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8 Décembre 2023
(« Plus de lumière ! Plus de lumière ! »),
furent les derniers mots de Goethe, sur son lit de mort.
Les Russes veulent plus.
Adaptation-traduction
par Alain Jejcic
d’un article de Ljubodrag Samardžić
paru dans Politika
(Belgrade, 5 décembre 2023)
Les résultats de l’Opération militaire spéciale en Ukraine sont du point de vue des citoyens russes mitigés. Ils veulent plus, ils veulent la défaite complète du régime de Vladimir Zelenski et le retour de l’ensemble des territoires où résident majoritairement des populations russophones sous la juridiction de Moscou. Ceci veut dire qu’on attend la libération d’espaces bien plus vastes que ceux conquis jusqu’à présent. C’est ce que montrent les résultats d’une enquête menée par une agence spécialisée publiée par le portail de la Pravda.
La question posée aux 9700 personnes interrogées, entre 18 et 65 ans, était : quelles régions ukrainiennes en dehors celles déjà incorporées à la Russie conviendrait-il d’annexer à la suite d’un référendum sur l’adhésion à la Russie dont le résultat serait positif ? En répondant à la question 73% des personnes ont fait part de leur volonté, au cas où l’état russe pour ce faire aurait recours à la mobilisation en vue de renforcer les forces armées, de se porter volontaire pour prendre part au combat.
La première remarque qui s’imposerait à qui observe à partir d’une certaine distance les événements en Ukraine c’est qu’il s’agit de pure propagande. Mais, en est-il vraiment ainsi ? En effet, lorsqu’on considère ce chiffre, quand bien même serait-il surévalué, en l’accordant au danger que revêt la présence sur le front où les pertes en vie humaines sont considérables, force est de retenir que la population russe adhère à la politique de son gouvernement. Aussi, dans le même temps, le maintien de la situation actuelle sur le terrain sans qu’un traité de paix soit conclu, si le front était gelé en quelque sorte, favorisant l’Ukraine afin qu’elle reprenne le souffle et réorganise ses forces armées, n’est sans doute pas sans susciter l’appréhension des personnes enquêtées et peser sur leur avis.
Par ailleurs, il est évident que les analyses en provenance d’outre-Atlantique trouvent quelques échos en Russie. Ainsi quand Larry Johnson, analyste de la Cia, dit « que les Ukrainiens avaient eu la possibilité de conclure la paix en conservant les oblast de Kherson et Zaporojie alors qu’à présent ils risquent de perdre Odessa et Kharkov », son avis trouve preneur.
En revenant aux résultats de l’enquête on retient encore qu’une large majorité (88 pourcent) de personnes interrogées considère que la Russie n’aura achevé le travail qu’une fois coupé l’accès de la mer Noire à l’Ukraine. Semblable pourcentage (83 pourcent) s’exprime en faveur du rattachement de l’oblast de Kharkov. Puis suivent les oblast de Dniepropetrovsk et Nikolaïevsk alors que 61% estiment que Kiev devrait être intégré à la Russie. Enfin, il y a ceux, assez nombreux aux aussi, qui considèrent que l’ancienne république soviétique devrait intégrer la Fédération de Russie.
Que penser ? S’agit-il d’ambitions impériales, reprises à leur compte par les enquêtés, voire d’un projet de création d’un espace tampon séparant deux espaces géopolitiques européens conçu par les dirigeants russes ? Toutes les interprétations sont possibles. Néanmoins, à la suite de l’Opération spéciale, il paraît évident que l’Ukraine va devoir changer de fond en comble, elle va devoir revoir y compris ses frontières. Comme l’a dit récemment l’ancien président russe, Dimitri Medvedev : « Nous nous sommes longtemps contentés du fait que, pour différentes raisons, nous vivions dans des espaces différents, séparés par des frontières arbitraires. Le temps est venu de corriger cela ».
Le politologue Rastislav Ishtchenko tient des propos semblables : « L’armée russe a devant elle plusieurs devoirs, en premier lieu elle doit assurer la sécurité du pays et démonter les institutions militaires et politiques sur lesquels repose le régime ukrainien. Pour ce faire il est indispensable de prendre à l’ennemi le plus de territoires possible et interdire à Kiev de se renforcer à l’avenir ». ”
En Occident on est conscient qu’un conflit au cœur de l’Europe ne saurait durer indéfiniment et que, objectivement, il n’apporte de bénéfice à long terme à aucune des parties en conflit. Les Occidentaux sont également conscients que le régime de Zelenski n’est guère capable de faire face aux difficultés qu’il a lui-même suscité en écoutant exclusivement Londres et Washington. D’ailleurs, comme pour confirmer les appréhensions occidentales, la perte de territoires méridionaux ukrainiens est pratiquement déjà inscrite dans l’agenda des pourparlers de paix à venir.
Au moment où l’attention du public est orientée vers un autre champ de bataille, celui du Proche orient qui apparaît de beaucoup plus effrayant, il est clair que les tenants de l’idée de faire de l’Ukraine l’ultime rempart défensif de l’Occident contre la Russie doivent revoir leurs plans. La population locale est fatiguée, la contre-offensive ratée pèse, la déception et le peu d’espoir en une issue favorable de la guerre, la popularité du président Zelenski en chute libre … des hésitations perceptibles parmi les membres de l’OTAN, ce sont autant de signes indiquant que la situation est très difficile, qu’elle va se dégradant.
C’est aussi le moment quand affleurent les problèmes stratégiques ou, plutôt, quand des questions jusqu’alors pas même envisagées gagnent en importance en requérant des solutions rapides. Ainsi, un des problèmes clé est lié au constat que l’arrêt des opérations de l’armée ukrainienne serait susceptible de démoraliser encore un peu plus la population locale. A cet égard, il importe de rappeler que la mobilisation est devenue une question centrale, plus que violente, que des jeunes de moins de 18 ans et des femmes sont envoyées au front, que toutes personnes capable de tenir un fusil dans les mains est considéré apte au combat.
D’un autre côté, en Russie, l’optimisme est de plus en plus présent autant chez les gens que dans les sphères dirigeantes. Les changements au niveau global, l’organisation des BRICS, des alliances nouvelles ont renforcé le prestige du Kremlin, le président Vladimir Poutine est devenu une personnalité capable de faire valoir ses conditions en orientant les événements. A vrai dire, le président russe n’a obtenu que ce qu’ont perdu les dirigeants occidentaux en se lançant inconsidérément, tête baissée, sans bien connaître les enjeux, dans le drame ukrainien.
Le plus grand perdant est évidemment l’Europe ou, plus exactement, l’Union européenne. Les désaccords y sont fréquents alors que des conflits sur des questions ponctuelles opposent des membres de l’Union. Le processus de l’élargissement est enrayé, approvisionnement en ressources naturelles à partir des anciennes colonies est mis en question, la recherche de nouveaux fournisseurs se transforme en problème vital.
C’est compte-tenu de cet état des choses que la paix en Ukraine se révèle un facteur décisif aux conséquences dont on peine à mesurer la portée y compris pour l’OTAN. A Moscou, on est conscient de cet état de fait. Portée par l’élan victorieux, son dilemme n’est pas de savoir où et quand s’arrêter mais plutôt de décider s’il convient d’achever une fois pour toutes le travail commencé et dans quel délai. La prolongation de l’affrontement a eu pour effet l’épuisement des ressources militaires occidentales et l’accroissement rapide de l’industrie d’armement russe, mais cela n’est assurément pas une solution à long terme.
D’après l’hebdomadaire allemand Spiegel, le principal problème de l’Occident pourrait être son manque de confiance en ses ressources provoqué par le constat que l’alliance de l’Ukraine, de l’OTAN et de l’UE n’est pas parvenue à avoir le dessus sur la Russie. Or, l’Occident est-il prêt à mettre en jeux sa prospérité, sa puissance financière, son potentiel industriel dans la confrontation avec le plus grand pays au monde ? La question est posée, lui est posée.
Le temps des aventures est passé, le rapport des forces globales change inexorablement. La Russie, depuis l’époque tsariste, était toujours hésitante quant aux projets expansionnistes mise à part lors des grandes guerres du vingtième siècle. Les circonstances ont changé et il n’y a guère de doute qu’’à Moscou on n’hésitera pas à profiter si l’occasion se présente.
A.J. 7 décembre 2023