vivante la mémoire et offrir des occasions à nos chercheurs de nous entretenir de leurs travaux.

De son vivant, l’Emir Abdelkader avait œuvré à la collecte des manuscrits dans le but de construire une bibliothèque maghrébine. Où sont ces manuscrits ?

Ils sont éparpillés dans des archives que les historiens doivent chercher, retrouver, rassembler. C’est une tâche d’institutions d’Etat avec des moyens d’Etat impossibles à réaliser avec de simples bonnes intentions. Bien que nous ayons fourni des efforts dans ce sens et obtenu des résultats, nous restons bien loin du souhaitable. Un Institut national Emir Abdelkader serait une bonne idée pour l’Etat afin de se donner les moyens d’une telle mission.

Votre Fondation demande à ce que le 27 novembre soit proclamé « Journée nationale de la Résistance ». Pourquoi ? Avez-vous eu des échos à propos de cette demande ?

Le 27 Novembre qui est la date de la moubayaa de l’Emir, marque le début d’une grande mobilisation populaire organisée et guidée par un projet qui catalysait les résistances éparses et spontanées à l’occupation militaire. C’est à ce titre que nous avons formulé cette demande, qui n’a reçu en réponse que des promesses de voir le jour qui n’ont jamais été concrétisées.

Il y a eu quelques écrits, études, conférences et recherches en Algérie sur l’Emir Abdelkader. Mais, pensez-vous qu’il soit assez connu dans son pays aujourd’hui, surtout par la jeune génération ?

Ces actes académiques sont finalement peu nombreux. Très tôt les historiens, Mohamed Cherif Sahli et Mostefa Lacheraf ont souligné la nécessité de décoloniser l’écriture de l’histoire. Sahli a lui-même écrit sur l’Emir : « Abdelkader, chevalier de la foi » en 1967 et « L’Emir Abdelkader : Mythes français et réalités algériennes » en 1988. Ce dernier livre démontre avec force, documents à l’appui le mythe de l’Emir franc-maçon ou ami de Ferdinand de Lesseps. Je crains que nous ayons raté cette œuvre de décolonisation de l’histoire.

Je crains que ce but soit sérieusement compromis par les multiples attaches nouées par les accords de coopération avec des universités françaises sans distinction de leurs différentes écoles de pensée et de philosophie de l’histoire.

Réclamez-vous que l’œuvre de l’Emir Abdelkader soit mieux enseignée à l’école et au lycée ?

Je réclame que les actes et les paroles de tous les symboles et dirigeants de nos résistances, à toutes les époques, soient enseignés à l’école de façon totalement émancipée des modes coloniaux d’écriture de l’histoire.

Pendant 17 années durant, l’Emir Abdelkader a mené 116 batailles contre 122 généraux français. Comment restituer tout cela dans les écrits historiques aujourd’hui ?

Encore une fois, c’est une œuvre d’Etat pour l’Émir comme pour tous les autres. Que savent nos jeunes de Zaatcha par exemple, malgré les efforts fournis par quelques intellectuels qui ont publié des écrits à ce propos ? (le siège de Zaatcha, à Biskra, a eu lieu en 1849, la résistance contre les soldats français était menée par Cheikh Bouziane, NDLR).

Pourquoi l’image du guerrier de l’Emir Abdelkader paraît-elle plus visible que celle du poète soufi, du philosophe, de l’homme d’Etat et du défenseur des droits humains ?

C’est une façon non décolonisée d’écrire l’histoire et de la résumer aux puissants et aux batailles. Plus que son œuvre remarquable au plan littéraire et spirituel, et son apport décisif à la connaissance, la compréhension et la diffusion de la pensée d’Ibn Arabi, l’Emir Abdelkader a combattu les forces françaises en poussant à la création d’une autre façon de voir l’économie.

Il a agi sur l’agriculture, sur l’industrie de guerre, sur la monnaie, sur la distribution et l’échange. Il a agi sur les formations de bases de l’armée de résistance qui était des tribus combatives, courageuses, expertes en guérilla mais surclassées sur le plan des armements et sur le plan tactique par l’armée française, première armée du monde à l’époque et armée de la deuxième puissance mondiale.

Il a réussi en partie à organiser ces formations tribales en corps d’armée avec des spécialités et des grades émancipées des traditions de commandement tribal ou clanique. Mais il faut déjà avoir un regard décolonisé pour voir ce projet de réforme industrielle et agraire, mûri lors de son passage en Egypte et auprès de Mohamed Ali, fondateur de l’Egypte moderne.

Soutenez-vous le projet d’un long métrage biopic sur l’Emir Abdelkader évoqué ces dernières années mais jamais concrétisé ? Souhaitez-vous participer à l’écriture du scénario ?

Je soutiens tout projet de film sur nos héros, mais hélas ce que j’ai vu me laisse sur une position de vigilance sur la restitution de la vérité historique et du contexte de leurs vies et leurs combats.

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