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L’anarchie dans la philosophie politique

mardi 19 septembre 2023, par Dominique

Monarchie, aristocratie, démocratie et anarchie : Réflexions sur les différents régimes politiques (par Francis Dupuis-Déri)

Fran­cis Dupuis-Déri (né en 1966 à Mont­réal) est un écri­vain et pro­fes­seur qué­bé­cois. Depuis 2006, il enseigne au dépar­te­ment de science poli­tique et à l’Ins­ti­tut de recherches et d’é­tudes féministes (IREF) de l’U­ni­ver­si­té du Qué­bec à Mont­réal (UQAM). Il a été cher­cheur au Massachusetts Ins­ti­tute of Tech­no­lo­gy et au Centre de recherche en éthique de l’U­ni­ver­si­té de Montréal (CREUM). Il détient un doc­to­rat en science poli­tique de l’U­ni­ver­si­té de la Colom­bie-Britan­nique (UBC) à Van­cou­ver. Il a col­la­bo­ré à des jour­naux tels Alter­na­tives, Le Couac et Le Devoir. Il tra­vaille occa­sion­nel­le­ment comme ana­lyste pour la Socié­té Radio-Canada. Francis Dupuis-Déri étu­die notam­ment les mou­ve­ments sociaux tels l’al­ter­mon­dia­lisme, l’an­ti­fé­mi­nisme et le mas­cu­li­nisme. Il se pro­nonce sur plu­sieurs sujets tels les hommes pro­fé­mi­nistes, la répres­sion policière, l’a­nar­chisme, le pro­fi­lage poli­tique, la guerre et la démo­cra­tie. Pour ceux qui ne l’au­raient pas vu, voi­ci une excel­lente vidéo où il parle de ce qu’est, et devrait être, une vraie démo­cra­tie (cette vidéo est dans cet article en-dessous du texte). Le texte qui suit a été rédi­gé en 2007.

L’anarchie dans la philosophie politique. Réflexions anarchistes sur la typologie traditionnelle des régimes politiques

Introduction

« Quel est le meilleur régime poli­tique ? » Voi­là la ques­tion fon­da­men­tale à laquelle la philosophie poli­tique occi­den­tale s’est tra­di­tion­nel­le­ment attri­bué le devoir de répondre, dénom­brant géné­ra­le­ment trois types purs de régimes (la monar­chie, l’aris­to­cra­tie et la démo­cra­tie) et un régime mixte (la répu­blique), consti­tué d’éléments des trois régimes purs [1]. Sous certaines condi­tions, ceux qui exercent le pou­voir dans ces trois régimes purs peuvent cher­cher, défendre et pro­mou­voir la réa­li­sa­tion du « bien com­mun » pour l’ensemble de la com­mu­nau­té politique, ain­si que la « vie bonne » pour cha­cun de ses membres. À l’inverse, ceux qui exercent le pou­voir dans les régimes dégé­né­rés (la tyran­nie, l’oli­gar­chie, etc.) cherchent uni­que­ment à jouir égoïs­te­ment d’une bonne vie (d’un point de vue maté­riel plu­tôt que moral) au détri­ment du bien com­mun et de la réa­li­sa­tion de la vie bonne pour leurs sujets. Quant à l’« anar­chie », les philosophes les plus influents de la tra­di­tion occi­den­tale l’ont iden­ti­fiée comme la forme dégé­né­rée et patho­lo­gique de la démo­cra­tie, enten­due ici sous sa forme directe où tous les citoyens peuvent par­ti­ci­per à l’assemblée où se prennent les déci­sions poli­tiques col­lec­ti­ve­ment et à la majorité.

Assi­mi­ler ain­si l’anar­chie à une forme dévoyée de la démo­cra­tie directe consti­tue une erreur grave qui appau­vrit la phi­lo­so­phie poli­tique. Je pré­tends au contraire qu’une typo­lo­gie des régimes poli­tiques doit inclure l’anar­chie non pas comme une forme dévoyée de la démo­cra­tie, mais plu­tôt comme l’un des idéal-types des régimes poli­tiques légi­times. Je vais iden­ti­fier l’anar­chie comme un qua­trième type de régime poli­tique pur dans lequel tous les citoyens se gou­vernent ensemble direc­te­ment grâce à des déli­bé­ra­tions consen­suelles, sans avoir recours à une auto­ri­té dotée d’appareils coer­ci­tifs. Il s’agit donc d’offrir un tableau plus com­plet et cohé­rent des régimes poli­tiques que ne le pro­pose la tra­di­tion de la phi­lo­so­phie poli­tique occi­den­tale, et de démon­trer que l’anar­chie ne doit pas être conçue comme une forme déri­vée d’aucun des autres régimes. Pour mener cette démons­tra­tion, il convient dans un pre­mier temps de syn­thé­ti­ser le discours quan­ti­ta­tif des phi­lo­sophes poli­tiques au sujet des types purs de régimes poli­tiques, d’analyser ensuite l’approche qua­li­ta­tive uti­li­sée par les phi­lo­sophes pour dis­tin­guer entre les « bons » et les « mau­vais » régimes poli­tiques, puis fina­le­ment de dis­cu­ter de la nature de l’anar­chie. Cette démarche se heurte tou­te­fois à un défi impor­tant lorsqu’il convient de dis­tin­guer l’anar­chie de la démo­cra­tie, les deux régimes ayant plu­sieurs carac­té­ris­tiques en par­tage. Une atten­tion particulière sera donc por­tée à la rela­tion ambi­guë qu’entretiennent ces deux régimes dans la tra­di­tion occidentale.

La typologie des régimes politiques : perspective quantitative

Pen­dant plus de deux mille ans, la majo­ri­té des phi­lo­sophes occi­den­taux influents se bor­nèrent à iden­ti­fier trois idéal-types de régimes poli­tiques purs : la monar­chie, l’aristocratie et la démo­cra­tie [2]. Ces régimes rece­vront par­fois des noms dif­fé­rents selon le phi­lo­sophe (on tro­que­ra, par exemple, aris­to­cra­tie pour oli­gar­chie) et cer­tains phi­lo­sophes ne seront pas tou­jours constants et cohé­rents dans leur manière d’utiliser cette typo­lo­gie [3]. Néan­moins, il reste tou­jours trois régimes fonda­men­taux, prin­ci­pa­le­ment parce que cette typo­lo­gie repose sur un cal­cul mathé­ma­tique puisque l’autorité poli­tique offi­cielle peut être entre les mains d’un seul (monar­chie), de quelques-uns (aris­to­cra­tie) ou de tous (démo­cra­tie).

Ce cal­cul est sou­vent pré­sen­té comme rele­vant de l’évidence, comme chez Aristote pour qui « il est néces­saire que soit sou­ve­rain soit un seul indi­vi­du, soit un petit nombre, soit un grand nombre [4]. » L’étymologie grecque de ces noms de régimes sou­ligne par ailleurs le fon­de­ment mathé­ma­tique de cette typo­lo­gie. « Monar­chie » vient du grec et signi­fie gou­ver­ne­ment (kra­tia) d’un seul (mona). « Aris­to­cra­tie » vient aus­si du grec, où aris­tos signi­fie « meilleur ». L’aristocratie est donc le régime où les meilleurs gou­vernent. Or qui dit « meilleurs » laisse entendre qu’il existe une divi­sion entre ceux-ci et les autres et que les aris­to­crates constituent une mino­ri­té d’individus qui sont supé­rieurs à la personne moyenne. Une aris­to­cra­tie désigne donc un régime dans lequel une mino­ri­té d’individus dans la com­mu­nau­té exerce le pou­voir. Fina­le­ment, le mot « démo­cra­tie » évoque le gouver­ne­ment du « peuple », du grec demos. Par démo­cra­tie, la phi­lo­so­phie poli­tique tra­di­tion­nelle entend une démocra­tie cal­quée sur le modèle athé­nien où tous ceux qui peuvent se pré­va­loir du titre de citoyens — le peuple — ont la pos­si­bi­li­té de se pré­sen­ter à l’agora pour par­ti­ci­per à l’Assemblée et prendre part direc­te­ment au pro­ces­sus de prise de déci­sion politique.

Si cette typo­lo­gie est avant tout asso­ciée à la phi­lo­so­phie clas­sique, elle sera reprise par les his­to­riens de l’Antiquité et par les phi­lo­sophes et les acteurs poli­tiques au début de la moder­ni­té [5]. Lors des débats entou­rant la guerre d’indépendance amé­ri­caine, par exemple, de nom­breux textes — dis­cours, pam­phlets, etc. — font expli­ci­te­ment réfé­rence à cette typo­lo­gie. Zab­diel Adams, cou­sin du second pré­sident des États-Unis John Adams, décla­rait ain­si dans un dis­cours en 1782 que « trois modes diffé­rents de gou­ver­ne­ment civil ont été pré­do­mi­nants au sein des nations de la Terre, la monar­chie, l’aris­to­cra­tie et la démo­cra­tie [6] ». Conscients que cette pre­mière typo­lo­gie ne per­met pas d’embrasser toute la com­plexi­té de la réa­li­té poli­tique, cer­tains phi­lo­sophes vont croire impor­tant de dou­bler cette typo­lo­gie en iden­ti­fiant pour chaque régime pur une forme éven­tuel­le­ment dégé­né­rée ou pathologique.

2. La typologie des systèmes politiques : la perspective qualitative

Aris­tote est le pre­mier qui sou­ligne l’importance d’enrichir la clas­si­fi­ca­tion mathé­ma­tique des régimes d’une dis­tinc­tion liée à la mora­li­té du régime. Un régime est juste lorsque son objet est le bien com­mun, alors qu’un régime injuste a pour objet uni­que­ment le bien de celui ou de ceux qui gou­vernent [7]. Plu­sieurs phi­lo­sophes pro­po­se­ront à la suite d’Aristote une typo­lo­gie des régimes qui tient compte de l’aspect moral de l’exercice de l’autorité poli­tique. Le risque de cor­rup­tion est d’autant plus éle­vé dans les régimes purs que rien dans leur struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle — la Consti­tu­tion — n’empêche les gou­ver­nants de se détour­ner de la recherche, de la défense et de la pro­mo­tion du bien com­mun, pour jouir indû­ment du pou­voir dont ils dis­posent. Le gou­ver­ne­ment d’un seul devient alors une tyran­nie ; le gou­ver­ne­ment de quelques-uns, une oli­gar­chie ; et le gou­ver­ne­ment de tous, l’anar­chie.

Tableau 1 : Divi­sion tra­di­tion­nelle des régimes poli­tiques selon un cal­cul mathé­ma­tique et selon l’esprit de justice des gouvernants.
Dans quel but ? / Qui gouverne ?Un seulUne mino­ri­téLa majo­ri­té
Pour le bien commun (juste) Monar­chie Aris­to­cra­tie Démo­cra­tie
Pour ses intérêts (injuste) des­po­tisme Oli­gar­chie Anar­chie

C’est ici qu’intervient un nou­veau nom de régime, la « répu­blique ». Cette notion vient quelque peu brouiller les cartes. Le nom « répu­blique », du latin res publi­ca ou « chose publique », peut être attri­bué à n’importe quel régime juste [8], tout comme il peut dési­gner une consti­tu­tion mixte com­po­sée des trois élé­ments qu’incarnent les régimes purs. Une répu­blique pro­pose alors un équi­libre des divers ordres sociaux, incar­nés par un monarque (ou un pré­sident), une aris­to­cra­tie qui siège au Sénat ou à la Chambre des Lords et le « peuple » qui est repré­sen­tée par ses délé­gués à l’Assemblée natio­nale ou à la Chambre des com­munes, consi­dé­rées comme la branche démo­cra­tique de la Répu­blique. Selon la plu­part des phi­lo­sophes poli­tiques, dont en pre­mier lieu Aris­tote et Cicé­ron, cette consti­tu­tion mixte est néces­sai­re­ment un sys­tème juste car aucune des trois forces ne peut impo­ser sa volon­té aux deux autres. Ces trois forces se neu­tra­li­sant et ne pou­vant impo­ser leur volon­té, le bien com­mun en sor­ti­rait gagnant. On peut dis­tin­guer le répu­bli­ca­nisme clas­sique du répu­bli­ca­nisme moderne. Le pre­mier repose sur une vision orga­nique de la répu­blique au sein de laquelle les trois élé­ments de la socié­té se ras­semblent dans la sphère publique afin de pour­suivre ensemble le bien com­mun. Le répu­bli­ca­nisme moderne repose plu­tôt sur une vision méca­nique où les divers élé­ments d’une socié­té pour­suivent des inté­rêts diver­gents (c’est l’idée moderne d’une socié­té plu­ra­liste) mais qui, dans le but de pro­té­ger leur vie pri­vée d’un des­po­tisme public, s’entendent pour consti­tuer un régime com­plexe où les divers pou­voirs sont sépa­rés et s’équilibrent les uns les autres. Dans sa ver­sion clas­sique tout comme dans la ver­sion moderne, la répu­blique est incom­pa­tible avec une auto­ri­té pure, abso­lue [9].

Depuis le XIXe siècle, les poli­ti­ciens tout comme les phi­lo­sophes ont pris l’habitude d’utiliser le terme de « démo­cra­tie » (qua­li­fiée de moderne, libé­rale ou repré­sen­ta­tive) pour dési­gner la répu­blique, si bien que les deux noms de régimes sont aujourd’hui plus ou moins syno­nymes [10]. Cette « démocra­tie » moderne n’est tou­te­fois qu’une cou­sine bien éloi­gnée de la démo­cra­tie de l’Antiquité. En effet, seuls ceux qui à cette époque jouis­saient du titre de citoyens pou­vaient s’assembler à l’agora et par­ti­ci­per direc­te­ment au pro­ces­sus déli­bé­ra­tif de prise de déci­sion. C’était alors la majorité qui l’emportait (la démo­cra­tie comme règne de la majo­ri­té). En ce qui concerne la « démocra­tie » moderne, plu­sieurs formes de pou­voir coexistent et sont en com­pé­ti­tion à l’intérieur même du sys­tème poli­tique offi­ciel. La majo­ri­té du peuple n’exprime pas sa voix, même dans la préten­due chambre démo­cra­tique, puisque c’est seule­ment une mino­ri­té extrê­me­ment réduite de « repré­sen­tants » qui déli­bère au nom de la majo­ri­té ou de l’ensemble de la nation [11]. Comme le sou­ligne Jean-Jacques Rous­seau, la majo­ri­té n’a que le pou­voir de choi­sir la petite clique qui gouverne­ra l’ensemble de la com­mu­nau­té. À titre de com­pa­rai­son, serait-il cor­rect d’affubler du terme de « monar­chie » un régime où un indi­vi­du — appe­lé roi ou reine — aurait comme unique pouvoir de confir­mer tous les quatre ou cinq ans un ou des indi­vi­dus à titre de repré­sen­tants déte­nant les vrais pou­voirs et gou­ver­nant en son nom ? Un tel régime serait pro­ba­ble­ment recon­nu comme étant une fausse monar­chie ou une aris­to­cra­tie. Il pour­rait très bien être appe­lé « monar­chie » par habitude ou pour des rai­sons idéo­lo­giques, en dépit de son carac­tère plu­tôt aris­to­cra­tique. De même, un régime dans lequel le seul pou­voir des aris­to­crates serait d’élire un repré­sen­tant unique tous les quatre ou cinq ans qui gou­ver­ne­rait en leur nom serait pro­ba­ble­ment iden­ti­fié dans les faits comme une monar­chie. La « démo­cra­tie » moderne, dans laquelle gou­verne une clique de repré­sen­tants élus par le peuple, cor­res­pond donc bien plus à une aris­to­cra­tie (le règne d’une mino­ri­té) qu’à une démocra­tie (le règne de la majo­ri­té). La tra­di­tion phi­lo­so­phique a d’ailleurs recon­nu ce fait. Aris­tote, Spi­no­za, Mon­tes­quieu et bien d’autres, ain­si que plu­sieurs fon­da­teurs des répu­bliques modernes (Tho­mas Jef­fer­son et Maxi­mi­lien Robes­pierre, entre autres), ont clai­re­ment indi­qué que l’élection — c’est-à-dire la sélec­tion d’une élite diri­geante — est de par sa nature aris­to­cra­tique et contraire à la démo­cra­tie. La « démo­cra­tie » moderne est donc une aris­to­cra­tie « repré­sen­ta­tive », « popu­laire », « élective » ou « libé­rale » qui se cache sous le nom trom­peur de « démo­cra­tie » suite à des jeux rhétoriques moti­vés par des luttes poli­tiques [12]. Pour la suite de cette dis­cus­sion, le mot « démocratie » dési­gne­ra un régime dans lequel le peuple se gou­verne lui-même direc­te­ment, un usage qui res­pecte le sens que ce mot a eu pen­dant près de deux mille ans dans la tra­di­tion philosophique.

3. Démocratie et anarchie : une confusion mathématique

La rela­tion mathé­ma­tique éta­blie par la tra­di­tion phi­lo­so­phique entre la démo­cra­tie (réelle et directe) et l’anarchie se fonde sur une erreur concep­tuelle de phi­lo­so­phie poli­tique en ce qui concerne les ten­ta­tives de com­prendre ce qu’est l’anarchie. Si le des­po­tisme (le règne d’un seul indi­vi­du — le despote) ne peut être dis­tin­gué d’un point de vue mathé­ma­tique de la monar­chie (éga­le­ment le règne d’un seul indi­vi­du — le roi), pas plus que l’oligarchie (le règne d’une mino­ri­té cor­rom­pue) de l’aristocratie (le règne des meilleurs), il existe tou­te­fois une dif­fé­rence mathé­ma­tique claire entre la démo­cra­tie et l’anarchie. D’un point de vue éty­mo­lo­gique, « anar­chie » vient du mot grec anar­khia, la racine an signi­fiant « sans » et arkhia signi­fiant « chef mili­taire », qui dési­gne­ra par la suite sim­ple­ment un chef ou un diri­geant. D’un point de vue éty­mo­lo­gique, « anar­chie » veut donc dire absence de chef. D’un point de vue mathé­ma­tique, cela signi­fie zéro (aucun) chef. Si l’on se réfère à des exemples his­to­riques d’anarchies (des com­munes libres, des squats, des groupes mili­tants, etc.), on consta­te­ra qu’il n’y a pas d’autorité for­melle et offi­cielle, pas de chef(s). Et pour­tant, l’anarchie est une forme d’organisation poli­tique dans laquelle (1) tous les membres peuvent par­ti­ci­per direc­te­ment au processus de prise de déci­sion qui est déli­bé­ra­tif et col­lec­tif, et lors duquel (2) sera recher­ché l’atteinte de consen­sus. Consé­quem­ment, l’absence de chef ou de des­pote ne signi­fie pas l’absence de poli­tique et de pro­cé­dures col­lec­tives de prise de déci­sion. En anar­chie, il n’y a pas de chef(s) ou d’autorité exer­çant un pou­voir coer­ci­tif sur des per­sonnes, car toutes (se) gou­vernent ensemble de façon consen­suelle, c’est-à-dire qu’elles sont toutes d’accord avec la déci­sion collective.

Anarchie - August Spies

Intro­duire l’anarchie en tant que régime poli­tique légi­time implique donc de contes­ter l’autorité d’une cer­taine tra­di­tion en phi­lo­so­phie poli­tique, tout par­ti­cu­liè­re­ment en ce qui concerne la définition de la démo­cra­tie ins­pi­rée de consi­dé­ra­tions mathé­ma­tiques. En effet, quelques phi­lo­sophes poli­tiques défi­nissent la démo­cra­tie comme le règne de la majo­ri­té, mais plu­sieurs comme le gouverne­ment par tous [13]. La confu­sion mathé­ma­tique est le résul­tat d’un manque de dis­tinc­tion entre le pro­ces­sus déli­bé­ra­tif col­lec­tif et la prise de déci­sion elle-même. En termes concep­tuels et orga­ni­sa­tion­nels, il peut sem­bler à pre­mière vue dif­fi­cile de dis­tin­guer la démo­cra­tie et l’anarchie : les deux régimes fonc­tionnent grâce à une assem­blée géné­rale à laquelle tous les citoyens peuvent partici­per et les deux régimes n’ont pas de chef(s). Mais qui dit démo­cra­tie (directe) ne dit pas absence d’autorité poli­tique et de coer­ci­tion. En démo­cra­tie, l’assemblée détient et exerce l’autorité qui lui per­met — au nom de la volon­té géné­rale — d’obliger qui­conque à lui obéir. Consé­quem­ment, il peut paraître exact d’affirmer que tous les membres gou­vernent en démo­cra­tie si l’on se réfère au droit pour toutes per­sonnes jouis­sant du titre de citoyen de par­ti­ci­per au pro­ces­sus déli­bé­ra­tif de prise de déci­sion, soit d’entrer à l’agora pour par­ti­ci­per à la déli­bé­ra­tion popu­laire. Et pour­tant, une assemblée popu­laire démo­cra­tique ne cherche à pas à obte­nir le consen­sus. Aux termes de la délibéra­tion, la majo­ri­té (c’est-à-dire plu­sieurs, mais non pas tous) impo­se­ra sa volon­té à la mino­ri­té. La démo­cra­tie, c’est donc le règne de la majo­ri­té. En ce qui a trait à l’autorité et à la coer­ci­tion, la démo­cra­tie est un régime où la majo­ri­té (plu­sieurs) règne sur la mino­ri­té, et non pas un régime où les déci­sions sont celles de tous les membres de la com­mu­nau­té (consen­sus).

Si l’on s’en tient à la logique mathé­ma­tique de la tra­di­tion de la phi­lo­so­phie poli­tique occi­den­tale, l’anarchie (le gou­ver­ne­ment par tous) doit donc être dis­tin­guée de la démo­cra­tie (le règne de la majori­té). Mathé­ma­ti­que­ment, « tous » et « majo­ri­té » ne sont pas syno­nymes et il n’y a pas de correspon­dance mathé­ma­tique entre une démo­cra­tie (le règne de la majo­ri­té) et l’anarchie (le consensus una­nime). Dès lors, affir­mer — comme le font les phi­lo­sophes — que l’anarchie est la forme patho­lo­gique de la démo­cra­tie équi­vaut à com­mettre une erreur mathé­ma­tique. L’anarchie ne peut pas être la forme patho­lo­gique de la démo­cra­tie pour la simple rai­son que l’anarchie et la démocra­tie ne sont pas sem­blables d’un point de vue mathématique.

4. L’anarchie en tant que régime politique : considérations politiques

En res­pec­tant la règle mathé­ma­tique de la typo­lo­gie tra­di­tion­nelle, il est logique d’ajouter l’anarchie non pas comme une forme cor­rom­pue du régime démo­cra­tique, mais plu­tôt comme une forme particu­lière d’organisation poli­tique où per­sonne n’exerce son pou­voir sur d’autres. Trois ques­tions sur­gissent alors. Pre­miè­re­ment, est-il légi­time de dire qu’une com­mu­nau­té anar­chiste où il n’y a plus de gou­ver­ne­ment consti­tue un « régime » poli­tique ? Deuxiè­me­ment, s’il s’agit bien d’un régime, est-il viable et vaut-il la peine que l’on en dis­cute sérieu­se­ment ? Une der­nière ques­tion ren­voie enfin à l’élément qua­li­ta­tif des régimes : quelle est la forme patho­lo­gique de l’anarchie ? Ces inter­ro­ga­tions méritent réponses.

L’anarchie est-elle un régime politique ?

Il faut ici dis­tin­guer les concepts « gou­ver­ner », « auto­ri­té », « coer­ci­tion », « pou­voir » et « vio­lence » pour mieux com­prendre la spé­ci­fi­ci­té de l’anarchie. Si l’on s’inspire libre­ment de la dis­tinc­tion que pro­pose la phi­lo­sophe Han­nah Arendt, une auto­ri­té poli­tique (exer­cée par une per­sonne, une mino­ri­té ou la majo­ri­té) dis­pose de moyens coer­ci­tifs, c’est-à-dire qu’elle peut for­cer phy­si­que­ment un individu sur lequel cette auto­ri­té s’exerce à agir ou à ne pas agir selon ce qu’elle désire. L’autorité poli­tique dis­pose de moyens phy­siques d’imposer sa volon­té de manière coer­ci­tive à des indi­vi­dus qui perdent du coup leur auto­no­mie et leur liber­té. La coer­ci­tion n’est pas syno­nyme de « pou­voir », selon Arendt, mais de « vio­lence » ou de menace de vio­lence. Toute auto­ri­té est poten­tiel­le­ment coerci­tive et donc vio­lente. Tou­jours selon Arendt, le pou­voir se dis­tingue de la vio­lence en cela qu’il se consti­tue col­lec­ti­ve­ment : il est le résul­tat d’une volon­té col­lec­tive consti­tuée à tra­vers une délibéra­tion entre indi­vi­dus libres et égaux qui cherchent à s’entendre et se donnent le pou­voir — pré­ci­sé­ment — de réa­li­ser des choses ensemble, de créer un monde com­mun [14]. D’un point de vue théo­rique, l’anarchie ne signi­fie pas tant l’absence de gou­ver­ne­ment que l’absence de chef(s), c’est-à-dire d’instance(s) officielle(s) d’autorité. Si l’on entend par régime poli­tique une façon de gouverner une com­mu­nau­té pour en orga­ni­ser la vie com­mune, l’anarchie doit être enten­due comme le régime propre à des indi­vi­dus qui veulent vivre en com­mun dans un contexte de liber­té et d’égalité réelles, sans être sou­mis à une auto­ri­té poli­tique exer­cée par cer­tains pri­vi­lé­giés. Les citoyens se donnent le pou­voir d’agir col­lec­ti­ve­ment par leur par­ti­ci­pa­tion col­lec­tive à l’assemblée, lors de laquelle le consen­sus est recher­ché (pour sim­pli­fier, je m’en tiens ici à la sphère « poli­tique », bien que l’anarchisme soit éga­le­ment pré­oc­cu­pé par la liber­té, l’égalité et l’autogestion dans d’autres sphères dont l’économie, l’amour et la sexua­li­té, l’éducation, etc.).

Si l’on reprend le mythe du contrat social, l’anarchie serait le résul­tat d’un contrat par lequel les contrac­tants décident de vivre en com­mun paci­fi­que­ment mais sans délé­guer leur sou­ve­rai­ne­té et leur pou­voir de légi­fé­rer à une auto­ri­té poli­tique dis­tincte de l’ensemble des citoyens. Il y aurait donc une assem­blée popu­laire où seraient dis­cu­tées les orien­ta­tions com­munes, mais cette assem­blée chercherait à atteindre le consen­sus plu­tôt qu’à déga­ger une simple majo­ri­té et cette assem­blée ne dis­po­se­rait pas d’un appa­reil coer­ci­tif lui per­met­tant d’imposer son auto­ri­té (la coer­ci­tion étant inutile lorsque tout le monde est d’accord).

L’anarchie est-elle viable ?

Les remarques qui pré­cèdent démontrent qu’il est pos­sible de pen­ser l’anarchie comme un régime poli­tique par lequel une com­mu­nau­té accepte de se gou­ver­ner sans auto­ri­té, c’est-à-dire sans coercition ni vio­lence. Cette défi­ni­tion concep­tuelle de l’anarchie doit être com­prise dans le cadre de la théo­rie poli­tique. La pra­tique poli­tique répond bien évi­dem­ment à d’autres impé­ra­tifs quand elle s’incarne dans un monde qui n’est pas, bien sûr, aus­si clair et ordon­né que les typo­lo­gies philosophiques. Savoir si un tel régime anar­chiste est pos­sible d’un point de vue mili­taire, économique ou cultu­rel, par exemple, est sujet à débat. Ce débat mérite d’être mené, mais trop souvent les phi­lo­sophes ont tout sim­ple­ment évi­té de réflé­chir et de dis­cu­ter de l’anarchie en affirmant qu’il s’agissait d’un régime non-viable.

Dans le monde poli­tique réel, l’anarchie, tout comme les autres régimes, fait face à divers défis qui menacent sa sta­bi­li­té et sa cohé­rence. Et pour­tant, de très nom­breuses socié­tés dites tra­di­tion­nelles ont fonc­tion­né par­fois pen­dant des mil­lé­naires sans auto­ri­té poli­tique (ni État, ni police) : les Inuits, les Pyg­mées, les San­tals en Inde et les Tivs au Nigé­ria. Plus récem­ment, des expé­riences d’organisations anar­chistes ont eu lieu à grande échelle (lors de l’Espagne révo­lu­tion­naire de 1936–39, par exemple) et à petite échelle (dans des com­munes ou des groupes poli­tiques liber­taires) [15].

Des phi­lo­sophes tels que Marx, Nietzsche et Fou­cault, ain­si que des socio­logues et des anthropologues, ont signa­lé avec force que la ques­tion du pou­voir, de sa conser­va­tion et de ses effets de domi­na­tion et des réac­tions de résis­tance, ne peut être limi­tée à la seule struc­ture offi­cielle du régime poli­tique. Qui évoque ces socié­tés tra­di­tion­nelles sans État ni police n’affirme donc pas néces­sai­re­ment qu’il n’y a là aucun rap­port de force ou situa­tions de domi­na­tion. Dans le même esprit, on ne doit pas pré­su­mer qu’un pro­ces­sus de prise de déci­sion anar­chiste est exempt de tensions et de para­doxes sociaux et psy­cho­lo­giques. La recherche du consen­sus est un pro­ces­sus com­plexe lors duquel peuvent sur­gir des dyna­miques sociales et psy­cho­lo­giques de nor­ma­li­sa­tion, d’autocensure, d’exclusion, etc. [16]. Des rap­ports d’influence s’articulent inévi­ta­ble­ment autour d’enjeux sym­bo­liques dans une socié­té anar­chiste. L’anarchiste réa­liste ne rêve donc pas d’un monde sans conflit ou sans domi­na­tion. Mais ce qui est vrai pour l’anarchie est éga­le­ment vrai pour les autres types de régimes poli­tiques : il existe une mul­ti­pli­ci­té de formes, de réseaux d’autorité et de domi­na­tion infor­melles dans une monar­chie, une aris­to­cra­tie, une démo­cra­tie et une répu­blique. Ceci demeure vrai même si ces régimes pré­tendent être ins­ti­tués pour le bien com­mun. Un anar­chiste réaliste ne rêve pas d’un monde sans conflit ni domi­na­tion. Les anar­chistes, sou­vent ins­pi­rés en cela par les fémi­nistes radi­cales, ont ima­gi­né et expé­ri­men­té plu­sieurs méthodes pour répondre aux problèmes des inéga­li­tés et des domi­na­tions infor­melles dans leurs com­mu­nau­tés et leurs groupes poli­tiques. Par­mi ces méthodes, on peut men­tion­ner la dis­tri­bu­tion de la parole en assem­blée par alter­nance entre les hommes et les femmes (parce que les hommes en Occi­dent sont géné­ra­le­ment plus enclins que les femmes à par­ler en public, ce qui leur donne plus d’influence dans les délibérations [17] ) et l’attribution en prio­ri­té de la parole à une per­sonne qui ne s’est pas encore expri­mée en assem­blée, alors que d’autres demandent la parole pour une seconde fois, ou plus. Il est aus­si pos­sible de pra­ti­quer des jeux de rôle qui aident à iden­ti­fier les inéga­li­tés quant à la capa­ci­té d’influence, ou encore de per­mettre la for­ma­tion tem­po­raire ou per­ma­nente de groupes non mixtes consti­tués de membres de sous-com­mu­nau­tés moins influentes (les femmes, par exemple) pour les aider à déve­lop­per leur estime de soi et des stra­té­gies face aux sous-com­mu­nau­tés plus influentes (les mâles, par exemple). En d’autres mots, et tout comme dans les autres types de régimes poli­tiques, les com­mu­nau­tés anar­chistes ne pro­posent pas toutes exac­te­ment les mêmes pro­cé­dures quand au proces­sus de prise de déci­sion. Ces com­mu­nau­tés peuvent adop­ter et adap­ter des pro­cé­dures et des pra­tiques par­ti­cu­lières pour faire face à diverses mises à l’épreuve de leurs prin­ci­pales valeurs (liberté, éga­li­té, soli­da­ri­té, consen­sus, bien com­mun) et elles peuvent les modi­fier au fil du temps et des expériences.

Quelle est la forme dégénérée de l’anarchie ?

Si la tyran­nie de la majo­ri­té [18] est la forme dégé­né­rée de la démo­cra­tie, quelle est la forme dégénérée de l’anarchie ? C’est le chaos, c’est-à-dire l’absence d’organisation col­lec­tive poli­tique de la vie com­mune. Ici, l’introduction de l’anarchie dans la typo­lo­gie des régimes poli­tiques révèle, tout en le remet­tant en cause, le sim­plisme du sché­ma mathé­ma­tique tel que pro­po­sé tra­di­tion­nel­le­ment. En effet, un indi­vi­du, une mino­ri­té ou une majo­ri­té qui détient l’autorité peut gou­ver­ner pour ses seuls inté­rêts qui sont incom­pa­tibles avec le bien com­mun. Mais si tous gou­vernent par consen­sus, ils ne peuvent pri­vi­lé­gier leurs inté­rêts au détri­ment du bien com­mun. Cela ne signi­fie pas qu’une assem­blée anar­chiste prend tou­jours des déci­sions sages et les exé­cute de manière cohé­rente. Les anar­chistes peuvent com­mettre des erreurs et exé­cu­ter une déci­sion prise par consen­sus d’une manière telle qu’elle pro­vo­que­ra des pro­blèmes inat­ten­dus pour la com­mu­nau­té, ce qui nui­ra au bien com­mun. Un consen­sus implique tou­te­fois en prin­cipe que la déci­sion est prise par tous pour le bien de tous, et non pour le bien de quelques-uns. Même si une déci­sion consen­suelle concerne spé­ci­fi­que­ment une par­tie seule­ment de la com­mu­nau­té (les femmes ou les jeunes, par exemple), elle est pen­sée en réfé­rence au bien com­mun — à tout le moins en réfé­rence aux prin­cipes com­muns (liber­té, éga­li­té, soli­da­ri­té). Le consen­sus est donc par défi­ni­tion asso­cié au bien com­mun. Mais atteindre le consen­sus n’est pas tou­jours chose aisée. De plus, dans le cadre concep­tuel de l’anarchie, un seul indi­vi­du a la capa­ci­té de blo­quer le pro­ces­sus en s’opposant à la majo­ri­té dans la mesure où il peut blo­quer l’atteinte du consen­sus en expri­mant son dis­sen­sus. Si la pres­sion du groupe est trop forte, l’individu qui est en désac­cord avec les autres peut déci­der de se reti­rer de la com­mu­nau­té et ne sera plus lié à la déci­sion consen­suelle, ni à son exé­cu­tion. Il faut noter d’ailleurs que les groupes militants anar­chistes accordent sou­vent le droit à un indi­vi­du qui est en désac­cord avec la majo­ri­té, de s’abstenir ou de se dire « en retrait » lors d’un pro­ces­sus de prise de déci­sion si son malaise face à la déci­sion ne résulte pas d’un désac­cord fon­da­men­tal, ou encore le droit de « blo­quer » (veto) la décision lorsqu’il a une rai­son fon­da­men­tale de s’opposer à la majo­ri­té. Ces membres qui s’abstiennent et qui bloquent peuvent agir par res­pect pour le bien com­mun s’ils pensent que la majori­té se trompe. De telles méthodes peuvent relan­cer la déli­bé­ra­tion et conduire la majo­ri­té à recon­si­dé­rer sa posi­tion et chan­ger d’opinion, si la posi­tion du ou des dis­si­dents appa­raît au fil des débats comme la meilleure pour la défense et la pro­mo­tion du bien com­mun. Dans la pra­tique, le consen­sus n’est donc pas syno­nyme d’unanimité et les com­mu­nau­tés anar­chistes peuvent fonc­tion­ner même si des membres s’abstiennent ou bloquent une déci­sion de temps en temps.

Cela dit, l’anarchie est mena­cée de dégé­né­rer si de telles atti­tudes — le retrait ou le blo­cage — sont ins­pi­rées par des inté­rêts égoïstes, plu­tôt que par des consi­dé­ra­tions pour le bien com­mun, ou si la majo­ri­té décide qu’il est dans son inté­rêt de pas­ser outre la voix des dis­si­dents. Dans une telle situation, un indi­vi­du, une mino­ri­té ou une majo­ri­té, insa­tis­fait quant au pro­ces­sus de prise de décision ou quant à la déci­sion elle-même, peut décla­rer que le pro­ces­sus consen­suel devrait être rem­pla­cé par une autre forme de pro­ces­sus déci­sion­nel (par un indi­vi­du, une mino­ri­té ou une majorité [19]). Une telle crise peut mener à un ren­ver­se­ment de l’anarchie et à l’instauration d’une monar­chie, d’une aris­to­cra­tie ou d’une démo­cra­tie. Ces régimes poli­tiques peuvent en effet être perçus par cer­tains comme des solu­tions aux pro­blèmes ren­con­trés en anar­chie, ou être pri­vi­lé­giés parce qu’ils ser­vi­raient mieux leurs inté­rêts per­son­nels. Il y a donc une ten­sion — une riva­li­té mutuelle — entre les régimes.

Anarchie - Edward Abbey

Cela dit, si la crise reste cir­cons­crite dans le cadre concep­tuel et poli­tique de l’anarchie, le régime passe de sa forme pure à sa forme dégé­né­rée, soit le chaos, c’est-à-dire la dis­so­lu­tion de la communau­té et du pro­ces­sus de prise de déci­sion col­lec­tif. Il n’y a dès lors plus de com­mu­nau­té ni de poli­tique, puisque plus per­sonne ne gou­verne la com­mu­nau­té. Selon la pers­pec­tive mathé­ma­tique, on passe du tout (anar­chie) au zéro (per­sonne ne gou­verne, c’est donc le chaos). Il n’y a donc pas de cor­res­pon­dance mathé­ma­tique entre l’anarchie et sa forme dégé­né­rée. L’anarchie est l’autogestion par tous, sa forme dégé­né­rée est la dis­so­lu­tion du poli­tique, soit une situa­tion où plus per­sonne ne gou­verne, où cha­cun ne pour­suit que ses inté­rêts per­son­nels au détri­ment de ceux des autres [20]. Il découle de cette dis­cus­sion une nou­velle typo­lo­gie sché­ma­ti­sée dans le tableau ci dessous.

Tableau 2 : Nou­velle typo­lo­gie où l’anarchie est un modèle type.
Qui gou­verne ? / Dans quel but ?Per­sonneun seulUne minoritéLa majoritétous
Pour le bien commun (juste) Monar­chie aris­to­cra­tie démo­cra­tie anar­chie
Pour ses intérêts (injuste) Chaos Des­po­tisme oli­gar­chie tyran­nie (de la majorité)

5. Anarchie : entre le macropolitique et le micropolitique

Si l’on accepte de pen­ser l’anarchie dans sa forme non dégé­né­rée, on peut adop­ter une vision soit pes­si­miste, soit opti­miste. Pour l’anarchiste opti­miste, c’est uni­que­ment dans un régime sans autorité(s) for­melle( s) qu’il est pos­sible d’atteindre le bien com­mun. Selon l’anarchisme en tant que phi­lo­so­phie poli­tique, en effet, les indi­vi­dus en poste d’autorité n’aident en rien la paix sociale ni l’atteinte du bien com­mun. L’exercice même d’une auto­ri­té for­melle change la psy­cho­lo­gie et l’attitude socio­po­li­tique de celui ou de ceux qui l’exercent de façon telle qu’ils en viennent à défendre et à pro­mou­voir en prio­ri­té leur propre auto­ri­té plu­tôt que le bien com­mun. En bref, comme l’exercice de l’autorité cor­rompt inévi­ta­ble­ment celui qui l’exerce, tout régime accep­tant l’autorité for­melle est cor­rom­pu et inca­pable de défendre et de pro­mou­voir le bien com­mun. Consé­quem­ment, l’anarchie offre la seule solu­tion concep­tuelle et pra­tique pour l’atteinte du bien com­mun enten­du comme le bien de tous les membres d’une communauté.

Consi­dé­rant avec une telle méfiance l’autorité poli­tique, l’anarchiste serait ten­té de pra­ti­quer un simpli­fi­ca­tion arith­mé­tique où l’on se retrou­ve­rait avec une com­bi­nai­son binaire : d’un côté l’anarchie, de l’autre la tyran­nie qui désigne toutes les autres formes de régimes poli­tiques. Mais les tenants des répu­bliques ou régimes mixtes (Aris­tote, Mon­tes­quieu, Madi­son) imposent à l’anarchiste plus de rete­nue. Quoique impar­faites, l’équilibre rela­tif des forces poli­tiques offi­cielles (entre le prési­dence, la chambre haute et la chambre basse) et leur sépa­ra­tion (entre l’exécutif, le légis­la­tif et le judi­ciaire), ain­si que les Chartes des droits adop­tées par de nom­breuses répu­bliques libé­rales, permettent d’éviter — en prin­cipe — que l’autorité poli­tique ne soit que pure vio­lence. Pour­tant, la « démo­cra­tie » moderne manque, en dépit de son mode d’organisation ins­ti­tu­tion­nel d’inspiration répu­bli­caine, d’un véri­table élé­ment démo­cra­tique : il n’y a pas d’assemblée popu­laire où le peuple peut expri­mer direc­te­ment sa volon­té. Un tel manque encou­rage les ten­dances auto­ri­taires au sein des répu­bliques modernes. De plus, même si un tel élé­ment démo­cra­tique était inté­gré par les répu­bliques modernes, cela ne ferait qu’y ajou­ter une forme sup­plé­men­taire d’autorité, soit celle de la majo­ri­té. Un anar­chiste pes­si­miste dira que l’idée même de « bien com­mun » est une inven­tion des gou­ver­nants pour ber­ner les gou­ver­nés. Aus­si bien des monarques que des aris­to­crates et des repré­sen­tants ont pré­ten­du gou­ver­ner pour le bien com­mun. Selon les anar­chistes pes­si­mistes, chaque socié­té est consti­tuée d’intérêts diver­gents, voire oppo­sés, et il y aura tou­jours un ou quelques indi­vi­dus qui n’accepteront pas la manière d’être anar­chiste et contre qui le régime anar­chiste devra exer­cer une cer­taine forme de coer­ci­tion (en les excluant ou en les éli­mi­nant). Plus pro­blé­ma­tique encore, il y aurait une plu­ra­li­té de manières d’être anar­chiste et des indi­vi­dus s’autoproclamant « anar­chistes » seraient sans doute inca­pables de s’entendre au cours d’un pro­ces­sus déli­bé­ra­tif consen­suel sur une défi­ni­tion du bien com­mun et encore moins sur la manière de le défendre et de le pro­mou­voir. En ce sens, un régime anar­chiste n’est qu’un idéal-type à jamais inachevé.

Une telle ten­sion entre l’anarchisme opti­miste et pes­si­miste n’empêche pas l’anarchie de trou­ver sa place dans la phi­lo­so­phie poli­tique en tant que type de régime qui peut ins­pi­rer la pen­sée plu­tôt que pro­vo­quer les moque­ries et la haine. Le silence dont fait preuve la phi­lo­so­phie poli­tique à l’égard de l’anarchie comme type de régime éven­tuel­le­ment légi­time prive l’imaginaire poli­tique d’un sujet stimu­lant de réflexion. L’anarchisme invite éga­le­ment à ne pas pen­ser le poli­tique exclu­si­ve­ment en termes glo­baux et stra­té­giques. La tra­di­tion phi­lo­so­phique qui s’articule autour de la typo­lo­gie des régimes tend à conce­voir les com­mu­nau­tés poli­tiques comme des ensembles défi­nis dans leur globali­té par la nature de l’autorité poli­tique qui les cha­peaute. Des pen­seurs clas­siques de l’anarchisme, comme Prou­dhon et Kro­pot­kine, des anar­chistes contem­po­rains comme John Clark et Todd May, ain­si que des phi­lo­sophes poli­tiques comme Michel Fou­cault et les « post­mo­der­nistes », indiquent de diverses façons d’autres pistes de réflexion et la pen­sée peut décou­vrir à les suivre un monde poli­tique com­po­sé de marges, d’interstices, d’entrelacs et de rap­ports de forces tac­tiques [21].

L’Occident est aujourd’hui domi­né par des régimes impurs, incar­nant les prin­cipes tra­di­tion­nels du répu­bli­ca­nisme : équi­libre et sépa­ra­tion des diverses auto­ri­tés. Sur les ter­ri­toires qu’ils occupent peuvent tou­te­fois appa­raître des lieux où la poli­tique se vit selon d’autres prin­cipes. L’anarchisme est une phi­lo­so­phie poli­tique qui anime tout mode non auto­ri­taire d’organisation poli­tique, en par­tant d’un niveau local et dis­si­mu­lé dans l’ombre de la vie quo­ti­dienne. Consé­quem­ment, elle peut s’incarner aus­si bien au sein de groupes poli­tiques que dans des squats, des jour­naux et des mai­sons d’éditions, des entre­prises auto­gé­rées, etc. L’anarchisme peut être vécu ici et main­te­nant, et différentes concep­tions de l’anarchisme ins­pi­rées par des sen­si­bi­li­tés et des expé­riences par­ti­cu­lières peuvent mener à des orga­ni­sa­tions dis­tinctes les unes des autres [22]. Le rejet radi­cal de l’anarchisme par les phi­lo­sophes poli­tiques qui affirment que sa réa­li­sa­tion est impos­sible n’est donc pas raisonnable et appau­vrit notre réflexion phi­lo­so­phique et notre com­pré­hen­sion de la com­plexi­té de la réa­li­té politique.

Fran­cis Dupuis-Déri (2007)


  1. La tra­di­tion occi­den­tale est pro­fon­dé­ment influen­cée par les phi­lo­sophes et les his­to­riens de la Grèce et de Rome de l’Antiquité. L’anthropologie offre une pers­pec­tive plus large (voir, par exemple, David Grae­ber, « La démo­cra­tie des inter­stices : que reste-t-il de l’idéal démo­cra­tique ? », Revue du MAUSS, no. 26 [dos­sier : « Alter-démo­cra­tie, alter-éco­no­mie : chan­tiers de l’espérance], 2005, p. 41–89). ↑
  2. Voir, entre autres, Socrates (cité par Pla­ton, dans : Le Poli­tique, 291d-292a), Aris­tote (Le Poli­tique, 291d-292a), Machia­vel (Les Discours, livre I, ch. 2), Cal­vin (Ins­ti­tu­tion Chres­tienne, 1560, IV, xx), James Har­ring­ton (The Common­wealth of Ocea­na and a Sys­tem of Poli­tics, Cam­bridge, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 1992, p. 10), Jean Bodin (La répu­blique, II, 1), Samuel Pufen­dorf (On the Duty of Man and Citi­zen, Cam­bridge, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 1991, p. 142), Tho­mas Hobbes (Lévia­than, ch. XIX), Baruch de Spi­no­za (Trai­té de l’autorité poli­tique), John Locke (Second trai­té du gou­ver­ne­ment civil, ch. 10, § 132), Jean-Jacques Rous­seau (Du Contrat Social, livre III, ch. 3), Frie­drich Hegel (Prin­cipes de la phi­lo­so­phie du droit, § 273.). ↑
  3. Voir Socrate (cité par Pla­ton, La Répu­blique, livre VIII, 557 A), Aris­tote (Les Poli­tiques, livre III, chap. 7, 1279–2 [3]) ou Mon­tes­quieu (L’Esprit des Lois, livre II, ch. I). ↑
  4. Les poli­tiques, livre III, ch. 7, 1279‑a [2], Paris, GF-Flam­ma­rion, 1993, p. 229. Voir aus­si Hobbes, Lévia­than, ch. XIX. ↑
  5. Voir J. de Romil­ly, « Le clas­se­ment des Consti­tu­tions jusqu’à Aris­tote », Revue des études grècques, LXXII, 1959, p. 81–99. Le phi­lo­sophe répu­bli­cain James Har­ring­ton affirme que « [g]overnment, accor­ding to the ancients and their lear­ned dis­ciple Machia­vel­li, the only poli­ti­cian of the later ages, is of three kinds : the govern­ment of one man, or of the bet­ter sort, or of the whole people ; which by their more lear­ned names are cal­led monar­chy, aris­to­cra­cy, and demo­cra­cy » (The Com­mon­wealth of Ocea­na and a Sys­tem of Poli­tics, Cam­bridge, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 1992, p. 10 [je sou­ligne]). ↑
  6. Dans Charles S. Hyne­man & Donald S. Lutz (dirs.), Ame­ri­can Poli­ti­cal Writing During the Foun­ding Era 1760–1805, vol. I, India­na­po­lis, Liber­ty Press, 1983, p. 541. Cette typo­lo­gie est reprise à d’autres occa­sions par d’autres auteurs (voir p. 330, p. 420, p. 614–616 ou encore James Otis, The Rights of the Bri­tish Colo­nies Asser­ted and Pro­ved, Bos­ton 1764, Ber­nard Bai­lyn [dir.], Pam­phlets of the American Revo­lu­tion 1750–1776, vol. I, Cam­bridge [MA] Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 1965, p. 427). ↑
  7. Aris­tote affir­me­ra ain­si : « il est néces­saire que soit sou­ve­rain soit un seul indi­vi­du, soit un petit nombre, soit un grand nombre. Quand cet indi­vi­du, ce petit ou ce grand nombre gou­vernent en vue de l’avantage com­mun, néces­sai­re­ment ces consti­tu­tions sont droites, mais quand c’est en vue de l’avantage propre de cet indi­vi­du, de ce petit ou de ce grand nombre, ce sont des dévia­tions. » (Les poli­tiques, livre III, ch. 7, 1279‑a [2], Paris, GF-Flam­ma­rion, 1993, p. 229). ↑
  8. Jean-Jacques Rous­seau écrit : « [j]’appelle donc Répu­blique tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être : car alors seule­ment l’intérêt public gou­verne, et la chose publique est quelque chose. Tout gou­ver­ne­ment légi­time est répu­bli­cain », pré­ci­sant que la monar­chie, l’aristocratie et la démo­cra­tie peuvent être des « répu­bliques » (Du contrat social, livre II, ch. 6, Paris, GF Flam­ma­rion, 1966, p. 75). ↑
  9. Théo­ri­cien et par­ti­san du répu­bli­ca­nisme moderne, Phi­lip Pet­tit sou­tient que dans une répu­blique, « the autho­ri­ties are effec­ti­ve­ly che­cked and balan­ced : [the power is] effec­ti­ve­ly cha­nel­led into the paths of vir­tue » (P. Pet­tit, Republi­ca­nism : A Theo­ry of Free­dom and Govern­ment, Oxford, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 1997, p. 234. Voir aus­si James Har­ring­ton, The Com­mon­wealth of Ocea­na and a Sys­tem of Poli­tics, Cam­bridge : Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 1992, p. 10 et Charles Blatt­berg, From Plu­ra­list to Patrio­tic Poli­tics : Put­ting Practice First, Oxford, Oxford Uni­ver­si­ty Pess, 2000, ch. 5. ↑
  10. F. Dupuis-Déri, « The poli­ti­cal power of words : The birth of pro-demo­cra­tic dis­course in the 19th cen­tu­ry in the Uni­ted States and France », Poli­ti­cal Studies, vol. 52, mars 2004, p. 118–134. ↑
  11. La majo­ri­té gou­verne réel­le­ment seule­ment lorsque l’aristocratie élue veut bien tenir un réfé­ren­dum sur un enjeu spé­ci­fique, et encore… Aris­totle, Les poli­tiques (IV, 1300 b). Spi­no­za, Traité de l’autorité poli­tique, ch. 8, § 2. Mon­tes­quieu, L’esprit des lois, par­tie 1, livre II, ch. 2. Pla­ton, La répu­blique, livre VIII, 557 ; James Har­ring­ton, « Ocea­na » (1656), John Pocock (dir.), The Poli­ti­cal Works of James Har­ring­ton, Cam­bridge, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 1977, p. 184. Jean-Jacques Rous­seau, Du contrat social, livre IV, ch. 3. Voir aus­si Ber­nard Manin, Prin­cipes du gou­ver­ne­ment repré­sentatif, Paris, Cal­mann-Lévy, 1995, p. 19–61.Gordon S. Wood, The Radi­ca­lism of the Ame­ri­can Revo­lu­tion, New York, Vin­tage Books, 1993, p. 180 ; Gio­van­ni Lobra­no, « Répu­blique et démo­cra­tie anciennes avant et pen­dant la révo­lu­tion », Michel Vovelle (dir.), Révo­lu­tion et Répu­blique : l’Exception Fran­çaise, Paris, Kimé, 1994, p. 56, infra. 19 ; Robes­pierre, « Lettre à ses com­me­tants » [sept. 1792], citée dans Gor­don H. McNeil, « Robes­pierre, Rous­seau and repre­sen­ta­tion », Richard Herr, Harold T. Par­ker (dirs.), Ideas in His­to­ry, États-Unis, Duke Uni­ver­si­ty Press, 1965, p. 148. ↑
  12. F. Dupuis-Déri, « The poli­ti­cal power of words : The birth of pro-demo­cra­tic dis­course in the 19th cen­tu­ry in the Uni­ted States and France », Poli­ti­cal Studies, vol. 52, mars 2004, p. 118–134. ↑
  13. Selon Tho­mas Hobbes, par exemple : « le repré­sen­tant doit néces­sai­re­ment être un seul homme ou plu­sieurs, et si c’est plu­sieurs, il s’agit alors de l’assemblée de tous ou seule­ment d’une par­tie. Quand le repré­sen­tant est un seul homme, alors l’État est une MONARCHIE ; quand l’assemblée est celle de tous ceux qui veulent s’assembler, alors l’État est une DÉMOCRATIE, ou État popu­laire ; quand l’assemblée est celle d’une par­tie seule­ment, alors l’État s’appelle une ARISTOCRATIE. Il ne sau­rait y avoir d’autre type d’État, car ou bien un, ou plu­sieurs, ou tous doivent pos­sé­der la puis­sance sou­ve­raine en tota­li­té » (Lévia­than, ch. 19, trad. Gérard Mai­ret, Paris, Gal­li­mard, 2000, p. 305–306. ↑
  14. Han­nah Arendt, The Human Condi­tion, Chi­ca­go, 1958, p. 200 ; On Revolution, New York, 1965, p. 71 ; On Vio­lence, New York, 1970, p. 44 et Jür­gen Haber­mas, « Han­nah Arendt : On the Concept of Power », J.H., Phi­lo­sophical-Poli­ti­cal Pro­files, Cam­bridge, 1985, p. 173–189. ↑
  15. Voir Harold Bar­clay, People Without Govern­ment : An Anthropolo­gy of Anar­chy, Londres, Kah & Ave­rill, 1996 ; John Clark, « The microe­co­lo­gy of com­mu­ni­ties », Capi­ta­lism, Nature, Socia­lism, vol. 15, no. 4, déc. 2004, p. 69–79 ; Pierre Clastres, La Socié­té contre l’État, Paris, Minuit, 1974 ; F. Dupuis-Déri, « L’altermondialisation à l’ombre du dra­peau noir : l’anarchie en héri­tage », Éric Agri­ko­lians­ky, Oli­vier Fillieule, Non­na Mayer (dirs.), L’altermondialisme en France, Paris, Flam­ma­rion, 2005. ↑
  16. Donald Black, The Beha­vior of Law, Orlan­do, Aca­de­mic Press, 1976, ch. 7 (« Anar­chy ») ; David Grae­ber, Frag­ments of an Anar­chist Anthro­po­lo­gy, Chi­ca­go, Pri­ck­ly Parad­gim Press, 2004, p. 24–37 ; Joseph Pes­tieau, « La tyran­nie de l’État et son contraire », Guy Lafrance (dir.), Pou­voir et tyran­nie, Otta­wa, Édi­tions de l’Université d’Ottawa, 1986, p. 95–98 (la sec­tion inti­tu­lée « De la tyran­nie des cou­tumes »). ↑
  17. Mary Craw­ford, « Gen­der and lan­guage », R.K. Unger (ed.), Hand­book of the Psy­cho­lo­gy of Women and Gen­der, New York, John Wiley & Son, Inc., 2001, 228- 244 ; Nina Elia­soph, « Poli­te­ness, power, and women’s lan­guage : Rethin­king stu­dy in lan­guage and gen­der », Ber­ke­ley Jour­nal of Socio­lo­gy, 32, 1987, 79–103 ; Carol Gil­li­gan, In A Dif­ferent Voice, Cam­bridge : Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 1982 ; Mar­ga­ret Kohn, « Lan­guage, Power, and Per­sua­sion : Toward a Cri­tique of Deli­be­ra­tive Demo­cra­cy », Constel­la­tions, 7 (3), 2000, 408–429 ; Corinne Mon­net, « La répar­ti­tion des tâches entre les femmes et les hommes dans le tra­vail de la conver­sa­tion », Nou­velles ques­tions fémi­nistes, 19 (1), 1998 ; Lynn M. San­ders, « Against Deli­be­ra­tion », Poli­ti­cal Theo­ry, 25 (3), 1997, 347–376 ; Vir­gi­nia Valian, Why So Slow ? The Advan­ce­ment of Women. Cam­bridge (MA), MIT Press, 1998 ; Iris Marion Young, « Dif­fe­rence as a Resource for Demo­cra­tic Com­mu­ni­ca­tion », J. Boh­man & W. Rehg (dirs.). Deli­berative Demo­cra­cy : Essays on Rea­son and Poli­tics, Cam­bridge (MA), MIT Press, 1997, 383–407 ; Don H. Zim­mer­man & Can­dace West, « Sex roles, inter­rup­tions and silences in conver­sa­tion », Rajen­dra Singh (dir.), Toward a Cri­ti­cal Socio­lin­guis­tics, Phi­la­del­phie, John Ben­ja­mins Publi­shing cie., 1996 (1975), 211–235. ↑
  18. Ce concept est pré­sen­té par John Stuart Mill (De la Liber­té, chap. I) et Alexis de Toc­que­ville (De la Démo­cra­tie en Amé­rique, vol. I, par­tie 2, chap. 7), ceux-ci par­lant moins d’une tyran­nie poli­tique que d’une pres­sion sociale pous­sant l’individu au confor­misme. ↑
  19. Même au sein des phi­lo­sophes anar­chistes, il n’y a pas de consen­sus quant au meilleur mode de prise de déci­sion, cer­tains pen­chant pour la déci­sion à la majo­ri­té (démo­cra­tie directe), d’autres au consen­sus (anar­chie telle que défi­nie ici). Pour un anar­chiste par­ti­san du consen­sus, voir l’anarcho-syndicaliste Erich Müh­sam, « La socié­té libé­rée de l’État : qu’est-ce que l’anarchisme com­mu­niste ? » [1932], É. Müh­sam, La répu­blique des Conseils de Bavière — La socié­té libérée de l’État, Paris, La Digi­tale-Spar­ta­cus, 1999, p. 165. Pour une pers­pec­tive cri­tique du consen­sus et une défense de la prise de déci­sion à la majo­ri­té, voir Mur­ray Book­chin, « Com­mu­na­lism : the demo­cra­tic dimen­sion of social anar­chism », M. Book­chin, Anar­chism, Mar­xism, and the Future of the Left : Inter­views and Essays 1993- 1998, San Frans­ci­co-Edim­bourg, AK Press, 1999, p. 146–150. Voir aus­si les débats autour de la « plate-forme » de Mahk­no. ↑
  20. Ce que cer­tains nomment l’« anar­cho-capi­ta­lisme » devrait être clas­sé, selon notre nou­velle typo­lo­gie, dans la caté­go­rie du chaos. Selon l’anarcho-capitalisme, les membres d’une com­mu­nau­té ne prennent pas de déci­sions poli­tiques col­lec­tives, puisque cette socié­té aurait une capa­ci­té à s’auto-ordonner et s’autoréguler grâce à la méca­nique des actions et des rap­ports indi­vi­duels éco­no­miques dans un libre mar­ché. Or un tel sys­tème n’est pas poli­tique : plu­tôt que de faire des choix poli­tiques, les indi­vi­dus devraient se limi­ter à faire des choix éco­no­miques qui per­met­traient au sys­tème éco­no­mique capi­ta­liste sans gou­ver­ne­ment de s’autoréguler natu­rel­le­ment. En d’autres mots, les indi­vi­dus ne sont plus des citoyens mais des pro­duc­teurs et des consom­ma­teurs : ils ne déli­bèrent plus mais ils mar­chandent (des biens ou leur force de tra­vail). Ces indi­vi­dus n’ont fina­le­ment pas même besoin de se par­ler, la com­mu­ni­ca­tion pas­sant par l’échange de mon­naie ou de biens (troc). Selon l’anarcho-capitaliste, les vain­queurs du mar­ché — les pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion — peuvent légi­ti­me­ment jouir d’une auto­ri­té sur leurs employés et même dis­po­ser d’appareils coer­ci­tifs sous la forme d’agences de pro­tec­tions. Un tel sys­tème, sans citoyens ni actes poli­tiques, ne peut certes pas être iden­ti­fié comme un régime poli­tique. C’est au mieux un sys­tème économique où se déploient des rap­ports d’autorité, de coer­ci­tion, de vio­lence et de sou­mis­sion (libre­ment consen­tie, en prin­cipe), au pire un monde chao­tique. Du point de vue de la phi­lo­so­phie poli­tique, le capi­ta­lisme sans poli­tique est la face sombre de l’anarchie, sa forme dégé­né­rée. Voir : David Fried­man, The Machi­ne­ry of Free­dom : Guide to a Radi­cal Capi­ta­lism, LaSalle (ILL), Open Court Publi­shing cie., 1989 ; Pierre Lemieux, Du libé­ra­lisme à l’anarcho-capitalisme, Paris, Presses Uni­ver­si­taires de France, 1983 ↑
  21. John Clark, « The microe­co­lo­gy of com­mu­ni­ties » ; Todd May, The Poli­ti­cal Phi­lo­so­phy of Post­struc­tu­ra­list Anar­chism, Uni­ver­si­ty Park, Penn­syl­va­nia State Uni­ver­si­ty Press, 1994, p. 7–15. Voir aus­si F. Dupuis-Déri, « L’altermondialisation à l’ombre du dra­peau noir : l’anarchie en héri­tage », Éric Agri­ko­lians­ky, Oli­vier Fillieule, Non­na Mayer (dirs.), L’altermondialisme en France, Paris, Flam­ma­rion, 2005. ↑
  22. L’expression « ici et main­te­nant » se retrouve dans Mar­tin Buber, Paths in Uto­pia, New York, Col­lier Books-Mac­mil­lan Publi­shing Com­pa­ny, 1949 [1946], p. 81. Voir aus­si : Hakim Bey, T.A.Z. — The Tem­po­ra­ry Auto­no­mous Zone, Onto­lo­gi­cal Anar­chy, Poe­tic Ter­ro­rism, Auto­me­dia, 1991 [1985]. Mur­ray Book­chin est très cri­tique du concept du TAZ et de ce qu’il nomme avec dédain « l’anarchisme de style de vie ». Il rejette l’approche tac­tique de la micro­po­li­tique pour lui pré­fé­rer l’approche plus tra­di­tion­nelle, stra­té­gique et macro­po­li­tique (dans Anar­chism, Mar­xism, and the Future of the Left.) ↑

Source : https://www.partage-le.com/2014/12/…

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1 Message

  • L’anarchie dans la philosophie politique 21 septembre 2023 18:47, par roaringriri

    Le sujet est énorme, et l’attaquer par sa partie concernant principalement le « pouvoir politique », notion d’ailleurs en voie de disparition, ou même « l’idéologie », ne fait que l’égratigner.

    Quelques réflexions secondaires.

    La conception de l’ordre anarchiste, suppose remplacement de la Loi, par le Tabou.
    
Elle est à l’exact inverse de l’évolution « naturelle » des groupes organisés, qui en cas de succès, cherchent à pérenniser les situations, qu’ils ont dominées, et à résister à l’obsolescence née de leur changement, en fabriquant un appareil bureaucratique, produisant de la « Loi », pour transformer l’acquiescement conscient en obéissance, et l’individu en « sujet » ou en « citoyen ».

    Ainsi, par exemple, vous ne braquez pas les petites vieilles, pour leur faucher leur pension, par ce que c’est « interdit », et plus du tout, par ce que ça ne vous est jamais venu à l’idée.

    
Cette position de principe, suscite deux réactions successives opposées, chez tous ceux qui ont des ambitions de pouvoir.
    
1) Elle paraît tellement peut opérationnelle, qu’elle est vue comme une naïveté idéaliste « sympathique », tout le monde à un jour entendu le classique : « oui, moi aussi je suis « un peu anarchiste » (sous entendu : quand j’étais encore un peu con, mais c’est fini)
.
    2) Cette sympathie condescendante, se mue rapidement en haine totale, si ces « foutues idées » connaissent un succès, permettant de les rendre menaçantes.

    Le « Tabou », c’est ce qui structure les micro organisations ou les groupes tribaux.
    La Loi, c’est la transformation de la conscience individuelle en obéissance, c’est la codification, et la hiérarchisation répressive des Tabous, naturels ou fabriqués selon les besoins.

    Le tout premier des Pouvoirs, celui qui génère tous les autres, c’est le pouvoir économique.
    
L’anarchisme a proposé deux réponses principales pour neutraliser ce pouvoir.
    La première a été « collectiviste », avec le développement ultérieur de l’anarchosyndicalisme.
    La deuxième qui s’est superposée à lui, puis l’a affronté (notamment en Espagne) : Le Communisme Libertaire.

    Pour rester méchant, on peut estimer que le phylum marxiste à fait l’inverse, passant du Communisme déclamatoire, au collectivisme appliqué.

    Pour des raisons « historiques » et principalement les controverses, Marx-Proudhon, puis Marx-Bakounine, l’anarchisme, répugne à structurer son discours en partant de l’économie.
    
Et pourtant, depuis la déclaration de démission, de l’éphémère député Proudhon : « Le Parlement est le Conseil d’Administration de l’Industrie », ce lien entre Principe Economique et Principe Bureaucratique était parfaitement évident pour tout le monde.
    La mutation-privatisation de l’Etat est aujourd’hui presque achevée, et cette réticence perdure.

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