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L’armée libanaise déstabilisée par la crise

mercredi 17 mars 2021, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 17 mars 2021).

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Mardei 16 mars 2021

Assawra

Des soldats sont déployés face à des manifestants qui protestent, le 8 mars 2021 à Beyrouth, contre la chute de la livre libanaise. MOHAMED AZAKIR/REUTERS

Avec l’effondrement des salaires, cette institution forte de 60 000 hommes menace de se déliter.

« Vous voulez une armée, oui ou non ? » La question en forme d’interpellation des responsables politiques libanais n’émane pas de n’importe qui : le commandant en chef, Joseph Aoun, a sonné l’alarme début mars alors que les inquiétudes montent face aux conséquences de la crise sur l’armée libanaise, perçue comme l’une des dernières institutions encore debout au pays du Cèdre. « Les gens ont faim, les gens sont pauvres, leur épargne est confisquée, les salaires et les pensions ont perdu leur pouvoir d’achat. Cela vaut aussi pour les militaires. Aux responsables, je demande : Que faites-vous ? Qu’attendez-vous ? »

Par ce discours, le commandant signale un positionnement nouveau par rapport au système politique au pouvoir, même si l’armée, contrairement à d’autres dans la région, n’a aucunement la possibilité de constituer une force politique en elle-même. « Je dirais qu’il a franchi le Rubicon. Il a prononcé son discours à 10 heures. Le président de la République a lancé un appel à la troupe à midi pour qu’elle rouvre les rues fermées par les manifestants. À 17 heures, aucune mesure n’avait été prise. Dans un sens, nous sommes déjà dans l’inconnu en ce qui concerne les relations entre le pouvoir et l’armée », commente Aram Nerguizian, du Carnegie Middle East Center. « Il est évident que l’armée ne peut pas s’interposer entre le peuple et cette classe politique qui est détestée. Son rôle va être très difficile. Défendre les institutions sans prendre parti », estime Fadi Assaf, fondateur du cabinet Middle East Strategic Perspectives.

D’un autre côté, le général Joseph Aoun confirme l’impact majeur de la crise sur l’armée libanaise, composée de 60 000 soldats (80 000 si on tient compte des Forces de sécurité intérieures). Avec une promesse de défendre ses troupes, essentielle pour maintenir le moral en période de grande incertitude.

Le ver est déjà dans le fruit et l’ordre a été donné d’éviter de s’épancher dans la presse. « Si on surprend un soldat à parler, il est sévèrement puni », témoigne un soldat d’élite aguerri par des décennies de campagnes. « Dès que j’ai une opportunité, je déguerpis », jure l’ordonnance d’un haut gradé, car les avantages sociaux que la carrière militaire lui offrait - une généreuse couverture santé pour lui et sa famille et la quasi-gratuité de la scolarité pour ses enfants - n’ont plus d’attraits à ses yeux. « J’ai fait une croix sur mes indemnités de fin de service. Le calcul est vite fait : en six mois à l’étranger, je gagnerais davantage qu’en vingt ans ici », s’énerve le militaire, d’autant plus furibond que l’un de ses camarades de caserne a eu le nez creux : il a rendu son uniforme dès le début de la crise pour rejoindre le service de sécurité d’une ambassade occidentale, qui le paie « en vrais dollars ».

Avec un dollar à plus de 12 000 livres libanaises, les soldes sont dévalorisées : 83 dollars par mois pour un simple soldat ; 170 à 420 dollars pour un officier. « Ces hommes viennent souvent des régions les plus pauvres du pays. Ils font vivre toute une famille. Aujourd’hui, ils n’ont même plus les moyens de payer leur transport », s’indigne le général à la retraite et député Chamel Roukoz.

L’une des pires crises de l’histoire du Liban

Dans un pays où le chômage est endémique et la fonction publique l’un des canaux du clientélisme, l’armée était devenue une forte pourvoyeuse d’emplois (11 % de la population active selon une estimation de 2009). D’où, depuis la crise, les nombreux départs à la retraite anticipés ou les demandes de congés temporaires pour ceux qui ont besoin d’arrondir leurs fins de mois. Ainsi que des désertions, plus rares.

« L’armée libanaise ne s’écroulera pas à cause de la crise économique. On n’entre pas seulement dans l’armée pour la solde. Il y a une discipline, une forme de loyauté qui se maintient malgré tout », affirme l’ancien général Jamil Sayyed. L’ancien directeur de la Sûreté générale ne cache toutefois pas son inquiétude. « Vous ne pouvez pas demander à quelqu’un de risquer sa vie quand vous n’assumez pas sa pitance. » Un chiffre résume l’enjeu : l’indemnisation de la famille d’un soldat « mort pour la patrie » est de 30 millions de livres libanaises. Avant la crise, cela représentait 20 000 dollars ; aujourd’hui 2 500.

Or, au fur et à mesure que le pays glisse dans l’une des pires crises de son histoire, l’armée est de plus en plus sollicitée. On la retrouve aux frontières, dans la lutte contre le terrorisme et des opérations sécuritaires classiques. Mais elle assure aussi des missions plus iconoclastes : après l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août dernier, c’est son état-major qui coordonne et supervise la reconstruction de la zone sinistrée. Elle est enfin en première ligne pour maintenir l’ordre public lors des manifestations de plus en plus fréquentes et de plus en plus violentes dans tout le Liban.

Face à l’urgence, l’incurie des autorités libanaises est évidente pour tous. La proposition du député Ali Hassan Khalil, ancien ministre des Finances, d’offrir un cadeau d’un million de livres à chaque militaire, en réponse au discours du commandant de l’armée, a été décriée de toute part. Et les initiatives extérieures sont d’ores et déjà jugées bienvenues par le commandant en chef de l’armée.

Consciente de l’urgence, la France a offert quelque 2 100 rations alimentaires, pour un montant de 60 000 euros, aux familles des soldats les plus démunies alors que l’armée a supprimé la viande de ses cantines. Ce geste humanitaire n’est cependant qu’une goutte d’eau. « Les chancelleries prennent très au sérieux le risque d’un effondrement de l’institution », affirme Florence Gaub, directrice adjointe de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne.

Les États-Unis auraient demandé à l’Arabie saoudite une contribution financière de 60 millions de dollars qui aurait cependant été refusée par Riyad, assure-t-on de source informée. Le royaume bloque toute aide au Liban, qu’elle considère inféodé au Hezbollah, l’autre puissance militaire libanaise, para-étatique, armée et financée par l’Iran. « Les canaux officiels américains ne permettent que des aides en équipement, d’où les tentatives de passer par des pays amis dans le Golfe », relève un spécialiste. « Au milieu des années 1980, en pleine guerre du Liban, c’est un certain Rafic Hariri, alors inconnu en politique, qui avait acheminé quelque six millions de dollars pour aider l’armée, secouée par la dévaluation », se souvient le général à la retraite Khalil Hélou. La stabilité de l’armée libanaise, souligne-t-il, est un enjeu qui dépasse Beyrouth, avec des implications sécuritaires au-delà de ce petit pays de l’est de la Méditerranée.

Par Sibylle Rizk et Muriel Rozelier
Le Figaro du 15 mars 2021

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