VIVE LA RÉVOLUTION

Les années de plomb

dimanche 20 septembre 2015, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 19 septembre 2015).

par Mohamed Bouhamidi 16 Septembre 2015

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Tabaïnet

ÀTabaïnet, sur les piémonts de Chréa, dans le village poussé à mi-chemin entre les verdures luxuriantes échappées de l’oued et des eaux amassées à fleur de terre et les crêtes d’où elles sont descendues souterraines, l’adolescente échappa au massacre par le plus ténu des miracles. La porte fracassée de la maison s’est rabattue sur elle et l’a cachée au regard des assassins. Figée de terreur, elle vit son oncle maternel égorger sa mère, son père, ses frères…

Fureur du couteau levé au-dessus des supplications et des corps ployés sur le genou de l’assassin et maintenus par ses sbires pour dégager les gorges. Des scènes de sacrifices humains et de rituels évadés de l’immémorial. Il avait croisé la fille dans une de ses courses folles à travers la Mitidja avec Krimo Djillali, le Nagra en bandoulière et une dérisoire arme de poing. Elle s’abîma dans le silence avec dans ses yeux ce vide qui regarde le néant. Le blanc de cette violence surgie de sa propre famille qui restait douloureuse jusqu’au mutisme dans la sidération de ses pensées.

Hamid Kechad a attendu six mois les premiers mots arrachés à sa stupeur. Il a suivi la fille dans le centre d’accueil et dans sa souffrance silencieuse. Il a recueilli patiemment des mots qui dérivaient un à un de son désastre intérieur.

Des années plus tard, il a essayé lui-même d’en parler mais ne réussit à écrire que des bribes hachées sur la relation impossible avec la rescapée. Il m’a glissé son essai au milieu d’une discussion.

Raïs

Un jour, très longtemps avant le terrorisme, le mandole de Hadj Ahmed a disparu. Il avait rencontré un chirurgien égyptien, frère musulman, qui l’avait convaincu de renoncer à la musique et de vivre dans la seule adoration de Dieu. Toute la famille était pieuse de cette foi tranquille et puissante des Algériens, une foi de compassion, foi solidaire d’une société solidaire au lien social puissant. Ahmed Chebila découvrait du sens qui se rajoutait à la foi pratique héritée de son père. Alchimie des sens et des lieux d’où l’on parle et d’où l’on écoute. Hadj Ahmed ne changera rien à son amitié pour Hamid, le tourneur-ajusteur, quand il deviendra laïc, ni pour ses amis quelquefois bachiques.

Il mettra par contre son camion au service des secours aux gens, à chaque séisme, à chaque catastrophe, à chaque besoin et s’attellera à achever la mosquée que son père avait commencé à construire avec une association. Hadj Ahmed Chebila a longtemps subi le contrôle des gendarmes .avant qu’ils se persuadent qu’il n’avait pas de lien avec le terrorisme. Il a aussi dû fuir sa maison. Les terroristes voulaient le liquider. Il n’était pas conforme à leurs attentes. Leur incursion dans sa maison a fait scandale chez les pratiquants. Il reçut des excuses par la voie appropriée et l’assurance qu’il pouvait rentrer chez lui.

Raïs est au pied des monts blidéens, pas loin de Tabaïnet et de Bougara, marché de gros qui dessert Alger. La nouvelle d’un ef- froyable massacre rapportée par les fuyards qui en ont réchappé arriva par la voie des marchands chez les fidèles rassemblés pour la prière de l’aube.

Hadj Chebila lance son camion sur la route. Il entrera dans l’autre réalité de la démence. Il fallait laver les morts, les débarrasser du sang, soutenir les survivants errant dans leurs délires, tenir sous la chaleur accablante d’août. Il ne savait plus le temps ni le sol. Des morts par dizaines, il n’a pas compté. Puis les récits hallucinants. Dans chaque maison où les terroristes sont entrés, les mêmes scènes de surdité enragée des assassins. La même volonté de tuer au couteau, répétant les gestes et les rites du sacrifice. Raïs était devenu un immense autel nocturne.

Un saisissant retour sur le sens du message adressé à Abraham… Un maelström de questions sur qui n’était plus de la communauté musulmane. Une rencontre-collision avec le sens pratique du mot excommunication – hidjra wa takfir, migration et excommunication –, le devoir de mise à mort des excommuniés, l’exclusion de toute la communauté musulmane. Exclues du monde des humains car exclues du cercle des vrais croyants, les victimes sont doublement fautives car censées connaître le vrai message et avoir mesuré l’écart de leur conduite à l’endroit de la norme.

De tous les récits particuliers à chaque famille de Raïs plongée dans cet univers démoniaque, la mort des enfants par enfournement plongera Hadj Ahmed dans l’abattement. Comment un homme peut-il égorger un bébé qui peut-être lui souriait ? Comment l’homme qui l’a fait a-t-il pu égorger l’adolescent qui le suppliait : « Oncle, ne me tue pas » ? « Oncle », cet appel au lien du sang, justement, à ce lien qui nous construisait une société, une hiérarchie, une autorité morale et cette appellation d’« oncle » qui donnait à l’aîné un droit de guidance et de réprimande sur les cadets. Comment ramener à la vie l’adolescent et lui expliquer qu’on l’a tué au nom de cette nouvelle croyance wahhabite que seul le lien à Dieu est légitime et que tout le reste est impiété et innovation condamnable ?

L’oncle, le cousin, la mère, le père, le frère, la sœur, le beau-frère devaient disparaître des préoccupations des croyants selon la nouvelle orthodoxie wahhabite-salafiste. Plus de lien social. C’est dans la conception d’une stricte et spécifique relation à Dieu, à l’exclusion de tout autre lien, rapport, attachement, pas même à sa propre mère, du croyant wahhabite que pouvait se créer alors la hiérarchie des croyants, l’ordre de la secte, l’échelle des mérites qui fait de l’Émir un élu de Dieu et des différents échelons une projection des stations et des rangs qui les attendent au Paradis.

Dans la région de Bouira, un terroriste égorgea sa propre mère sous les yeux de son émir pour lui prouver qu’il se dissociait de ce monde de l’illusion. L’ordre même de l’humanité en est modifié.

L’adolescent est déjà mort tué des mains de son oncle. Hadj Ahmed me parla longtemps de ces corps portant les masques et les traces de la souffrance. Il m’apprit une chose capitale : prendre la vie animale, égorger un simple mouton, peut provoquer une intense jouissance, un extraordinaire sentiment de surpuissance, une euphorie chez certains. Il me murmura combien le croyant devait se préserver de cette jubilation car la vie n’appartient qu’à Dieu seul, et que dans cette exhalation du « moi » le sacrificateur se prend pour Dieu. Horrible péché et incommensurable péril à ses yeux. Il me livrait ses propres angoisses à l’endroit de la mort. Il me mettait sur une piste que je cherchais depuis longtemps, l’articulation entre destinée individuelle et destinée sociale de la psyché, la jointure entre psychopathies et grandes crises sociales.

Mahmoud

Lazhari croyait avoir trouvé la clé. Raïs, Bentalha, Boufarik, Haouch Grau, Ramka, Had Chkala, Beni Messous, Beni Slimane…Une géographie des massacres qui laissait l’esprit lourd de la même et lancinante question : pourquoi tuent-ils des enfants ?

Hadj Ahmed, mécanicien et camionneur, ne le savait pas. Lazhari a inventé le mot de déshumain. C’était dans sa bouche un traitement d’urgence de ce qui tourmentait la tête de tous. Le trou noir de la logique. Et il y avait urgence.

Que gagnaient-ils à tuer de simples campagnards, de tout jeunes adolescents, des femmes courbées par l’âge ? Larbi, qui tempêtait tous les jours contre les terroristes, avait sa réponse aussi. Les massacres se déroulaient toujours dans des zones anciennement partagées entre l’ALN et les harkis. Il rappelait les noms des moudjahidine assassinés par des fils de harkis. Près de Blida, ville épicentre de l’ancienne wilaya 4 et de la région qui englobe Raïs, Bentalha et Boufarik, le terroriste qui s’apprêtait à tuer un ancien moudjahid lui rappela qu’il avait tué son père et qu’il allait le payer. Pour Larbi, ancien maquisard, cette guerre contre le peuple était une guerre de vengeance qui brûlait du carburant oublié de la guerre de libération. Cette sociologie sauvage de l’homme de terrain ne répondait pas à nos tourments.

Est-ce que cela donne la force d’exterminer des villages entiers ? Pour Larbi, les terroristes se vengeaient des paysans qui ne les avaient pas rejoints pour l’instauration de la loi divine et acceptaient la loi du Pharaon. La mort des villageois était licite et désirable du fait même qu’ayant entendu la voix de Dieu par la bouche des terroristes, ils ne les avaient rejoints dans leur voie. Le massacre de masse était aussi une vengeance sur les paysans. Dans une zone boisée de la région de Boufarik, Mahmoud et ses camarades patriotes surprennent un groupe terroriste au moment où il venait d’insérer un enfant dans un four traditionnel. Ils retirèrent l’enfant brûlé au troisième degré. Le groupe traqua les fuyards mais Mahmoud monta la garde d’un prisonnier. La même question, qui nous obsédait, taraudait l’esprit de Mahmoud. Il demanda au terroriste pourquoi donc ils tuaient des enfants, que leur avaient-ils fait ? Le terroriste expliqua calmement qu’ils appliquaient un décret religieux d’Ibn Taymiyya qui commandait de tuer tous les Mongols, même les bébés car ils deviendraient des Mongols adultes à leur tour et commettraient le mal sur terre. Il ajouta qu’ainsi, il les sauvait du péché et leur permettait le paradis puisque mourant à l’âge de l’innocence. C’est parce qu’ils sont humains que les terroristes ont perpétré ces crimes car seuls les humains peuvent porter un ordre de l’idéologie qui exclut d’autres hommes de leur humanité. Un ordre de l’idéologie qui jette l’anathème. Ces meurtres de masse sont impossibles sans l’idée d’une communauté élue, quelle qu’elle soit. Mahmoud n’a pas tué le terroriste. Son ordre mental est terrestre. Depuis longtemps, il a migré de la pensée théologique qui s’acharne sur l’idée de croyant vers la pensée qui construit une autre identité par l’idée de peuple et de patrie.

Mohamed Bouhamidi

Professeur de philosophie et chroniqueur de presse Ancien directeur de la culture au ministère de la Culture – Tag(s) : #algérie - terrorisme Partager cet art

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