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Palestine - L’exil à tout prix des jeunes de Gaza

mercredi 15 février 2023, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 15 février 2023).

L’exil à tout prix des jeunes de Gaza

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15 février 2023

Assawra

Rafah, dans la bande de Gaza, le 18 janvier 2023. Talal al-Shaer sur la tombe de son fils Mohammed, mort en Méditerranée. Photo Roshdi Sarraj pour Mediapart

De nombreux Palestiniens cherchent à fuir la bande de Gaza, les guerres à répétition, la situation économique désastreuse. Ils se lancent alors dans un voyage périlleux, dans l’espoir de rejoindre l’Europe. Tous n’y parviennent pas. À la mi-décembre, plusieurs sont revenus dans des cercueils.

RafahRafah (bande de Gaza, Territoires palestiniens occupés).– Ce trajet entre sa maison et le cimetière de Rafah, Talal al-Shaer l’a déjà fait des dizaines de fois. Quelques rues à peine le séparent de l’endroit où son fils a été enterré le 18 décembre dernier. Mohammed avait 22 ans. Il est mort noyé quelque part en Méditerranée, au large de la Tunisie, alors qu’il tentait de rejoindre l’Italie pour entrer en Europe. « Mon fils est parti dans l’espoir de trouver une vie meilleure, souffle ce père en nettoyant délicatement la tombe, mais il n’a pas eu la chance de survivre. C’était son destin. »

Talal se redresse, baisse légèrement la tête et croise les bras sur sa poitrine. L’homme de 50 ans prie quelques secondes avant de balayer d’une main la légère couche de sable beige qui recouvre la pierre tombale blanche de son fils aîné. Juste à côté, une autre pierre tombale blanche parfaitement entretenue ; un autre jeune Palestinien, enterré le 18 décembre. Un cousin de Mohammed. Ils étaient dans le même bateau, le 4 octobre 2022.

Dans la bande de Gaza, comme en Syrie, en Irak ou encore au Liban, l’exil vers l’Europe se prépare en famille, entre amis. Souvent, ce sont de très jeunes hommes qui prennent la route en groupe, avec un objectif : entrer dans un pays de l’Union européenne. Mohammed, le fils de Talal, a quitté Rafah avec son jeune frère en février 2022. Maher aussi est mort noyé, il avait 18 ans.

« Mohammed a été retrouvé mais Maher, nous ne savons toujours pas où il est », explique Talal d’une voix étranglée par des sanglots. Le corps de Mohammed a été découvert sur une plage tunisienne, puis rapatrié dans la bande de Gaza via l’Égypte et le passage de Rafah. Talal espère toujours que celui de Maher sera retrouvé un jour, pour pouvoir l’enterrer aux côtés de son frère.

Selon l’agence de presse palestinienne Wafa, plus de de 360 Palestiniens sont morts en mer en 2022. Un chiffre très probablement sous-estimé car sur la route de l’exil vers l’Europe, de nombreuses migrantes et migrants disparaissent dans les forêts bélarusses, en traversant un fleuve pour entrer en Bulgarie, ou en Méditerranée. Sans corps, leurs familles ne signalent jamais leurs décès ; ils ne sont jamais comptabilisés.

Il n’existe pas non plus de données précises sur le nombre de Gazaoui·es qui ont rejoint ou tenté de gagner l’Europe par l’entremise de réseaux de passeurs, mais 36 000 habitants et habitantes de l’enclave palestinienne, sous blocus, ont choisi l’exil ces cinq dernières années, estime le centre de recherche Masarat de Gaza. Impossible, en revanche, de savoir s’ils ont réussi à obtenir le statut de réfugié au sein de l’Union européenne.

S’échapper d’une prison à ciel ouvert

Selon plusieurs sources sur place, ce phénomène n’est pas nouveau mais touche de plus en plus de jeunes qui cherchent à quitter la bande de Gaza. Des hommes surtout, les femmes réussissant à obtenir relativement plus facilement des visas étudiants, des bourses d’études ou des invitations à participer à des conférences dans des pays européens. Une fois sur place, très peu décident de revenir dans l’enclave.

Chaque nouvelle offensive israélienne pousse la jeunesse vers la sortie. Durant l’été 2014, la guerre – appelée « Opération bordure protectrice » par l’armée israélienne – est particulièrement violente. Du 8 juillet au 26 août, la bande de Gaza est massivement prise pour cible. Des quartiers sont rasés, 2 220 Palestinien·nes sont tué·es.

Quelques semaines plus tard, en Égypte, des passeurs entassent près de 500 personnes dans un bateau. Parmi elles, plusieurs centaines de jeunes Palestiniens fuyant la bande de Gaza. L’embarcation sombre aux larges des côtes égyptiennes. Il y a très peu de survivants. Des dizaines de familles gazaouies sont endeuillées par la perte de plusieurs proches. Aujourd’hui, pour échapper au blocus israélien qui les étouffe depuis plus de 15 ans, les candidats et candidates au départ font appel à des réseaux de passeurs, des trafiquants d’êtres humains sans scrupule. Les mêmes qui rackettent sans relâche des Syrien·nes, des Afghan·es ou encore des Érythréen·nes en quête d’une vie meilleure. Pour goûter à la liberté, toutes et tous sont prêts à affronter le pire sur la route de l’exil.

Le piège libyen

Ce voyage vers l’Europe, Mohammed et Maher, les deux frères originaires de Rafah, cité bâtie contre le mur, où s’entassent des milliers de réfugié·es de 1948, et l’une des villes les plus pauvres de la bande de Gaza, l’ont préparé pendant près de deux ans. Ils étaient persuadés de réussir.

« Je ne pouvais pas les arrêter », assure leur père, assis dans le salon au rez-de-chaussée de la maison familiale. En face de lui, un jeune homme ne dit pas un mot. « J’avais cinq fils », confie Talal. Il marque une pause. « Aujourd’hui, il ne m’en reste plus que trois. » Des portraits de Mohammed et Maher, en martyrs, trônent sur un des canapés. Sur la photo, les deux hommes sourient.

« Maher voulait être électricien, il maîtrisait bien ce métier. Avec sa mère, nous lui avons dit de rester à Rafah, se souvient Talal, mais il nous a dit qu’il n’arriverait jamais à trouver un boulot. S’il avait pu travailler, ne serait-ce que quatre jours par mois, il ne serait pas parti. » Mohammed, le frère aîné, était un excellent coiffeur. Il avait ouvert un salon, qu’il a dû fermer faute de clients. Son diplôme, mention très bien, est encore accroché au mur du salon.

Alors, en février 2022, ils prennent la route. D’abord vers l’Égypte, via le passage de Rafah. Puis ils traversent la frontière libyenne, le début de l’enfer. Là-bas, Mohammed et Maher sont arrêtés par les autorités locales alors qu’ils tentent de prendre la mer, puis kidnappés en pleine nuit. « Des hommes armés les ont attaqués. Ensuite, ils ont marchandé leur libération. Soit nous leur donnions de l’argent, soit ils restaient avec eux », explique Talal.

Le groupe armé demande d’abord 18 000 dinars libyens (quasiment 3 500 euros), puis descend à 5 000 dinars libyens (1 000 euros). Une fortune pour la famille des deux frères. « Quand nous parvenions à leur parler, ils étaient épuisés. Ils ne leur donnaient ni à manger ni à boire. Alors, j’ai emprunté cet argent, et mes garçons ont été libérés au bout de douze jours. »

Talal supplie alors ses fils de rentrer dans la bande de Gaza. Mais les deux frères sont déterminés. « Le 4 octobre, ils m’ont appelé pour me dire qu’ils partaient pour l’Europe », soupire leur père. Quelques heures plus tard, le bateau pneumatique surchargé sur lequel ils avaient pris place coulait au large des côtes tunisiennes.

« Nous avons payé pour les envoyer à la mort !, lâche Talal. Ici, nous avons perdu toute dignité. Mohammed, il aimait beaucoup sa mère. Avant de quitter la maison, il lui disait que, grâce à ce départ, il allait trouver un bon travail et qu’il nous aiderait, qu’on ne manquerait plus de rien. Si nous ne vivions pas sous occupation et sous blocus, on pourrait avoir une vie stable ici. »

Depuis la mort de ses deux garçons, leur mère ne sort plus de chez elle et refuse de recevoir des invités. « Je prie Dieu pour qu’il donne la patience à ma femme d’affronter cette épreuve », souffle leur père.

Prendre le risque

« Nous suivons tous ces voyages mais nous ne pouvons pas les arrêter, précise Ahmed al-Deek, conseiller au ministère palestinien des affaires étrangères et des expatriés, au site Independent Arabia. Les gangs de trafiquants d’êtres humains sont derrière ces immigrations illégales. Ils exploitent les jeunes de Gaza et leur font payer des sommes d’argent exorbitantes. Pour que cette tragédie ne se reproduise pas, tout le monde devrait s’abstenir d’utiliser ces méthodes illégales, et faire en sorte de ne pas tomber dans le piège de ces marchands de la mort. »

Dans l’enclave palestinienne, 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Le taux de chômage avoisine 50 % et dépasse 62 % chez les jeunes. L’Europe, Ahmed Adnan en rêvait depuis longtemps. Ce jeune Gazaoui de 28 ans habite désormais à Barcelone, en Espagne, après avoir quitté l’enclave côtière fin 2021. « Je voulais juste vivre en paix, loin du blocus, loin des guerres. Je voulais construire mon futur sans toutes ces destructions », raconte-t-il lors d’un appel vidéo avec Mediapart. Dans son entourage, beaucoup avaient déjà tenté la traversée en passant par la Turquie, où un visa est facilement donné aux Palestinien·nes, pour ensuite rejoindre l’Europe par voie maritime. « Ma famille n’a jamais vraiment accepté cette idée de partir illégalement, alors ce n’était pas une décision facile à prendre. Mais la guerre de mai 2021 a été celle de trop : l’une des plus dures que j’aie vécues. » Il raconte les larmes de sa mère lorsqu’il quitte la maison familiale, le passage de Rafah, le bus qui traverse l’Égypte jusqu’à l’aéroport du Caire, et l’avion jusqu’à Istanbul.

« À partir de là, ça s’est compliqué. Je suis allé dans le sud de la Turquie, à Bodrum, où je suis resté presque deux mois. À cette période, de nombreuses embarcations coulaient. On entendait parler des migrants qui se noient ou finissent mangés par les poissons. Ça m’a beaucoup stressé mais j’étais déterminé. J’ai attendu l’appel du fameux passeur pendant des jours. Il me promettait sans cesse qu’on allait prendre la mer dans un grand bateau, sécurisé, mais cela n’arrivait jamais. »

Impatient, il se résout à « prendre le risque » et paye 2 000 euros pour embarquer plus vite sur un plus petit bateau que prévu. Direction l’île de Kos, en Grèce. Le passeur, un Syrien selon lui, lui annonce qu’ils seront une quinzaine de personnes tout au plus, mais ils sont presque vingt-cinq. Des Afghan·es, des Syrien·nes, des Libyen·nes, des Yéménites, dont des familles avec des enfants, entassés les uns sur les autres dans la petite embarcation de fortune.

« Nous n’avons rien dit car nous étions tous dans la même situation : nous voulions traverser pour arriver en Europe, souffle-t-il. Mais, au fond, j’avais peur. Si les gardes-côtes ou les autorités grecques vous voient et vous arrêtent, ils vous battent et peuvent vous mettre en détention, ou vous refoulent en mer sur des bateaux à la dérive, jusqu’à ce qu’on vienne peut-être vous secourir. »

Fin décembre, le jeune Gazaoui réussit à rejoindre illégalement la Grèce, en pleine période de Noël. Pour ne pas croiser les autorités, il se cache trois jours dans une forêt avec d’autres exilés. « Nous étions frigorifiés. » Il réussit à rejoindre le camp de réfugié·es. Ce n’est pas le cas de tous : dix-neuf personnes sont arrêtées ce jour-là.

Aujourd’hui, Ahmed loue un petit appartement à Barcelone et travaille comme photographe et caméraman. Il a rejoint l’Espagne il y a sept mois, et si sa situation administrative n’est toujours pas stable, ni vraiment légale, il a des projets, un avenir. « Je me sens libre », sourit-il. En tout, son trajet lui a coûté l’équivalent de 13 000 euros.

À plusieurs milliers de kilomètres de Barcelone, à Rafah, Talal al-Shaer continue de recevoir dans son salon des proches venus lui présenter leurs condoléances. Le père endeuillé est épuisé. « Aujourd’hui, je souffre beaucoup. Je n’encourage personne à prendre la même route que mes enfants. Je le dis parce que je l’ai vécu. »

Alice Froussard, Céline Martelet et Roshdi Sarraj
Médiapart du 14 février 2023

Boîte noire

Roshdi Sarraj est un journaliste et réalisateur palestinien dans la bande de Gaza. En 2012, il a cofondé la société Ain Media avec le journaliste Yasser Murtaja, son ami d’enfance, tué en 2018 par Israël alors qu’il couvrait la Grande Marche du retour. Depuis, il continue son travail de journaliste pour de nombreuses chaînes de télévision, agences de média, journaux et magazines, et a reçu de nombreux prix pour la réalisation de ses films. Il s’agit de son premier article pour Mediapart.

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